Sommaire
- Introduction
- DSK, Matzneff et Polanski, un boy’s club à défendre
- Témoignages et comportements sexistes
- Les dérives masculinistes dans le magazine “Lui”
- La négation de la domination
- Réponse à Beigbeder d’un homme blanc hétérosexuel non victimisé
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Introduction
Les dernières interviews de Frédéric Beigbeder au sujet de son dernier livre « Confessions d'un hétérosexuel légèrement dépassé », ont provoqué de vives critiques chez de nombreuses féministes. Ces dernières lui reprochent des propos et des comportements sexistes d’une part, et de défendre des idées masculinistes d’autre part. A la lecture de ses éditos dans le magazine de charme « Lui », de ses récentes interviews, de son dernier livre et les témoignages de certaines femmes, les critiques sont légitimes. Ce billet est une réponse à l’auteur, qui, malgré les faits qui lui sont reprochés et son déni assumé du patriarcat, ose prétendre au micro de France Inter qu’il mérite « une médaille de combattant Antisexiste » et qu’il devrait « être au Panthéon le lendemain de [sa] mort ».
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DSK, Matzneff et Polanski, un boy’s club à défendre
Depuis plusieurs années, des féministes accusent Frédéric Beigbeder d’avoir eu des liens et/ou d’avoir pris la défense d’agresseurs. Qu’en est-il vraiment ?
En 2011, Dominique Strauss-Kahn est accusé d’agression sexuelle et de tentative de viol par Nafissatou Diallo puis soupconné de « proxénétisme aggravé en réunion » dans l’affaire du Carlton. Frédéric Beigbeder prend sa défense dans le NouvelObs trois ans plus tard. L’écrivain mobilise un arsenal littéraire faussement libertaire pour innocenter DSK et disqualifier, non pas son comportement viriliste, mais le progressif nouveau regard que la société porte sur les rapports entre les genres et la notion de consentement : « L'ancien ministre de l'Economie et ex-directeur du FMI incarne la fin de la révolution sexuelle (...). Ce qui l'a détruit est sa quête imprudente de plaisir charnel dans une société de retour implacable à l'ordre moral. » La réhabilitation de DSK se conclut par cet ultimatum honteux : « si la guerre suivante était commencée ? Imaginez que tout ne se réduise qu'à une alternative simple. Vous devez choisir votre camp. Que préférez-vous : DSK ou l'Etat islamique ? ». Autrement dit, les femmes doivent choisir entre le terrorisme islamiste ou la sexualité viriliste et prédatrice des hommes.
Quelques années plus tard, en janvier 2020, l’écrivain déclare se sentir « horriblement coupable » au micro d’Europe 1 au sujet de l’affaire Matzneff. En effet, sa proximité avec le pédocriminel est connue depuis longtemps. En 1995, les deux hommes sont invités par Thierry Ardisson dans son émission « Paris Dernière ». Dans ce petit boy’s club, les trois hommes plaisantent sur les « filles de 12 ans et demi » avec qui ils pourraient avoir des relations sexuelles. Aujourd'hui, pour justifier cette proximité avec Gabriel Matzneff, l’auteur utilise une pirouette « originale » en prétextant le doute qui l’animait sur les agissements du pédocriminel : « on pensait que peut-être c'était un mythomane. (...) Donc on n’était pas certains que cela fut exact ». Pourtant, les fanstasmes et les faits pédocriminels de Matzneff sont parfaitement connus. De plus, même s’il affirme que Matzneff est « indéfendable », il déclare au journal Le Monde que ce dernier « reste [son] ami » car il refuse d’ « enfoncer quelqu'un qui est déjà à terre et qui fait l'objet d'une chasse à l'homme ».
Quelques mois plus tard, à la 45e cérémonie des César qui s’est déroulée en mars 2020, il attaque vigoureusement Florence Foresti et Adèle Haenel en les qualifiant de « meute de hyènes en roue libre », en réponse aux critiques formulées par les deux femmes au sujet de la présence de Roman Polanski. Le fait que le cinéaste soit accusé depuis 40 ans par une dizaine de femmes de viol et d'agression sexuelle, y compris sur mineure, ne semblent pas froisser le féminisme de l’écrivain.
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Témoignages et comportements sexistes
En avril 2023, à la suite des propos de Beigbeder qui estime qu’il mérite une « médaille antisexiste », plusieurs récits de femmes publiés sur les réseaux sociaux accusent l'écrivain d’avoir eu des comportements sexistes à leur égard. L’autrice Bénédicte Martin, l’une des victimes présumées de Patrick Poivre d’Arvor, évoque que Beigbeder aurait « explosé de rire » lorsqu’elle s’est confié à lui sur l’agression sexuelle qu’elle a subi par le présentateur de TF1 en 2003. L’écrivain lui aurait également répondu « C’est normal, tu es une fille. ». En 2021, en pleine affaire PPDA, Beigbeder répond à cette accusation en déclarant qu’il n’a « aucun souvenir de la conversation de 2003 » avec Bénédicte Martin et qu’il est « désolé » de ne pas avoir réagi « comme il le ferait aujourd’hui ». Par ailleurs, l’autrice l’accuse également de lui avoir jeté « des billets de dix, vingt, cinquante et cent euros sur la table d’un café parisien pour qu’elle accepte de l’embrasser », des faits auxquels il n’a pas réagis.
Un deuxième femme, Lila Djellali, aujourd’hui adjointe au maire du 20ème arrondissement de Paris en charge de l’économie sociale et solidaire, incrimine également Beigbeder. Alors qu’elle travaillait le soir dans un restaurant, l’écrivain lui aurait demandé de « l'accompagner aux toilettes pour y rejoindre sa femme ». Plus tard dans la soirée, il l’aurait harcelé dans un Club « en lui disant qu'il aimait que les filles lui résistent car il les aime "sauvages" ». Une troisième femme, Claire Caché, « éducatrice en sexualité », dénonce également son comportement en boîte de nuit en ces termes : « je ne savais pas que c’était la main d’un combattant antisexiste que j’avais en haut de la cuisse à 16 ans alors que j’étais ivre en boîte et que mes amis étaient partis me chercher de l’eau. » Là encore, les comportements virilistes de l'écrivain ne semblent pas déranger ses principes de « chevalier anti-sexiste ».
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Les dérives masculinistes dans le magazine “Lui”
L’association critique des médias « Acrimed » a réalisé une très bonne critique du magazine de charme « Lui », après sa reprise en main en 2013 par Frédéric Beigbeder et qui fut le directeur de la rédaction jusqu'en 2017. Les premiers numéros démontrent les nouveaux objectifs : refaire des hommes de « vrais hommes » fiers de leur désir sexuel. Dans ses premiers éditos, Beigbeder explique à ses lecteurs masculins que l’homme n’est plus car « les femmes ont gagné la guerre » et qu’« Elles ont voulu échanger notre vie contre la leur ». Il reprend pleinement les marqueurs du courant masculiniste hoministe mais aussi les thèses d’Eric Zemmour et Alain Soral qui estiment que les hommes sont victimes d’une domination des femmes. Le féminisme aurait dénaturé les deux sexes par l’inversion de leurs rôles respectifs, par la dévirilisation-féminisation des hommes et la disqualification de leur libido. C’est donc avec une certaine nostalgie que Frédéric Beigbeder évoque le « souvenir de ce dinosaure nommé Le Mec, celui qui draguait lourdement, celui qui buvait trop, qui conduisait vite... », bref, l’homme virile dont son droit inaliénable est de vivre selon sa propre et unique jouissance indépendamment du désir des femmes.
Il est donc logique que depuis les mouvements #MeToo et #Balance ton porc, Frédéric Beigbeder s'imagine être discriminé en tant qu’homme désirant les femmes puisque celles-ci se révoltent contre la domination sexuelle masculine. Ainsi dans le journal le Point, il ose jouer sur la possible proximité entre désir masculin et transgression pénale : « Comment fait-on avec le désir effrayant qui taraude les hétérosexuels ? Comment fait-on pour le rendre sublime sans le transformer en risque pénal ? ». Il persiste dans le Figaro en mettant en garde les hommes contre les femmes : « Tout homme qui désire une femme doit être extrêmement prudent (...). Il va falloir être fin, distant, moins tactile », et plus loin « je veux continuer d'aimer l'autre sexe sans être terrorisé ! ». Même combat dans l’Express en ces termes : « Je lance moi aussi un appel au dialogue, calme, serein, post-#MeToo. Réfléchissons à comment faire pour s'aimer aujourd'hui, et pour coucher ensemble… ».
Comme de nombreux courants masculinistes, il mobilise la thématique de la disqualification/criminalisation du désir masculin et du comportement des hommes en général pour se poser en victime. Alors que les féministes discutent du consentement, d’un droit à la tranquillité dans l’espace public, du harcèlement sexuel, Beigbeder dénonce une offensive misandre et hétérophobe qui dénature, disqualifie et criminalise le désir de l’homme. Par ailleurs, il faut noter qu’il discute toujours du désir de l’homme sans jamais poser celui des femmes, comme si la rencontre affective n’est pas la réunion entre deux personnes mais l’imposition d’un désir sur l’autre. Pour finir, en faisant un parallèle entre désir masculin et transgression pénale, il réduit l’homme à son stéréotype pulsionnel : celui d’un être humain qui ne peut contrôler sa libido.
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La négation de la domination
Frédéric Beigbeder mobilise une stratégie puissante pour nier l’existence de rapports de domination entre les groupes sociaux. En effet, après d’avoir crier à la compétition victimaire des féministes, il utilise le terme de victime pour nier sa position dans les différents rapports sociaux (classe, genre, race etc.) Je m’explique.
Au micro de France Inter, il déclare que « pour être entendue, il faut être une victime, on est dans une sorte de mode, de compétition victimaire, alors je voulais aussi faire partie de ce club, raconter mes épreuves passées ». C’est pourquoi, le premier chapitre de son dernier livre s’intitule « Moi aussi je suis une victime » et dans lequel il raconte ses souffrances intérieures, sa maladie (diabète de type 1), ses traumatismes. Plus loin, il écrit qu’« on est tous victimes de quelque chose » et que s’il est possible que toutes les femmes ont vécu un mauvais comportement de la part d’un homme, celui-ci n’est pas épargné par les difficultés et les traumas (Beigbeder, 2023, p25). C’est pourquoi il « demande une solidarité entre victimes de la société. » (Beigbeder, 2023, p20).
S’il est vrai que toutes les vies humaines sont traversées par des difficultés, des souffrances intimes, et des traumatismes pour certaines d’entre elles, cette stratégie mobilisée par Beigbeder a pour finalité de dépolitiser les rapports sociaux. En effet, si être victime d’un accident de voiture, d’un père alcoolo-dépendant ou d’un abandon engendrent des conséquences réelles tant physiques, psychiques que physiologiques, la comparaison entre ces faits et les rapports de domination n’a aucun sens. D’une part, il n’y a pas le même contenu lorsqu’on subit une domination patriarcale qu’un accident de voiture. Dans le premier cas, il y a un contenu politique et une nature sociale au phénomène en question qui s’inscrit dans une oppression quotidienne d’un groupe social sur un autre. Par ailleurs, contrairement à ce qu’imagine les conservateurs et réactionnaires comme Beigbeder, il y a au sein des théories critiques ni la volonté de masquer les souffrances intérieures de chacun, ni de considérer les individus dominés comme des victimes inertes au risque de les enfermer dans ce statut.
Sa stratégie d'homogénéiser toutes les souffrances sous le terme dépolitisé de victime lui permet d'invisibiliser les systèmes d'oppression et d’exploitation. Ainsi, la discrimination raciste ou la violence contre les femmes ne sont pas des phénomènes sociaux qui doivent être analysés à partir de processus de domination et d’infériorisation de tel ou tel groupe social, mais à partir de caractéristiques psychologiques individuelles, donc d’individus isolés qu’il faudrait cibler et ré-éduquer.
Cette psychologisation des rapports sociaux se confirme dans son dernier livre lorsqu’il écrit : « On aura un peu progressé le jour où les féministes comprendront qu’à part de rares psychopathes, tous les hommes sont dans leur camp. » (Beigbeder, 2023, p33). Ici, l’écrivain mobilise une catégorie psychologisante, le terme de « psychopathe », pour désigner les hommes violents ainsi que les hommes qui ne soutiennent pas la cause des femmes. Or, un homme violent n’est pas sujet à une maladie de la personnalité, c’est un individu qui est en partie façonné par une socialisation genrée dans laquelle des comportements virilistes lui ont été incorporés. Par ailleurs, de plus en plus d’hommes, notamment les jeunes, sont attirés par des thèses masculinistes, et des études féministes montrent qu’une partie importante des hommes soutiennent leurs amis agresseurs avant les victimes de violences sexistes et sexuelles.
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Réponse à Beigbeder d’un homme blanc hétérosexuel non victimisé
Cher Frédéric Beigbeder, depuis quelques semaines vous vous livrez à une virulente charge contre les féministes et l’ensemble des théories critiques. Dans Le Point, vous affirmez que certains courants féministes prônent « une forme d'hétérophobie tout aussi scandaleuse que l'homophobie ». Plus loin, vous déclarez que votre dernier livre a pour finalité de rappeler que vous n’avez évidemment pas choisi « d'être un homme, ni d'être blanc, ni de désirer les femmes, ni de naître en 1965 ». Au Figaro, vous osez prétendre que « Critiquer le mâle blanc hétéro de plus de 50 ans, c'est être raciste quatre fois », ce qui donne une définition assez originale du racisme. Puis, vous terminez la promotion de votre victimisation au micro de France Inter en dénonçant le fait que vous refusez la culpabilisation de votre identité : « C'est ennuyeux quand on est critiqué pour des choses sur lesquelles on n'a pas eu de contrôle. Je veux bien être critiqué sur mes livres, mes films, mes articles de journaux, mais pas sur mon être ».
En réalité, vos propos ambitionnent de décrédibiliser les recherches en sciences sociales sur les relations de classe, sur le genre, l’ethno-racial, la sexualité et d’autres thématiques. Or, vous vous trompez sur le contenu et la finalité de celles-ci. Ces études n’ont pas pour but de faire culpabiliser tel ou tel groupe social, et encore moins de les obliger à l'auto-flagellation pour les avantages qu’ils retirent (in)consciemment des différentes positions sociales qu’ils détiennent dans la société. Votre lecture culpabilisatrice est une personnalisation de la critique sociologique. Je m'explique.
Lorsque des études de genre révèlent le contenu viriliste qui persiste dans nos masculinités, ce n’est pas une attaque contre les hommes qu’il faudrait abattre, mais démontrer que la masculinité relève d’un processus, d’une construction sociale qui s’inscrit dans une histoire donnée et qui produit des effets concrets sur les hommes, les enfants, les femmes, ainsi que la société dans leur ensemble. Ce n’est pas une disqualification de l’homme, mais un regard critique sur nos modes de socialisation qui nous fabrique en tant qu’homme. Mais vous, Frédéric Beigbeder, en personnalisant la critique féministe, vous déniez le fait que nous vivons dans des sociétés stratifiées et structurées par des rapports de domination.
Si, comme les masculinistes, vous vous posez en victime du féminisme, vous refusez également d’accepter l’existence même du patriarcat. Dans votre livre, vous écrivez « Quant au patriarcat… ce mot m’a toujours fait sourire. (...) Ma génération ne sait pas ce que c’est. (...) Il est où, le fameux patriarcat dont les féministes me rebattent les oreilles ? » (Beigbeder, 2023, p26). Laissez-moi vous expliquer ce qu’est un système de domination, dont le patriarcat en est un exemple. C’est une structure transversale à toute la société qui produit et hiérarchise des groupes sociaux en leur conférant de multiples avantages ou désavantages en fonction de leur position dans le rapport social en question. C’est un système qui maintient une distribution inégale des ressources matérielles, économiques, sociales et symboliques d’une part (conditions matérielles d’existence, différences de revenus, d’accès au logement, au marché du travail etc.), et dans la distribution du pouvoir qu’il peut exercer contre l’autre d’autre part (inégalités dans la distribution des tâches domestiques, violences sexuelles, male gaze etc.).
En définitive, vous maniez avec finesse deux des principes structurants du masculinisme : victimisation et essentialisation. La véritable victimisation n’est pas celle des féministes, des antiracistes, des anticapitalistes ou des LGBTQIA+, mais bien la vôtre Frédéric Beigbeder par votre refus de sociologiser votre parcours et vos positions dans les rapports de classe, de genre ou de race. De plus, si vous accusez les féministes de vouloir détruire l’identité, en réalité vous flirtez avec l’essentialisme en voulant garder intactes les assignations de genre, de classe, de race afin de ne pas remettre en cause le pouvoir et les avantages que vous retirés des rapports sociaux capitalistes, patriarcaux et ethno-raciaux. Votre essentialisme est le seul moyen pour vous de pouvoir, comme dirait Pierre Bourdieu, de naturaliser la domination afin de justifier au monde votre droit de pouvoir exister comme vous existez, c’est-à-dire en tant que dominant.
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Bibliographie
Beigbeder, F. (2023). Confessions d'un hétérosexuel légèrement dépassé. Albin Michel.