Plan de l'écrit
- Introduction
- 1. Le taylorisme, une science au service de l’exploitation
- 1.1. La division technique du travail
- 1.2. L'individualisation du travail
- 1.3. La fin de la conflictualité
- 1.4. Pour conclure sur le taylorisme
- 2. Le fordisme, une science au service de l’exploitation
- 2.1. Le paternalisme fordiste
- 2.2. Pour conclure sur le fordisme
- 3. La révolution néolibérale
- Bibliographie
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Introduction
Ce billet s’inscrit dans un ensemble de textes sur la question du travail. Contrairement aux idées reçues, le travail est toujours une centralité dans nos sociétés néolibérales. Pour comprendre les rapports de production actuels, je me propose de revenir sur les premières organisations dites scientifiques du travail, afin de faire ressortir leurs modalités d'exploitation, et montrer qu’il y a une continuité de celles-ci avec la société néolibérale du travail. Je vais donc commencer par le taylorisme puis du fordisme.

Agrandissement : Illustration 1

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1. Le taylorisme, une science au service de l’exploitation
Le taylorisme repose sur un double enjeu capitalise : abolir la capacité des travailleurs à être maître du procès du travail d’une part, réussir à contraindre les travailleurs à respecter les normes prescrites afin d'être les plus rentables pour l'entreprise d’autre part (Linhart, 2015, p63).
Frederick Winslow Taylor est un ingénieur qui révolutionne le travail au début du 20e siècle. Selon lui, la flânerie et la paresse gagnent les ouvriers de son époque, ce qui engendre un ralentissement de la productivité des entreprises. Sur ce constat, il engage une réflexion sur le processus de production afin de permettre d'améliorer l'efficacité des travailleurs et par ricochet la rentabilité des entreprises. Ce nouveau procès du travail devra mettre fin à ce que Taylor nomme la « flânerie naturelle des travailleurs ». Dans la même perspective de stigmatisation de forces productives, il fustige l’action des syndicats de métier : leur « immobilisme » empêcherait le bon développement des entreprises, notamment en raison du refus d’acquiescer l'augmentation des rythmes de travail, leur opposition à la pratique du licenciement, mais encore leur volonté d’augmenter les salaires sans contraindre les travailleurs travailler davantage. Taylor, de son côté, s’inscrit dans la perspective de la théorie de ruissellement en considérant qu’une entreprise qui augmente ses bénéfices élève mécaniquement les salaires vers le haut. Il dénonce les errements des syndicats de métiers à travers un livre sur l'organisation du travail. Il écrit, par exemple, que l'ouvrier instruit est celui qui accepte la marche « naturelle » du système capitaliste, la raison spontanée de la productivité y compris si celle-ci s'accommode d’une perte de sens du travail : « L'ouvrier moyen croit qu'il est de son intérêt et de celui de ses camarades de travailler lentement au lieu de travailler rapidement, de restreindre sa production au lieu de produire au cours de la journée ce qui est humainement possible » (Taylor, 1912).
Cependant, il ne faut pas penser que Taylor considère les travailleurs comme inintelligent, bien au contraire. Il reconnaît que le savoir-faire est avant tout chez l'ouvrier, et que le savoir représente un réel pouvoir politique. Ce savoir spécial est la capacité d'un travailleur « à innover, à être capable de ruse, d’interprétation voire de triche pour réussir à faire ce qu'on demande » (Oddone et al, 1981). Taylor assume donc cette idée : « chaque génération (d'ouvriers) par son esprit de recherche et son expérience a sans doute transmis à la suivante de meilleurs méthodes ; cette masse de connaissance expérimentales constitue le principal bien de chaque ouvrier qualifié (...) les directeurs admettent franchement que les 500 à 1000 ouvriers appartenant à 20 ou 30 professions différentes, qui sont sous leurs ordres, possèdent seuls cette somme de connaissances traditionnelles et qu'ainsi une grande partie de ces connaissances est ignorée de la direction » (Taylor, 1912). Si le savoir permet un pouvoir politique, il est donc nécessaire, pour une organisation scientifique du travail qui ambitionne d'augmenter l’exploitation au travail afin d’accroître la productivité, d’extirper le savoir du travailleur pour l’empêcher d'avoir la maîtrise de son métier, et ce de fait, d’avoir un poids réel sur l’organisation du travail. Pour Taylor, c'est la science qui doit élaborer des lois pour construire le procès du travail, en mettant l’ingénieur dans une position centrale. On est ici dans la grande création de Taylor qui va marquer le siècle : la transformation des ouvriers de métier en simples exécutants de techniques par le détricotage des procédés de production et donc, de l'élimination du savoir ouvrier (Linhart, 2015, p65).
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1.1. La division technique du travail
Avant la mise en œuvre de l'organisation scientifique du travail, les travailleurs organisaient eux-mêmes l'activité. Les ouvriers qualifiés engageaient des compagnons et des ouvriers non-qualifiés pour garantir l'effectivité du processus de production. Quant au patron, il ne pouvait s'immiscer dans cette organisation car il n'avait aucune connaissance en la matière. Son seul but était de faire fructifier son capital. De fait, son seul moyen de lutter contre la combativité ouvrière était d'abaisser les salaires. Cependant cette hypothèse est souvent mise à rude épreuve devant une classe ouvrière consciente de ses intérêts communs, et de ce fait organisée collectivement. En témoignent les nombreuses grèves et insurrections qui se sont produites au cours du XIX siècle. Devant cette dialectique savoir-pouvoir, Taylor va dépouiller le savoir des travailleurs à travers trois processus :
- Une séparation nette entre la conception des tâches (ingénierie sociale), et leurs exécutions (les ouvriers) ;
- La hiérarchisation des tâches (l'ingénierie social est reconnue au dessus symboliquement, socialement et économiquement que le travail manuel) ;
- Une atomisation des métiers en une grille d'actions simpliste et répétitive.
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La séparation des tâches
L'une des révolutions organisationnelles de Taylor est d'inscrire l'ingénieur comme le maître-à-penser du travail. C'est l'expert qui sait devant l'ouvrier qui ne sait pas, et qui en conséquence, doit se soumettre à la seule intelligence de l'ingénierie qui lui dira quoi faire, comment le faire, où il doit le faire et en combien de temps. Les ingénieurs vont donc créer ensemble les procédés de production que l'ouvrier devra respecter. Taylor justifie cette expropriation du savoir ouvrier par la qualité intellectuelle de l'ingénieur bourgeois : « Toute personne ayant l'instruction nécessaire et l'esprit de synthèse peut, mieux que l'homme qui exécute le travail, conduire les recherches qui permettent d'énoncer des lois à imposer au travailleur » (Taylor, 1912), mais encore : « la direction se charge de réunir tous les éléments qui étaient de la possession des ouvriers, de classer ces informations, d'en faire la synthèse et de tirer de ces connaissance des règles, des lois, des formules qui sont d'un grand secours pour aider l'ouvrier à accomplir sa tâche journalière » (Taylor, 1912).
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La hiérarchisation des tâches
Cette expropriation de la culture des ouvriers par les ingénieurs au sein des bureaux d'études va mettre en place un rapport hiérarchique, autant symbolique que social. L'ingénieur est reconnu comme l'expert du travail de l'ouvrier. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le travailleur est dépourvu du savoir organisationnel de son travail. En effet, que ce soit dans l’esclavage, le servage, l’artisanat, malgré la dureté du travail, le travailleur était le maître de son œuvre. C'est lui qui était le ''sachant'', le connaisseur de son métier, de sa pratique singulière. Taylor inverse complètement cette situation avec son organisation scientifique du travail.
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La parcellisation des tâches
Taylor engage la séparation des tâches entre l'ingénierie et l’exécution des taĉhes. Cette extraction du savoir ouvrier va se réaliser notamment par la parcellisation des tâches. Pour ce faire, les ingénieurs vont observer le travail des ouvriers au quotidien. Ils vont chronométrer toutes les actions du processus du travail, faire des mesures, acquérir un maximum d'informations. Ensuite, tout ce corpus de renseignements va être décortiqué dans les bureaux des méthodes pour établir une organisation visant la meilleure productivité au dépens de l'humanité du travail. Ainsi, les ingénieurs vont transformer les différentes tâches en gestes simplistes, courts, et répétitifs. C'est le point de départ du « travail en miettes » (Friedmann, 1964), mise en oeuvre pour le compte de la bonne efficience et de la prétendue santé au travail : « Le système d'organisation scientifique des entreprises, n'est que l'équivalent d'un dispositif d'économie du travail ; c'est un moyen très efficace et très sûr de rendre les hommes plus efficients qu'ils ne sont actuellement, et ceci sans leur donner une plus grande charge de travail » (Taylor, 1912).
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1.2. L'individualisation du travail
Pour contraindre les ouvriers à travailler selon les intérêts exclusifs du patronat, Taylor doit trouver des outils pour fragiliser et pervertir une conscience de classe bien trempée dans la classe ouvrière. Pour ce faire, il va s'appuyer sur l'individualisation du travailleur dans son rapport au travail. Dans un premier temps, grâce à l’atomisation des tâches entraînant la perte du savoir ouvrier, cette privation rendant plus difficile la contestation du travail. En effet, le travailleur se retrouve mis sur une machine, individuellement, avec des gestes similaires à effectuer, et écarté d'un réel travail d'équipe. Pour justifier l’absence de rapport collectif au travail, Taylor mobilise une argumentation psychologisante pour affirmer que le travail d'équipe est pathogène et qu'il doit être combattu puisqu’il diminuerait la productivité de l'entreprise : « Quand des ouvriers travaillent en équipe et ne sont pas considérés comme des travailleurs indépendants les uns des autres, ils perdent ambition et initiative. Une analyse poussée a montré que quand les ouvriers sont réunis en équipe, chaque membre du groupe devient moins efficient que quand son ambition personnel est stimulée ; quand des hommes travaillent en équipe, leur efficacité individuelle tombe en dessous ou au niveau de celle du moins bon ouvrier ; en conséquence le travail d'équipe incite l’ouvrier à diminuer son activité et non à l'augmenter » (Taylor, 1912).
Dans cette perspective, il faut ajouter que Taylor n’a jamais apprécié les collectifs de travail pour leur capacité à se mobiliser solidement. Ainsi, au-delà de la parcellisation des tâches, il va mettre en œuvre une dimension paternaliste au sein du procès de production, en promouvant un lien privilégié entre le travailleur et le patron : « C'est une règle inviolable de relation avec les ouvriers de s'entretenir individuellement avec chacun d'entre-eux pour mieux le connaître, car chaque homme a ses propres qualités et ses propres limites ; on ne doit pas s'occuper d'un groupe d'hommes, mais on doit essayer d'aider chaque ouvrier pour lui permettre d'atteindre son plus haut niveau d'efficience et de prospérité » (Taylor, 1912). Ce que recherche ici Taylor, c'est la fin de la conflictualité sociale entre le patron et l’ouvrier.
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1.3. La fin de la conflictualité
C'est sans doute à terme, l'un des points les plus importants pour Taylor : la fin de l’opposition entre le patron et le travailleur. Cette recherche d'harmonie sociale relève d’un travail de perversion du patronat envers le prolétaire. Taylor va donc s’ériger en bienfaiteur des ouvriers, notamment en affirmant que son organisation scientifique du travail est par définition neutre puisqu'elle est définie par la science. L'impartialité de cette dernière lui permet de tout justifier puisqu'elle est réalisée au nom du bien commun, sans partialité de classe. Ainsi les différents agents de l'entreprise doivent devenir des partenaires, des collaborateurs : « mon but unique était de faire disparaître l'antagonisme qui existait entre le patron et les membres de son personnel, d'essayer d'en faire des amis, au lieu d'être par principe des ennemis » (Taylor, 1912). Ainsi, l’ensemble des collaborateurs auraient des intérêts communs et ce serait à tort de penser que : « pour tous les problèmes d'importance vitale, les intérêts des patrons sont nécessairement opposés à ceux de leurs salariés » (Taylor, 1912). Or, la réalité est ailleurs. Pour la première fois dans l'histoire de l’humanité, il se trouve que la mort elle-même est inscrite dans le processus du travail. Les sacrifiés du capitalisme Taylorien ne sont pas des accidents du travail mais une guerre sociale des patrons contre la vie elle-même des travailleurs. Taylor fait donc bien d'oublier de dire que les sacrifices des uns feront l'opulence des autres. Ainsi, il nie la dimension politique intrinsèque du travail et de la conflictualité qui en résulte, en le réduisant au seul calcul de la mesure et du chiffre (Linhart, 2015, p71).
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1.4. Pour conclure sur le taylorisme
Le taylorisme a posé les bases d'une nouvelle organisation basée sur une séparation des tâches, leur hiérarchisation et l'atomisation des actions de production pour un travail en miettes vidé de tout sens culturel. Cela va permettre d'extraire le savoir des ouvriers pour mieux les dominer en envoyant cette culture dans les bureaux d'ingénierie et dans celui du patron, avec en prime une individualisation dans leur rapport au travail, une organisation autoritaire et déqualifiante. Sous couvert de la neutralité scientifique, Taylor prétend accomplir le bien commun de tous. Ainsi la conflictualité devrait cesser par l'acceptation des ouvriers de cette organisation rationnelle et neutre. Cependant, il ne faut pas penser les travailleurs inactifs face à cette nouvelle organisation du travail. Ils s’y opposeront fréquemment, en raison de l'aliénation déshumanisante du travail, de la régularité des accidents, de l'exploitation féroce dans les ateliers, de la faiblesse des salaires, mais encore de l’aiguillon de la faim - pour utiliser cette magnifique expression de Karl Marx.
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2. Le fordisme, une science au service de l’exploitation
En ce qui concerne le fordisme, il va abolir la capacité des travailleurs à être maître de leur travail, d'autre part il va réussir à contraindre les travailleurs à respecter les normes prescrites afin d'être le plus rentable pour l'entreprise (Linhart, 2015, p63). Le fordisme doit son nom à son créateur : Henry Ford, un constructeur automobile. Son organisation va supplanter celle du taylorisme pour devenir, après la deuxième guerre mondiale, dominante dans le monde industriel.
En réalité, Henry Ford complète la division technique du travail avec l'ajout des chaînes de montages à partir de 1913. Nous sommes ici dans la même logique taylorienne d'asservissement de la classe ouvrière par la technique, celle-ci sera d’autant plus forte par l'instauration de cadences infernales. Concrètement, le travailleur reste sur place dans l'usine, il ne peut plus se déplacer. Ce sont les pièces qui défilent devant lui pour être travaillées avec une régularité aliénante. Lui et la machine ne font plus qu'un. Il suffit de penser au merveilleux film de Charlie Chaplin « Les temps Modernes » de 1936 pour visualiser la dureté de cette organisation du travail. Chaque nouveauté devant se justifier, Henry Ford fait passer son organisation scientifique pour du progrès : « Notre premier progrès dans le montage consista à apporter le travail à l'ouvrier, au lieu d’amener l'ouvrier au travail. Aujourd'hui toutes nos opérations s'inspirent de ces deux principes. Nul homme ne doit avoir plus d'un pas à faire ; autant que possible, nul homme ne doit avoir à se baisser » (Ford, 1928, p90). En réalité, Ford, comme Taylor, ne considère le progrès qu'à la mesure de la productivité, et non du bien-être des travailleurs.
Pour assurer la productivité de ses entreprises à partir de cette standardisation effrénée du processus de travail, Ford crée de nouveaux bureaux d'études pour assurer la coordination entre la fabrication des pièces et leur entrée dans les chaînes de montage. Les résultats économiques vont suivre et seront sans précédent dans l'histoire de l'industrialisation. Par exemple, le temps global d'assemblage d'une automobile passe de 216 heures en 1913 à 127 heures en 1914, soit une progression de 70% (Linhard, 2015, p80). Cependant, l'instauration des chaînes de montages dans le processus de travail crée de nouvelles souffrances pour les ouvriers : l'impossibilité de se déplacer dans l'usine, la standardisation et l'atomisation des tâches, le travail pénible et répétitif soumis aux cadences infernales, engendrant stress, douleur physique, anxiété. Certains ouvriers arrêtent plusieurs fois le travail par jour, le turn-over est d'environ 380 % et dans certaines entreprises, il faut en moyenne changer 1300 à 1400 ouvriers par jour. A ses débuts, cette organisation est donc particulièrement coûteuse pour l'usine d’une part, puis il faut être sûr de trouver un ouvrier en remplacement pour ne pas compromettre la production d’autre part. Pour remédier à ses problématiques, Henry Ford met en place deux solutions : la rotation des tâches et une augmentation des salaires. Le 5 janvier 1914, il décide de doubler la paye. Les travailleurs auront désormais 5 $ pour 8 heures de travail. Par ce procédé, il a réussi à stabiliser une main d’œuvre avec un taux de rotation descendu à 16 %.
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2.1. Le paternalisme fordien
Henry Ford se pose à la fois en homme bienveillant des droits individuels de ses salariés, et en garant de la prospérité économique. Pour lui, il faut que le patron soit un guide pour les ouvriers. Pour ce faire, ce papa-patron doit faire attention à eux et à leur façon de vivre. En effet, parce qu’il double les salaires, il peut en retour avoir un droit de regard sur les effets de l’environnement social de ses salariés afin que leur existence ne soit pas en contradiction avec la reproduction de leur force de travail. Ce paternalisme a plusieurs objectifs : permettre la reproduction de la force de travail sous couvert de bienveillance par une intrusion de la vie privée ; effacer la conflictualité sociale entre le capital et le travail au sein de l'usine ; empêcher les révoltes ouvrières.
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- Premier objectif : s'immiscer dans la vie privée
Henry Ford tente d’abolir la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle en créant des groupes de contrôleurs qui vont s’incruster dans la vie privée de l'ouvrier. Ils vont regarder si son habitat est sain, si sa femme garde bien la maison, si elle s'est bien faire la cuisine, si le couple a une bonne gestion de leur économie pour qu'ils puissent acheter les voitures que le mari construit dans l'usine... Ils vont également vérifier si l'ouvrier est marié, ce qui sera un élément important pour son salaire. En effet, s'il est marié, âgé de plus de 21 ans et depuis 6 mois au sein de l'entreprise, alors il a le droit à ses 5 $. Ford justifie cette différence de salaire par le fait qu'un ouvrier marié est surveillé par son épouse. Elle le régule dans sa supposée consommation d'alcool, elle lui permet d'avoir une habitation saine, et par sa présence physique de sa conjointe, l'ouvrier ne va pas se fatiguer à « courir sous les jupons des femmes ». En définitive, si les inspecteurs trouvent que la conjointe n'est pas une « bonne » épouse pour son mari, alors ils proposeront à cette dernière des menus-types pour la cuisine ou encore des programmes pour apprendre à économiser de l'argent (Linhart, 2015, p85).
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- Deuxième objectif : abolir la conflictualité sociale
Henry Ford désire transformer le rapport à l'autorité et au pouvoir afin de masquer les rapports d'exploitation présents dans le processus de production. L'idée est simple : s'il y a des procédures à respecter, si c'est la production et les pièces qui viennent à l'ouvrier dans un processus de travail simplifié, alors à quoi bon soumettre l’ouvrier à un pouvoir hiérarchique quelconque, son aliénation-dépendance à la machine est suffisante : « L’industrie, à notre avis, est affaire de management et à nos yeux, le management et le leadership sont une seule et même chose. Nous ne comprenons pas le management lorsqu'il consiste à hurler des ordres et se mêle de tout au lieu de diriger les ouvriers dans leur travail. Un vrai dirigeant passe inaperçu, une vraie direction n'est pas pesante et notre but est de faire en sorte que, l'organisation matérielle, par l'équipement et la simplification des opérations, les ordres deviennent superflus. » (Linhart, 2015, p83).
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- Troisième objectif : éviter les révoltes ouvrières
Le paternalisme fordien a également comme finalité de contenir le potentiel des révoltes ouvrières. Ce paternalisme bienveillant est, en paraphrasant Michel Pinçon « un rapport social dans lequel l'inégalité est déniée. Cette métaphore tend à transformer les rapports d'autorité et d’exploitation en rapport éthiques et affectifs. Le devoir et le sentiment semblent ainsi remplacer le règlement et le profit » (Pinçon, 1987). Ce paternalisme a été très présent en France où un management familial est très présent. Françoise de Bry qui recense 3 modèles paternalistes (de Bry, 2003) :
- Matériel : un réseau d'institutions qui accompagne le salarié et la famille du berceau à la tombe ;
- Moral : un interventionnisme au niveau de la vie privée ;
- Politique : l'industriel et/ou sa famille détiennent des mandats politiques ou professionnels.
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En France, le paternalisme est surtout matériel et moral, comme l'analyse le sociologue Henri Jorda dans son billet « Du paternalisme au managérialisme » : « Le patron investit dans la construction de logements, voire de cités ouvrières, d’hôpitaux, écoles, bibliothèques(...). Il met en place des systèmes de prévoyance, des coopératives de consommation. Bref, il se comporte comme un père vis-à-vis de ses ouvriers à qui il donne le moyen de gagner leur vie. (…) Le patron exerce donc son emprise sur la sphère privée des ouvriers par l’intermédiaire des œuvres sociales, au nom de ce qu'il pense être sa responsabilité. Le patron et l'usine vont par exemple, se manifester sur le terrain des loisirs avec la création d'associations sportives et des sociétés multiples, de chant, de pêche, de musique (…). Car les occupations ouvrières sont jugées incompatibles avec la discipline industrielle, renvoient à une dépravation morale, révèlent d'une condition inférieure. La patron favorise donc l’exercice d'activités saines qui éloigne l'ouvrier du vice : le sport, mais aussi le jardinage et le bricolage qui occupe le père de famille et lui évitent de sombrer dans l'alcoolisme. Voilà qui relève de la responsabilité sociale et morale du patronat au moment où les usines se rationalisent, les rythmes de travail s'intensifient, où la modernisation des équipements exige un respect toujours plus strict des règlements internes et une mobilisation toujours plus intense de la force de travail. » (Jorda, 2009).
Pour revenir à Henry Ford, cette soi-disant « bienveillance » transcende les murs de l'usine jusqu'à ceux de la politique. Le constructeur automobile est un admirateur d'Adolf Hitler, ce dernier ayant reçu en cadeau 35 000 reichsmarks en 1939 pour son anniversaire. De son côté, le futur génocidaire du peuple juif a décerné à Henry Ford, un an auparavant, en 1938, la « Grande-Croix de l'ordre de l'Aigle allemand », soit la plus haute décoration nazie pour les étrangers. C’est à travers ce respect mutuel qu’il faut comprendre le financement, par Henry Ford, d’une campagne de propagande pour empêcher les USA de rentrer en guerre contre le Führer.
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2.2. Pour conclure sur le fordisme
En définitive, Henry Ford s’inscrit dans la continuité de Taylor : l’élaboration d’une organisation du travail aliénante et prédatrice. Avec l'instauration des chaînes de montages, Ford a considérablement dégradé les conditions d'exploitation par un dressage des corps et une pénibilité sans précédent. Pour maintenir la dureté du processus du travail, il tente de développer un paternalisme faussement bienveillant, par une augmentation des salaires, une colonisation de la vie privée des travailleurs, et un affaiblissement de la conflictualité sociale entre les classes antagonistes. Et malgré les souffrances que son système a pu engendrer, Ford osa écrire dans ses mémoires : « Après bien des années d'expérience nous n'avons pas constaté que le travail répétitif fut préjudiciable à l'ouvrier. Le fait est qu'il semble même entraîner une meilleure santé physique et mentale que le travail non-répétitif. Si les hommes n'aimaient pas leur travail, ils partiraient » (Ford, 1928).
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3. La révolution néolibérale
L’organisation taylorienne et fordienne du travail que nous avons précédemment vu sont radicalement remis en cause à travers la planète au détour des 30 dernières décennies du 20e siècle par des révoltes ouvrières, d’un affaiblissement de l’autorité hiérarchique traditionnelle, et l'avènement d’une nouvelle rationalité économique dite néolibérale. Le processus de production doit donc se transformer. Il le fera avec une nouvelle forme de gouvernementalité des individus, transformant des travailleurs passifs en sujets, en complémentarité d’une nouvelle forme d’accumulation du capital où le rôle de l’Etat consiste principalement à soumettre la société à un système de gouvernance dans lequel la règle première est celle de la concurrence et de la compétition. Nous verrons cette transformation dans le prochain article.
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Bibliographie
- de Bry. (2003). « Le paternalisme entreprenarial ». in J.Allouche. Encyclopédie des ressources humaines. Vuibert.
- Ford, H. (1928). Ma vie et mon œuvre. Payot.
- Friedmann, G. (1964). Le Travail en miettes. Gallimard
- Jorda, H. (2009). Du paternalisme au managerialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale. Innovations, 29(1), 149-168.
- Linhart, D. (2015). La comédie humaine du travail. Eres.
- Oddone, I., Re, A., & Briante, G. (1981). Redécouvrir l'expérience ouvrière. Vers une autre psychologie du travail ? Éditions Sociales.
- Pinçon, M. (1987). « Le patronat paternel ». Actes de recherches en sciences sociales. n°57-58
- Taylor F. W. (1912). La direction scientifique des entreprises. Dunod.