La France vit un moment historique avec l'inscription de l'IVG dans la constitution, bien que certaines critiques sur le contenu sont légitimes, comme l'exprime Leane Alestra dans son papier.
Nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui ont eu, légitimement, une pensée pour Simone Veil. Les médias, d'autant plus les politiques et contre toute attente un certain nombre de féministes, tombent dans l'histoire bourgeoise qui considère Simone Veil comme l'actrice principale de la loi de 1975, comme celle qui s'est battue, seule contre toutes et tous, pour instaurer le droit à l'IVG. Je réfute cette lecture politico-politicienne. Je vais m'en expliquer dans cet article.
Tout d'abord, il faut être révisionniste, réactionnaire, voire masculiniste, pour invisibiliser le combat mené par Mme Veil. Très minoritaire dans son parti sur la question de l'IVG, elle ne se laisse jamais intimider par les insultes à l'Assemblée, les menaces, les croix gammées taguées à son domicile, les comparaisons aux nazis etc. Elle a un courage et une force certaine pour tenir son projet de loi face à la pression machiste et antisémite de l'époque, les seuls vrais soutiens politiques de poids qu'elle trouve sont auprès de son Premier ministre, Jacques Chirac - bien que contre la loi au départ - et du président Valéry Giscard D'Estaing.
Cependant, ce récit est partiellement vrai. Il dévalorise le politique en survalorisant la politique. Je fais cette distinction entre les deux pour considérer le réel tel qu'il est, soit comme une séparation entre deux formes d'action politique, l'une permettant de relativiser voire de disqualifier l'autre.
Certes, dans une démocratie totale, radicale, libertaire, ou communiste, cette séparation n'existerait pas puisque l'action politique, la vraie, l'authentique, reposerait sur le rassemblement d'individus pour discuter des choses qui les concernent (in)directement. Autrement dit, l'auto-organisation des masses pour gérer les affaires de la cité et de la production.
Cependant, cet imaginaire politique n'est pas le nôtre. Nous vivons bien dans différenciation, voire une opposition, sur le terme politique qui justifie une fausse démocratie caractérisée par un système représentatif verrouillé, qui ne donne aucun pouvoir aux masses dans les prises des décisions sur les enjeux sociaux, économiques, écologiques, culturels, sociétaux.
Je considere donc que la politique fait référence aux institutions formelles, à leurs fonctionnements, à la politique politicienne carriériste, à l'action des élus qui régissent la société en défendant des intérêts privés, alors que le politique, est une conception bien plus prodonde de la notion en question. Le politique définit les actions menées par les classes dominées elles-mêmes à travers une auto-organisation dans le cadre d'une recherche d'émancipation. Cette différenciation-opposition profonde sur le sens du terme politique est importante pour nous, car elle permet de considérer chacune de nos actions sociales ou culturelles à travers un fondement politique. De plus, elle permet dans notre societe de remettre du sens, ou plutôt de redonner le véritable sens, au terme politique et démocratie.
Revenons maintenant à notre sujet de départ, la loi de 1975 sur l'IVG.
La véritable histoire de l'IVG, c'est l’auto-organisation des femmes pour faire pression sur l'Etat afin qu'il mette la question de l'IVG au centre de l'agenda politique. Dans la dynamique des idéaux anti-autoritaires de Mai 68 se constituent des associations et collectifs féministes radicaux, comme le Mouvement de libération des femmes en 1970. Trois ans plus tard se crée le mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), fort de 15 000 aadhérentes, en regroupant des militantes du Planning familial, du Mouvement de libération des femmes et du Groupe information santé.
La réalité, c'est que ce sont les actions militantes, collectives, légales comme illégales, qui ont contraint les gouvernements de droite à inscrire l'IVG dans leurs programmes. Ce sont ces milliers de femmes qui descendent dans les rues, criant, chantant, taguant le droit de disposer de leurs corps. Ce sont ces militantes formées à la méthode de Karman et ces médecins progressistes qui pratiquent des avortements clandestins, 800 000 selon les estimations. Ce sont ces femmes pleine de détermination qui organisent des voyages collectifs à l'étranger pour permettre aux femmes d'avorter. Ce sont ces 343 femmes connues du grand public qui défient la justice en cosignant le « Manifeste des 343 » portant comme titre « Je me suis fait avorter ». Écrit sous la plume de Simone de Beauvoir, il est publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur.
Ce sont également ces luttes contre la justice patriarcale, comme le procès de Bobigny de 1972 où Gisèle Halimi défend une adolescente ayant avorté avec l'aide de sa mère en raison d'un viol qu'elle a subi. Ce procès est retentissant car l'avocate, avec l'accord des accusées, en fait une tribune politique pour dénoncer le contrôle de la reproduction sexuée des femmes. Ce sont, enfin, ces centaines de femmes martyres qui meurent par la clandestinité de l'avortement, dont l'Etat reste et restera le responsable de ces décès. Dans les années 70, on estime qu'une femme meure tous les jours à la suite d'un avortement clandestin qui s'est mal déroulé, sans compter celles qui seront mutilées à vie ou rendues stériles par l'opération, comme la chanteuse populaire Dalida qui se soumet à cette pratique sous la pression de son amant de l'époque.
C'est donc grâce à cette auto-organisation des femmes, - bien que l'ensemble du mouvement n'est pas réellement structuré et repose plutôt sur une agrégation de groupes militants -, à la radicalité et à la régularité de leurs actions que le gouvernement, d'abord sous la présidence de Georges Pompidou, propose la dépénalisation de l’IVG avec, certes, un très grand nombre de limites. En décembre 1973, le projet est porté par le ministre de la Santé, Michel Poniatowski et sera rejeté avec seulement 13 voix manquantes.
La mort de Pompidou amène Giscard d’Estaing sur siège le présidentiel, celui-ci étant élu en 1974. Comme son prédécesseur, il promet que son gouvernement va réfléchir à une loi sur l'IVG. Cette promesse n'est pas le résultat d'une détermination féministe du nouveau président, mais une stratégie politique pour tenter d'obtenir la paix sociale avec le mouvement radical féministe qui se développe toujours davantage.
On connaît la suite de l'histoire. Simone Veil est élue Ministre de la Santé sous le gouvernement Chirac, ce dernier était contre la dépénalisation en premier lieu. En tant que Ministre chargée de la santé, c'est donc à Simone Veil de défendre le projet de loi sur l’IVG. Elle réussit avec courage face aux attaques de son parti et de l'extrême droite, mais aussi grâce aux soutiens de la rue avec des dizaines de milliers de militantes et de militants.
Mais l'histoire de la politique politicienne ne retiendra qu'un seul nom, celui de la Ministre. Or, comme j'ai essayé de le montrer, résumer la victoire de l’IVG à une seule femme est un récit sélectif, partiel, partial, en définitive bourgeois. Le problème - qui peut-être une strategie - d'ériger une personne politique en symbole, c'est qu'il masque les mobilisations populaires des groupes dominés qui sont, en réalité, souvent bien plus déterminantes dans la conquête des droits sociaux.
De plus, c'est oublier que la loi de 1975 n'est pas un droit, mais bien une dépénalisation, non remboursée, avec de grandes contraintes pour y accéder : il faut prouver qu'il existe une véritable “situation de détresse”. Autrement, l'idéologie sous-jacente de la loi initiale ne repose pas sur le droit des femmes à disposer de leur corps mais sur l'enjeu de sauver les “femmes enceintes en détresse”. C'est pourquoi, les féministes continuent de militer après la loi de 1975 pour transformer l'imaginaire sous-jacent de la loi, permettre sa gratuité, l'allongement de la durée pour avorter (etc.), un combat qui continue encore aujourd'hui.
En conclusion, je n'exprime pas ici une volonté d'invisibiliser le rôle de Simone Veil. Simplement, je propose un changement de représentation des acteurs, surtout des actrices, concernées dans cette lutte essentielle. Il faut intégrer Simone Veil dans un récit historique beaucoup plus large et complexe où l'auto-organisation des féministes, qui, par leurs actions légales comme illégales, sont les principales artisanes du droit à l'IVG. Les décisions politiques étant de simples réactions à la pression continue des revendications des femmes, qui, pour reprendre une formule célèbre de Marx sur la classe ouvrière, sont montées à l'assaut du ciel pour conquérir leurs droits à la liberté.