Plan de l'article
- Introduction
- Retour sur l’immigration au 20e siècle (1945-1999)
- La racialisation de l'immigration maghrébine et subsaharienne
- Les années 2000, les nouvelles formes de racialisation
- Analyse marxiste de l'immigration
- Conclusion
.
1. Introduction
Il est difficile de penser le racisme d’Etat pour les politiques d’immigration. Tous les pays ont le droit d'élaborer une politique d’immigration et de naturalisation singulières, autrement dit, de choisir quelles personnes peuvent entrer sur leur territoire. Il peut donc exister une forme de discrimination légale - c'est-à-dire le traitement différent d'une population qui entraîne une situation d'inégalité. Par ailleurs, comme le rappelle Xavier Dunezat (Dhume et al., 2020), il n’existe pas de droit inconditionnel à l'égalité de traitement des étrangers et des nationaux. Pour autant, ce n’est pas parce que des discriminations sont légales qu’elles sont légitimes.
La finalité de cet article est de proposer l’hypothèse d’un ordre social de la migration qui repose sur une racialisation du fait migratoire. Dans un premier temps, je reviendrai sur ce phénomène avec l’immigration par le travail pendant la deuxième moitié du 20e siècle (1950-1999). Dans un second temps, j’analyserai ce même phénomène pour les années 2000. L’objectif est de montrer les continuités et les reconfigurations du racisme d’Etat, mais également l’importance des héritages coloniaux et du capitalisme racial dans les politiques d’immigration. Pour compléter cette analyse, je propose une analyse marxiste de l'immigration en fin d’article.
.
2. Retour sur l’immigration au 20e siècle (1945-1999)
Après la seconde guerre mondiale, l’Etat tente de maîtriser les flux migratoires en créant l’Office National de l’Immigration (ONI) grâce à l’ordonnance du 2 novembre 1945. Bien qu’il n'existe pas de véritable politique d’immigration, l’Etat bourgeois va racialiser ses flux en essayant de favoriser une population européenne considérée comme plus encline à l’assimilation. Par exemple, il applique un traitement différencié et inégalitaire dans les modalités d'attribution des titres de séjour et de travail en raison de la nationalité des populations migrantes (l’ordonnance du 2 novembre 1945 crée et hiérarchise les 3 cartes de séjour et les 4 cartes de travail). Ainsi, les travailleurs immigrés européens détiennent plus facilement les cartes qui leur permettent de rester plus longtemps en France, facilitant leur installation et leur naturalisation, contrairement aux travailleurs immigrés africains et maghrébins (Lequin, 2006, p450).
Dès 1949, les tentatives de contrôle des flux migratoires sont mises en échec. L’immense majorité des individus ne passent pas par les services de l’ONI, notamment en raison de sa rigidité et de ses lenteurs administratives qui n’arrangent ni le désir d’exploitation du patronat, ni le besoin d’emploi des travailleurs immigrés. En effet, la plupart émigrent en France comme touristes ou clandestinement et régularisent leur situation à l’ONI dès qu’il trouve un emploi, la carte de travail étant conditionnée à l’obtention d’une activité salariée. On constate donc l’échec flagrant de l’ONI. La majeure partie de son activité n’est pas d’organiser l’immigration mais de régulariser des situations irrégulières (Blum Le Coat & Eberhard, 2014, p40). Pour autant, cette immigration spontanée n’est pas la seule dynamique. Le patronat organise également des cellules de recrutement et d'acheminement de la main-d'œuvre à l’intérieur des flux migratoires en fonction de ses besoins en force de travail.
L’immigration algérienne est particulière. L’Algérie coloniale étant un département français, elle ne passe pas par les textes réglementaires de l’ONI, une spécificité qui séduit le patronat français. Par ailleurs, il apprécie particulièrement cette immigration puisqu’elle est plus facilement exploitable en raison de leur faible culture syndicale et de leur situation administrative instable voire illégale, d’autant plus que ces deux phénomènes, en ajoutant les stéréotypes ethno-raciales, ne favorisent pas leur intégration au puissant mouvement ouvrier de l’époque. Pour autant, même si le patronat organise des recrutements en Algérie, cette immigration reste principalement spontanée : elle passe de 35 000 personnes en 1946 à 212 000 personnes en 1954, pour arriver à 400 000 en 1962 et à 710 000 en 1975 (Lequin, 2006, p396). C’est pourquoi, contrairement à l’idée reçue, l'Etat français n’a pas favorisé l’immigration algérienne car elle est considérée comme inassimilable et dangereuse (Lequin, 2006, p450).
Au milieu des années 60, l’Etat tente de reprendre la main sur l’immigration spontanée. Il signe des accords avec de nombreux pays : l’Espagne, le Portugal, la Tunisie, le Maroc, la Yougoslavie, la Turquie, le Mali, la Mauritanie, le Sénégal. Il espère reprendre le contrôle des flux migratoires avec une nouvelle politique d’immigration, coordonnée et sélective (Lequin, 2006, p454). C’est un nouvel échec. L’immigration par le travail progresse en dehors de l’ONI, tout comme le regroupement familial. Puis l’immigration se diversifie avec de nouvelles populations caractérisées notamment par l’essor des entrées subsahariennes. L’immigration étrangère est à son plus haut niveau en 1970 pour la période dite des « Trente Glorieuses » avec 3 millions d’individus, dont 80 % des entrées se déroulent en dehors des réglementations de l’ONI (Blum Le Coat & Eberhard, 2014, p42). Face à ce nouvel échec, l’Etat va agir de manière intransigeante sur la question des régularisations. Entre 1968 et 1972, les circulaire Maurice-Schumann et Marcellin-Fontanet interdisent la régularisation systématique par l’ONI des travailleurs étrangers entrés sur le territoire « sans motif valable » (Blum Le Coat & Eberhard, 2014, p42).
Avec la crise économique de 1973-1975, l’Etat durcit ses politiques d’immigration. Le chômage de masse fait passer les immigrés maghrébins et subsahariens de l’utilitarisme économique à un problème social qu’il faut résoudre, d’autant plus qu’ils sont très fortement concernés par la conjoncture. En effet, ils sont les premiers concernés par les licenciements économiques, notamment dans le secteur de l’automobile et des travaux publics. En passant de travailleur à indésirable, de nombreux dispositifs de retour au pays se succèdent pour résoudre le « problème immigré ».
Pour citer quelques dispositifs, l’Etat met en place une aide au retour en 1977 à hauteur de 10 000 francs. Par cette mesure, il vise principalement la population algérienne, mais ce sont majoritairement les portugais et les espagnols qui utilisent ce service. En 1984, l’Etat propose une autre aide au retour, « l’aide publique à la réinsertion », étendu en 1986, toujours dans l’objectif de favoriser les retours au pays d’origine des immigrés post-coloniaux. Mais le durcissement des politiques d’immigration se matérialise dans la « chasse à l’immigration clandestine ». En 1981 sont créés les centres de rétention administrative (CRA). En 1984 est renforcé le contrôle aux frontières et la lutte contre le séjour irrégulier. En 1986, l’Etat durcit davantage les modalités d’entrée et de séjour des immigrés, et donne la souveraineté aux préfets pour décider des reconduites à la frontière. Cette dernière mesure est une rupture historique puisque cette compétence était autrefois laissée au juge.
En 1993, l’Etat durcit à nouveau les conditions d’entrée et de séjour sur le territoire, multiplie les possibilités de retrait et de non-renouvellement des titres de séjour, restreint les conditions au regroupement familial. En 1997, les mesures de contrôle et d’action sont renforcées, comme la confiscation du passeport des personnes en situation irrégulière, et de nouvelles possibilités de retrait des titres de séjour sont mises en place (Blum Le Coat & Eberhard, 2014, p43-45).
En conclusion, l’Etat tente de maîtriser son immigration pendant les « 30 Glorieuses » à partir d’une politique de sélection et de triage des migrants selon la nationalité. C’est un véritable ordre social/racial de la migration qui repose sur une séparation dichotomique et une hiérarchisation des catégories d'étrangers : ceux qui sont considérés comme désirables et capables de s’intégrer à la société français (les européens), et les autres qui détiennent seulement une fonction utilitariste et considérés comme inassimilables (Lequin, 2006, p450). Puis, à la suite de la crise économique de 1973/1974, cet ordre social de la migration se développe sous différentes formes : incitation à l'installation familiale des familles européennes contre l’incitation au départ des immigrés post-coloniaux, mais aussi la stigmatisation de l’immigration familiale ou encore le durcissement des lois sur l’immigration et l’asile. L'ensemble de ces politiques visent principalement les immigrés subsahariens et maghrébins. Nous verrons plus loin comment cet ordre de la migration se reconstitue dans les années 2000.
.
3. La racialisation de l'immigration maghrébine et subsaharienne
Nous avons vu que le processus de racialisation du fait migratoire s'opère par un triage étatique des immigrés, par la mise en place d’un ordre social migratoire hiérarchisé, mais aussi par un durcissement des politiques d’immigration qui font porter le poids de la crise économique aux étrangers. Cependant, le racisme d’Etat ne s’exprime pas de la même manière selon les origines des migrants. Dans les années 60, l'État français considère l'immigration postcoloniale comme une menace pour l'ordre public. Il va mobiliser un discours essentialiste différents selon les populations par l'usage constant d’explications culturalistes : pour masquer la crise du logement qui contraint les subsahariens à vivre en bidonville, l'Etat met en avant une prétendue « insalubrité » culturelle qui favoriserait leur désir de vivre dehors et dans un entre-soi ; pour disqualifier les revendications sociales des tunisiens et des marocains, l'Etat les accuse de se livrer à des activités politiques contraires aux valeurs la République ; pour dénier le poids des mécanismes socio-économiques dans les trajectoires délinquantes des immigrés algériens, l'Etat explique ces processus de déviance par leur « culture » arriérée et violente (Brahim, 2020, p98).
Néanmoins pour l’immigration algérienne, je vais prendre un autre exemple, une discrimination subtile qu’elle a subi de la part de l’Etat français : la discrimination dans l’accès au regroupement familial afin d’empêcher son installation durable en France.
.
L’Etat contre les familles algériennes
Dans un premier temps, l’historien Emmanuel Blanchard (2018, p91) montre que la France institue trois circulaires entre 1967 et 1970 qui soumet le droit d’introduction des familles à un contrôle des ressources, à la superficie et au confort du logement, ainsi qu’à l’avis du maire de la ville après une enquête sociale de la police. Cependant, ce sont principalement les familles algériennes qui sont les cibles de ces dispositions. En d'autres termes, comme l’exprime Emmanuel Blanchard, la lutte contre l’insalubrité et la sur-occupation fut instrumentalisée principalement contre le regroupement familial des familles algériennes (Blanchard, 2018, p98).
Dans les années 70, le regroupement familial constitue le premier motif d’immigration. Cette dynamique est marquée par une véritable « obsession algérienne » des pouvoirs publics. L’Etat veut mettre définitivement fin à l’immigration familiale extra-européenne. Or, il est contraint d’y renoncer et d’organiser cette immigration familiale à cause de « l’existence de règlements européens qui garantissent le droit des immigrés à vivre en famille et par la mobilisation d’associations telles que le Gisti. » (Cohen, 2012). Ainsi, le décret du 29 avril 1976 organise de nouvelles modalités du regroupement familial. Néanmoins, les familles algériennes ne sont pas concernées. Elles restent soumises aux circulaires 1967-1970, plus contraignantes, qui interdisent toute régularisation systématique a posteriori, et sous le contrôle discrétionnaire des fonctionnaires (et de leurs stéréotypes ethno-raciaux). La normalisation des conditions de regroupement des familles algériennes se réalise qu’au milieu des années 80.
Les familles algériennes se sont donc heurtées pendant une vingtaine d’années à des pratiques discriminatoires de l’Etat français dans l’accès au regroupement familial qui consistaient à empêcher leur installation sur le territoire (Blanchard, 2018, p98).
.
L’immigration subsaharienne : un problème de santé public
Dans les années 70, l’Etat mobilise un discours stigmatisant relatif à la précarité résidentielle des immigrés subsahariens. Dans un premier temps, il les rend coupables de leur sans-abrisme. Les immigrés seraient responsables de vivre dans des bidonvilles pour trois raisons (Brahim, 2020, p99) :
- Une raison économique (faire des économies pour envoyer de l’argent au pays) ;
- Une raison communautaire (rester dans un entre-soi identitaire) ;
- Une raison culturelle (une « insalubrité culturelle » qui favoriserait le désir de vivre dehors.
.
Ce discours essentialisant permet à l'Etat d'expliquer les problèmes de santé des migrants. Si l'apparition de maladies est principalement favorisée par l'insalubrité des conditions de logement, l'Etat affirme que l’insalubrité de l’immigré subsaharien est donc choisie et constitue donc une condition intrinsèque à sa culture et à sa nature. Ce racisme d’Etat permet de dénier les inégalités sociales et les discriminations dans l’accès au logement, mais aussi de justifier leurs conditions de vie très précaires (Brahim, 2020, p98).
.
Tunisiens et Marocains : un danger pour l’ordre public
La spécificité du racisme d’Etat contre les immigrés tunisiens et marocains est à nouveau expliquée par la sociologue Rachida Brahim (2020, p106). Au début des années 70, ces populations développent de nombreuses revendications sociales qui reposent principalement sur l’amélioration de leurs conditions de séjour et de travail. Pour lutter contre le mouvement social en cours, l'État bourgeois le criminalise en l’accusant d'ingérence politique et de troubles à l’ordre public. Par ailleurs, il va utiliser la force juridique pour calmer les ardeurs de ces immigrés « indisciplinés ». En effet, si les circulaires Marcellin-Fontanet au début des années 70 mettent fin à la capacité de l’ONI de régulariser automatiquement les immigrés entrés illégalement ou en tant que touristes dès l’obtention d’un emploi, Rachida Brahim rappelle qu’à la suite de ces circulaires, 83 % des travailleurs migrants se retrouvent dans l'illégalité et risquent l'expulsion du territoire, dont les migrants tunisiens et marocains sont fortement concernés.
En conclusion, l’Etat va mettre en place une multitude de mesures et de discours de justification essentialistes pour stigmatiser l’immigration maghrébine et subsaharienne. Les immigrés seront touchés différemment selon leur origine, mais tous seront appréhendés comme un ensemble homogène d'individus inassimilables et potentiellement déviants, soit par leur criminalité (algériens), soit par leur insalubrité (subsahariens), soit par leur indiscipline (marocains, tunisiens). Autrement dit, comme le rappelle Rachida Brahim, ils sont stigmatisés en étant « jugés responsables de phénomènes inhérents au contexte politique et socio-économique français » (Brahim, 2020, p109).
.
4. Les années 2000, les nouvelles formes de racialisation
Depuis les années 2000, on observe des nouveaux processus de racialisation des politiques d’immigration qui reconfigurent l’« ordre social de migration ». Deux phénomènes sont en cause : l’Union européenne et la politique d’immigration choisie.
.
La nouvelle distinction de l’UE
Au début des années 2000, le droit européen va différencier de manière explicite deux catégories d'immigrés : ceux qui appartiennent à l’UE ou à l'Espace économique européen (les ressortissants communautaires) et les immigrés non-européens (les ressortissants extra-communautaires). Cette distinction engendre une différenciation dans le mode de traitement des immigrés. En effet, depuis 2003 le droit européen stipule que les ressortissants communautaires (UE, EEE et suisse) n’ont plus besoin de détenir un titre de séjour pour résider en France (Dhume et al., 2020, p173). Pour les sociologues Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau, Aude Rabaud, cette distinction juridique et légale est « indissociable d'une politisation racisée de l'immigration » puisqu'elle a pour conséquence de favoriser la construction d'une figure positive de l’immigré, l'européen, en l'opposant à la figure dévalorisée et non-désirée de l'immigré non-européen. Paradoxalement, les auteurs constatent que cette figure « positive » de l'immigré européen favorise également son invisibilisation (Dhume et al., 2020, p172).
.
- Tous les immigrés ne sont pas immigrés
Cet effacement de la figure du migrant européen s’observe dans le traitement statistique de l’immigration et dans les discours politiques et médiatiques. Dans un premier temps, le migrant européen a clairement disparu des calculs de nombreux travaux. Prenons par exemple les « statistiques annuelles en matière d'immigration d'asile et d'acquisition de la nationalité française » publiées chaque année par le Ministère de l’Intérieur. Ce rapport énonce le nombre de titres de séjour accordés, le nombre de demandes et de renouvellement refusés, le nombre d'étrangers admis au titre du regroupement familial, le nombre d'étrangers ayant obtenu le statut de réfugié ou la protection subsidiaire, ainsi que toutes les demandes refusées.
Cependant, depuis 2003 les ressortissants communautaires n’ont plus besoin de titre de séjour, ils sont donc logiquement exclus de ce recensement réalisé par le Ministère de l'Intérieur. Autrement dit, si la présentation annuelle des chiffres de l’immigration repose sur la délivrance des titres de séjour et de visa et non sur les entrées réelles sur le territoire, les migrants européens sont effacés au profit des autres migrants (subsahariens, maghrébins, asiatiques etc.) qui deviennent surreprésentés. Ceci est d’autant plus dommageable puisque les migrants européens constituent la deuxième immigration en France (33%) selon l’INSEE (2022). Cette invisibilisation s'observe également dans les représentations médiatiques. La valorisation d'une citoyenneté européenne jusqu'à l'espérance d'un Etat fédéral européen tend à faire de l'immigré européen des discours politico-médiatiques. Ainsi, la figure du « vrai » immigré ne peut être qu’extra-européenne, engendrant une dichotomie entre le « bon » et le » mauvais » (Dhume et al., 2020, p174-175).
.
Immigration choisie et immigration subie
Dans ce nouvel ordre social de la migration, si on constate l'influence des lois européennes, il y a également des aspects plus nationaux. Au début des années 2000, l’UMP organise une politique d’immigration choisie. Elle consiste à choisir les immigrés en fonction de leur utilité pour l’économie nationale. C’est pourquoi depuis 2006, l’Etat propose une carte de séjour « compétence et talent », remplacée en 2016 par le « Passeport Talent », afin de favoriser le « développement et le rayonnement de la France ». La politique de l’immigration choisie est l’opposé de l’immigration subie. Cette expression est utilisée par Dominique de Villepin en 2005, puis par Nicolas Sarkozy l’année suivante pour qualifier toute immigration qui n’est pas bénéfique pour la division du travail : regroupement familial et asile.
Ainsi, en 2006 la loi CESEDA de Sarkozy relative au code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile « durcit les conditions du regroupement familial (...) renforce le contrôle des mariages mixtes, conditionne l’obtention d’une carte de séjour "salarié" à l’existence d’un contrat de travail et à l’obtention préalable d’un visa long séjour, elle annule le principe de la régularisation systématique après dix ans de présence sur le territoire, elle conditionne l’entrée en France à de nombreuses conditions, dont la maîtrise de la langue française et la signature d’un contrat d’intégration. » (Harzoune, 2022).
.
Le bon et le mauvais immigré
Les lois européennes et nationales s'imbriquent entre elles pour promouvoir un nouvel ordre social de la migration. Elles construisent des frontières entre le « bon » et le « mauvais » immigré. Si les lois européennes marquent une première frontière entre l'immigré européen et l'immigré non-européen, les lois françaises produisent une nouvelle hiérarchisation au sein même des immigrés non-européens. Je vais exposer cette double hiérarchisation ci-dessous en prenant l’exemple des tests d’intégration.
La délivrance d’un visa de long séjour pour le regroupement familial et pour les conjoints de français de moins de 65 ans est subordonnée à un test d’intégration. Les prétendants au renouvellement de la carte de séjour temporaire sont dans la même situation. Cependant, les ressortissants communautaires (migrant de l’UE) en sont exemptés puisqu'ils n’ont pas besoin de visa ni de titre de séjour. Ainsi, c’est une catégorie bien précise de migrants, les non-européens, qui est dans l'obligation de suivre une formation civique qui comporte une présentation des institutions et les valeurs de la République française. Autrement dit, par cette inégalité de traitement, on fait peser un soupçon constant sur un prétendu refus ou une prétendue inaptitude des immigrés non-européens à s'intégrer pleinement à la société française, contrairement aux ressortissants communautaires (UE). Dans une logique coloniale, on renvoie l'Autre, le/la racisé(e), à sa prétendue « déficience culturelle ».
Cependant, cette injonction aux tests d’intégration est à géométrie variable. Si les migrants de l’UE, de l’EEE et de Suisse sont exemptés de ce parcours, c’est également le cas pour les bénéficiaires des cartes de séjour issues de l’immigration choisie, ainsi que les étrangers diplômés. Autrement dit, les immigrés non-européens qui viennent en France pour travailler (politique d'immigration choisie) et pour réaliser leurs études n'ont pas à passer un test d'intégration. Autrement dit, le rapport de classe divise et hiérarchise la catégorie des migrants non-européens en permettant à une partie d’entre eux d’être épargnés par les tests d’intégration.
La politique de classe vient donc atténuer la politique de la race dans le fait migratoire, et ce, à deux niveaux : premièrement, les étudiants et les travailleurs immigrés sélectionnés par la politique d'immigration choisie sont souvent diplômés et issus des classes moyennes et supérieures. Ainsi selon l'Etat français, la classe suffit pour garantir la capacité d’intégration des immigrés non-européens, alors qu’aucune donnée sociologique ne le prouve (Dhume et al., 2020, p173-174). Deuxièmement, pour les travailleurs immigrés faiblement diplômés, leur fonction utilitariste sur le marché du travail masque le soupçon du manque d'intégration qui pèse sur eux.
.
Mayotte, les MNA, les réfugiés
La racialisation contemporaine du fait migratoire peut s’observer dans des dispositifs qui s’inscrivent directement dans une perspective néocoloniale. Ainsi, les centres de rétention actuels pour les étrangers, principalement composés d'africains, seraient une reconfiguration des « camps d'étrangers » construits sous l’époque coloniale (Bernardot, 2009). Un second exemple avec l’Ile de Mayotte qui détient une « spécificité législative » issue du contexte colonial. Cette particularité est aujourd’hui utilisée par l’Etat contre les réfugiés comoriens pour mettre en place des mesures plus restrictives d'accès au séjour, pour recourir plus facilement à l’enfermement des sans-papiers et même pour autoriser la mise en détention des enfants (Migrants outre-mer, 2013 ; Dhume et al., 2020, p179).
Le cas des Mineurs Non Accompagnés (MNA) est aussi une bonne représentation de la racialisation du fait migratoire. Ils subissent un traitement qui porte atteinte à la dignité humaine : tests osseux pour évaluer l'âge, examen dentaire, pileux, génital avec obligation de se déshabiller. Ces pratiques médicales sont effectuées sans le consentement des jeunes, ils ne sont jamais informés sur leurs droits et sur la possibilité de refuser certains tests examens. Tous ces manquements à la déontologie médicale et au respect du droit des enfants donnent l’impression que le corps des enfants racisés est sans-droit, d’autant plus que ces traitements dégradants ne seraient jamais acceptés sur un enfant européen ou français (Dhume et al., 2020, p180).
Pour finir, on peut également noter une racialisation de la politique d'asile à partir de l'accueil différencié des réfugiés. Le traitement politique, médiatique, administratif et humain que l'on observe actuellement pour les ukrainiens n'a jamais été mis en place pour les réfugiés syriens, irakiens, ou africains, pendant la période dite de « crise migratoire » entre 2015 et 2016, laissant bon nombre d’entre eux, et encore aujourd’hui, dans des campements de fortune. Si ce constat prouve que la France a les moyens d'accueillir humainement des enfants, des femmes et des hommes, il montre également la prégnance du racisme d'Etat. Dans la demande d'asile, nous retrouvons également le « bon » et le « mauvais » réfugié.
.
5. Analyse marxienne de l’immigration
Depuis le 21e siècle, la racialisation de l’immigration produit un ordre social migratoire particulier : une opposition ethno-raciale entre les immigrés européens et non-européens, et une opposition de classe au sein même des immigrés non-européens qui se structure autour de l’immigration choisie ou subie. Il y a donc deux formes de hiérarchisation des immigrés. Premièrement en fonction de l'appartenance ou non à l'Union européenne, donc le caractère occidental ou blanc de l’immigré. Deuxièmement en fonction de l'utilitarisme économique, corrélée à la classe, qui crée une hiérarchisation au sein même des immigrés racisés. Pour comprendre ces formes de hiérarchisation, il faut mobiliser la perspective marxiste de l’immigration. Dans celle-ci, l’immigration est le produit d’une division internationale du travail. Le choix de la bourgeoisie pour telle ou telle population immigrée se réalise en fonction de leur utilité sur le marché du travail. La racialisation du fait migratoire est donc une logique ethno-raciale orchestrée par le pouvoir bourgeois, qui, en utilisant l'instrument étatique, permet d'exploiter au maximum la force de travail racisée en fonction.
Ainsi, dans un nouvel ordre économique européen et d'accumulation néolibérale, les logiques ethno-raciales qui façonnent les politiques d’immigration servent à trier les immigrés en fonction de leur degré d’utilité pour le système productif capitaliste. D’une part les immigrés européens sont valorisés en comparaison des immigrés non-européens en raison du projet néolibéral européen qui tend à dissoudre toutes les frontières et à favoriser l'interdépendance des nations ; d’autre part l’immigration choisie (travailleurs immigrés et étudiants étrangers non-européens) est également valorisée par sa fonction utilitariste dans les différents composants du système productif, contrairement à l’immigration subie (immigration familiale) qui est moins utile à l'économie capitaliste. Autrement dit, mondialisation capitaliste et racisme structurel avancent de pair, et le racisme d’Etat dans les politiques migratoires serait une mise en œuvre concrète de la domination du pouvoir bourgeois.
.
6. Conclusion
La racialisation du fait migratoire est une réalité que l’on peut constater en retraçant l’histoire récente de notre pays. La bourgeoisie française, et plus récemment européenne, ont mis en place un ordre social de migration qui sépare, oppose et hiérarchise les populations immigrées. Cet article a permis de révéler l’implication du racisme d’Etat et du rapport capitaliste dans la constitution des politiques d’immigration, que ce soit à travers la racialisation des discours politiques, des mesures gouvernementales, ou encore par des mécanismes institutionnels.
.
Bibliographie
Blanchard, E. (2018). Histoire de l'immigration algérienne en France. La Découverte.
Blum Le Coat, J.-Y., Eberhard, M. (2014). Les immigrés en France. La documentation française.
Brahim, R. (2020). La race tue deux fois. Syllepse.
Dhume, F., Dunezat, X., Gourdeau, C., Rabaud, A. (2020). Du racisme d'Etat en France ?. Le Bord de l'eau.
Lequin, Y. (2006). Histoire des étrangers et de l'immigration en France. Larousse.
.
Webographie
Bernardot, M. (2009). Les camps d'étrangers, dispositif colonial au service des sociétés de contrôle. Revue Projet, 308, 41-50. https://doi.org/10.3917/pro.308.0041
Cohen, M. (2012). Regroupement familial : l'exception algérienne (1962-1976). Plein droit, 95, 19-22. https://doi.org/10.3917/pld.095.0019
Harzoune, M. (2022). Qu’est ce que l’immigration choisie ?. Histoire Immigration. Consulté le 17/08/2022. https://www.histoire-immigration.fr/politique-et-immigration/qu-est-ce-que-l-immigration-choisie
Insee, (2022). L'essentiel sur... les immigrés et les étrangers. 10/08/2022. Consulté le 15/08/2022. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212
Migrants outre-mer. (2013). Mineurs incarcérés à Mayotte : la situation générale du territoire débouche sur une délinquance de survie constate le Défenseur des droits. Consulté le 15/08/2022. https://www.migrantsoutremer.org/Mineurs-incarceres-a-Mayotte-la