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Billet de blog 9 novembre 2024

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Les territoires d’outre-mer existent, leurs enfants aussi

Nous savons que les violences pédocriminelles sont plus importantes dans les territoires ultramarins qu'en métropole. Pourtant, l'Etat français fait la sourde oreille face aux enjeux de la protection des enfants. Ainsi, ces enfants sont les oubliés de l'Etat français, offerts à la violence masculine patriarcale dans des territoires invisibilisés en raison de la gestion coloniale des outre-mer. 

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Cette tribune est éditée par le journal l'Humanité le 8 novembre 2024. Elle est écrite par moi-même, Valentin Astier (Marcuss), secrétaire de l’association « Souboutou ouhédzé Jilaho- Ose libérer ta parole ».

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En France métropolitaine, de nombreuses études de victimation ont été mises en place depuis le début du 21e siècle. En 2020, l'association « Face à l’!nceste » a permis de révéler qu’un Français sur dix, soit quelques 6,7 millions de personnes, ont fait l’objet au moins d’une violence sexuelle incestueuse. Autre exemple en 2021 avec le rapport Sauvé, réalisé avec l’Inserm, qui révèle que 5,4 millions de personnes (3,9 millions de femmes et 1,5 million d’hommes) ont fait l'objet de violences sexuelles dans leur enfance depuis les années 1950. Autrement dit, 14,5% des femmes et 6,4% des hommes âgés de plus de 18 ans aujourd’hui ont été confrontés à des violences sexuelles lorsqu’ils-elles étaient mineur.es. 

Depuis, Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIVISE), nouvelles campagnes de sensibilisation, nouveaux plans gouvernementaux contre les violences faites aux enfants se succèdent. Si on ne peut que saluer l’évolution de la prise en compte des violences sexuelles contre les enfants, une question se pose toujours : où sont les territoires ultramarins ? Quand parle-t-on de nous ? En réalité, seulement pour les épisodes politiques où on stigmatise nos communautés locales, tels que les Kanaks pendant les révoltes populaires en Nouvelle Calédonie, nos camarades martiniquais traités de délinquants-criminels alors qu’ils se révoltent pour le simple droit de survivre, ou encore nos voisins comoriens traités comme des pestiférés à Mayotte pendant l’opération Wuambushu. On a l’impression que les outre-mer existent seulement lorsque l’Etat français doit maintenir son pouvoir sur nos îles, indépendamment des revendications locales qui demandent davantage de liberté et d’égalité. Alors si l’Etat Français ne s'intéresse que peu à nous, comment pourrait-il s'intéresser à nos enfants, et plus particulièrement, à celles et ceux qui font l'objet de violences sexuelles ? 

Pourtant, l’enjeu de l’enfance est si grand dans nos territoires. En effet, selon les enquêtes Virages qui estiment au minimum à 5,3 % pour la métropole le nombre de personnes âgées de 20 à 69 ans qui ont fait l’objet de violences sexuelles pendant leur enfance, ce taux monte à 7,5 % pour la Réunion, à 9,7 % pour la Guadeloupe et à 12 % pour la Martinique, soit plus du double de la métropole ! A Mayotte, où les mineur.es représentent 50 % de la population, en reprenant les chiffres du rapport Sauvé et en l’appliquant à notre population, il y aurait plus de 65 000 victimes sur 320 000 habitant.es, et c’est un chiffre sûrement sous-estimé.

Les enfants ultramarins vivent donc une quadruple peine : premièrement, les violences pédocriminelles y sont plus nombreuses ; deuxièmement, nos territoires subissent de fortes inégalités sociales et institutionnelles en comparaison de la métropole, engendrant un grand  manque de moyens humains, financiers et matériels pour garantir la sécurité des enfants, les accompagner dans l’accès à leurs droits fondamentaux et leur apporter une aide thérapeuthique nécéssaire ; troisièmement, certaines raisons structurelles propres à nos territoires font que la domination du silence y est plus forte (poids culturel, pression familiale, précarité économique) ; quatrièmement, nos territoires sont invisibilisés lorsqu’on traite des violences sexuelles dans l’espace politique, médiatique et public.

Ce qu’il faut comprendre pour nous, c’est que si les associations féministes et de protection de l’enfance métropolitaines demandent, à juste titre, davantage de moyens humains, financiers et matériels, cette réalité est d'autant plus exacerbée pour nous, territoires ultramarins. Par exemple à Mayotte, notre CIDFF a été créée seulement… en 2021, et malgré l’engagement du tissu associatif local, nos institutions sont rapidement à bout de souffle. Sairati Assimakou, présidente de notre association « Souboutou ouhédzé Jilaho - Ose libérer ta parole », première structure crée par une survivante d’inceste et dont l’objet est de lutter contre les violences pédocriminelles, l’a parfaitement résumé lors du Colloque de la « Ciivise » du 4 octobre 2024 : « Si les associations de France métropolitaines ont besoin de plus de moyens pour se développer, nous, à Mayotte, nous sommes encore en train de creuser ». 

Il est donc important que l’Etat Français reconnaisse enfin que les enfants des territoires ultramarins ne sont pas des enfants de « seconde zone ». Pour ce faire, il doit mettre en œuvre une politique de protection de l’enfance puissante et multidimensionnelle (augmentation de ressources matérielles, financières et humaines, accès aux droits fondemantaux, protection des enfants, accompagnement thérapeuthique, formation des professionnels etc.) permettant de faire de l’enfance une priorité dans nos politiques publiques d’outre-mer.

Pour finir, nous devons aussi nous interroger sur notre mouvement féministe : pour quelles raisons on parle peu des outre-mer ? Pourquoi une militante féministe comme Sairaiti Assimakou, première mahoraise à dénoncer l’inceste publiquement à Mayotte en 2019, - au même titre qu’Eva Thomas en 1986 -, faisant d’elle la pionnière de la libération de la parole de l’Ile, reste inconnue des féministes de métropole ? Tout porte à croire que les femmes noires d’outre-mer sont condamnées à rester inconnues, anonymes, presque de « seconde zone » au yeux du féminisme métropolitain blanc. Il est donc urgent de travailler à un féminisme qui traverse les frontières hexagonales pour se nourrir des luttes de ces femmes qui militent dans les territoires ultramarins contre les violences sexuelles faites aux enfants et aux femmes, et s’ouvrir, plus largement, à un féminisme internationaliste.

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Valentin ASTIER, secrétaire de l’association « Souboutou ouhédzé Jilaho - Ose libérer ta parole »

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