Sommaire
- Introduction
- 1989 : l'affaire de Creil
- 2004 : loi sur les signes religieux dans les écoles publiques
- 2010 : loi interdisant la burqa & le niqab
- 2011 : les prières de rue
- 2012 : les accompagnatrices scolaires voilées
- 2013 & 2016 : le voile à l'université
- 2016 : le burkini sur les plages publiques
- 2019 : le burkini dans les piscines municipales
- 2020 : le voile dans le football
- 2021 : les menus sans viande dans les cantines scolaires
- 2021 : les élus et les signes religieux
- 2023 : le ramadan pendant les matchs de football
- 2023 : l'interdiction de l'abaya
- 2000-2023 : le voile sur l'espace public
- Le concept d’islamophobie d’Etat
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1. Introduction
Il y a une semaine, l’ancien Premier ministre et actuel maire du Havre Edouard Philippe, a affirmé que la France doit réformer sa loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat en raison qu’elle « n’est peut-être pas en mesure de traiter la spécificité de l’islam ». Comme l’exprime Pierre Khalfa dans le Club de Médiapart, jamais une personnalité politique aussi importante n’a soutenu un projet de différenciation dans le traitement des religions. L’intervention de la puissance publique dans le fonctionnement et l’organisation d’une religion est un danger pour les libertés individuelles et collectives des fidèles. Concrètement, le président du parti politique « Horizons » propose de revenir à une société d’avant 1905 pour que le politique, donc l’Etat, puisse intervenir dans le religieux pour « gérer » la question musulmane. Or, cette idée ne vient pas de nulle part. L’hypothèse est qu’elle s’est construite à travers un processus de racialisation de la question musulmane par l'Etat et les médias, d'où l'hypothèse d'une « islamophobie d’Etat ».
Dans cet article, je ne vais traiter que le rapport entre laïcité et islam pour répondre à l’idée de la racialisation du groupe musulman. D’autres phénomènes participant à ce processus racialisant sont volontairement écartés, comme les émeutes, la statistique policière de la délinquance, les thèses réactionnaires comme « le grand remplacement » de Renaud Camus ou encore le « choc de civilisation » de Bernard Lewis, les attentats terroristes islamistes etc. Étant moi-même attaché au principe de laïcité, il était important de réaliser un article sur cet objet tellement il est détourné par des forces politiques, médiatiques et intellectuelles. Alors que le principe de laïcité protège la croyance et confère une liberté d’expression aux fidèles, je montrerai qu’il existe des lois d'exception à ce principe, avec des discours et des décisions politiques qui mobilisent une laïcité fantasmée et dévoyée. Comme l’exprimait déjà Edgar Morin il y a de longues années, on observe « la mise en place d’une véritable « catho-laïcité », ou comme l’écrit Roland Pfefferkorn, une « néo-laïcité identitaire et discriminatoire » à l’égard des musulmans.
Pour finir, cet article ambitionne de répondre à l’hypothèse d'une racialisation du groupe musulman à partir du dévoiement de la laïcité. Ici, je ne discute pas la religion en elle-même. Je me permets de faire cette précision pour éviter que le lecteur ou la lectrice puisse penser que je suis contre la critique de la religion, tout objet méritant une étude critique.
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2. 1989 : l'affaire de Creil
Sans surprise, je commence ce billet avec l’affaire de Creil. Le 18 septembre 1989, le principal du collège de Creil exclut trois mineures qui refusent de retirer leur voile en classe. Selon lui, tout signe religieux ostentatoire est incompatible avec le bon fonctionnement de l’enseignement scolaire. Si une négociation entre les parents et les responsables de l’établissement met fin à la querelle, la France vit un emballement médiatique à travers la mise en avant d’autres situations sur le territoire, ayant pour conséquence de mettre l’Assemblée nationale dans un état convulsionnaire avec de nombreux débats houleux. Un mois plus tard, le Conseil d'État est saisi par le ministre de l'Éducation nationale de l’époque, Lionel Jospin. L’institution publique affirme que le port du voile dans un établissement scolaire public est compatible avec le principe de laïcité d’une part, et que l’exclusion d’élèves ne peut se justifier que par la démonstration que le port du voile peut menacer ou troubler l’ordre public d’autre part. Que l’on soit d’accord où non avec cette décision n’est pas la question. Elle démontre seulement le sens même du principe laïque inscrit dans la loi de 1905 : seule l’institution publique française et ses agents, et non ses usagers, sont soumis à la neutralité religieuse.
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3. 2004 : loi sur les signes religieux dans les écoles publiques
En juillet 2003, le président de la République Jacques Chirac crée la Commission Stasi, un comité de réflexion sur l'application du principe de laïcité. Malgré la diversité des situations posées, c’est le voile islamique à l’école qui monopolise les débats dans le champ médiatique d’une part, et qui hystérise les discussions dans le champ politique d’autre part. Sur la question du foulard, la commission Stasi essaie de répondre à deux questions : le simple port d’un signe religieux est-il source de prosélytisme (on dissocie donc le port de vêtement du comportement ) ; est-ce qu’il y a un lien entre la présence des signes religieux et les tensions observées dans les établissements ? Ces comportements sont, par exemple, des pressions entre élèves croyants, entre celles et ceux qui portent un signe religieux et les autres qui n’en portent pas, des refus de suivre des enseignements scolaires (histoire, sport, musique) et des entraves au bon déroulement des cours en raison de croyances religieuses. L’avis de la Commission Stasi est que l'interdiction des signes religieux est une réponse pertinente pour favoriser la fin de ces comportements. Par ailleurs, elle rappelle qu’il s’agit de mineurs, donc de personnes dites vulnérables, et que le rôle de l’école est de développer leur esprit critique et leur libre arbitre.
En suivant les propositions de la Commission Stasi, la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques est une rupture importante en France. Alors que l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et l’avis du Conseil d'État 1989 estiment qu’un signe religieux, sans comportement associé, ne peut être considéré comme du prosélytisme, la loi de 2004 transforme cette signification du principe laïque. Alors que la loi de 1905 fait une distinction claire entre le vêtement et le comportement, désormais le vêtement, autant que le comportement, sont reconnus comme des actes de propagande religieuse. Les enfants, pourtant usagers du service public, sont donc soumis au devoir de neutralité. Cette évolution contraire au principe de laïcité de 1905 permet à Emile Poulat, spécialiste de la laïcité, d’affirmer que « La loi de 2004 n’a rien à voir avec la laïcité ! ».
Par ailleurs, Jean Baubérot, autre spécialiste de la laïcité, constate que « La loi sur l’interdiction de signes religieux à l’école n’a pas réglé les problèmes » liés aux tensions religieuses à l’école. Au contraire, elle entraîne l'exclusion de mineures des écoles publiques. La République Française, au lieu d’intervenir concrètement sur des problèmes liés à des convictions religieuses (refus et entraves au déroulement des cours, pression entre élèves etc.) par des techniques de médiation des conflits, voire de sanction, elle a créé en 2004 une loi d'exception au principe laïc… contraire au fondement même de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat.
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4. 2010 : loi interdisant la burqa & le niqab
Quelques années plus tard, - bien que les polémiques autour de l’Islam soient sans interruption -, les débats passionnés reviennent avec le port de la Burqa et du Niqab. En octobre 2010, la « Loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public » est promulguée, mais contrairement aux idées reçues, elle n’est pas fondée sur la laïcité mais sur la sécurité publique et l'interaction. En effet, même si le principe laïc s’impose à l’Etat et non aux individus, la décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010 rappelle que la sécurité publique et « respect des exigences minimales de la vie en société », comme le fait de pouvoir identifier la personne à qui on parle, permet d'interdire un vêtement religieux qui dissimule le visage dans l'espace public. Je tiens ici à rappeler que certaines études montrent que le port de la Burqa et du Niqab ne sont pas déterminés par la religion mais par le rapport aux hommes (voir les travaux d’Agnès de Féo), comme des islamologues sont en désaccord sur les liens entre les préceptes coraniques et la burqa.
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5. 2011 : les prières de rue
En septembre 2011, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant affirme sa volonté d’interdire les prières de rue notamment au nom du principe laïc, une déclaration qui restera sans conséquence juridique. Si l’attention médiatique et politique est grande pendant l’année 2011 sur ce phénomène, en réalité la question des prières de rue a pris une importance non négligeable dans le paysage français depuis le début des années 2000. Si les prières de rue, phénomène minoritaire, sont devenues une affaire nationale en raison de l’absence de résolution à l'échelle locale et d’un emballement médiatico-politique sur ce sujet, il faut rappeler que les raisons reposent sur le manque de lieux pour que les fidèles puissent prier et non une volonté d’appropriation des espaces publics à des fins communautaires. Mais concrètement, est-ce que le principe laïc interdit les prières dans l’espace public ? La réponse est non. Comme l’explique Nicolas Cadène, l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat autorise les manifestations religieuses sous certaines conditions, elles doivent respecter l’ordre public et le cadre de la loi et sont soumises à une déclaration préalable, comme n’importe quelles mobilisations sociales, culturelles, syndicales.
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6. 2012 : les accompagnatrices scolaires voilées
L’accompagnement scolaire des mères voilées est un débat passionné en France depuis une quinzaine d’années. En 2012, la circulaire « Chatel » du ministre de l’Education nationale Luc Chatel impose aux accompagnateurs et accompagnatrices des sorties scolaires un devoir de neutralité religieuse, en raison qu’ils exerceraient une mission de service public. Evidemment, ce sont les mères voilées qui sont visées par cette nouvelle directive. Si l’avis du Conseil d’Etat rendu public le 23 décembre 2013 stipule que les parents accompagnateurs ne sont pas des agents de l’Etat et de ce fait, ne sont pas soumis aux règles de la neutralité religieuse, Luc Peillon, alors nouveau ministre de l’Education nationale du gouvernement socialiste, refuse cet avis en maintenant la circulaire Chatel. En 2014, la nouvelle ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem abolit la circulaire, alors que Jean-Michel Blanquer cultive l'ambiguïté en s'opposant à l’interdiction du port du voile pour des raisons techniques, mais favorable sur le principe à leur exclusion.
En définitive, le principe laïc autorise parfaitement les mères voilées d’accompagner des enfants en sorties scolaires, tout comme elles peuvent assister à un conseil d'école, tant qu’elles n’ont aucun comportement prosélyte à l'égard des élèves. Considérer le contraire au nom de la laïcité est donc un non-sens de la philosophie laïque.
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7. 2013 & 2016 : le voile à l'université
Une des polémiques récurrentes qui revient souvent depuis 2004 est l’interdiction du voile à l’université. Nombreux sont les politiques et commentateurs publics qui veulent une généralisation de la loi de 2004 en y intégrant l'enseignement supérieur. Si début août 2013, le Haut conseil à l'intégration (HCI) suggère d'interdire le voile à l’université, c’est Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur du Parti socialiste, qui remet cette proposition à l’agenda politique en l’estimant « digne d'intérêt ». En mars 2015, la secrétaire d'Etat au droit des femmes Pascale Boistard s’inscrit dans la ligne réactionnaire du PS, puis, l’année suivante, Valls relance le débat à l’assemblée nationale dans l’optique d’interdire le voile dans l’enseignement supérieur au nom de la laïcité française.
Or, au risque de devoir me répéter, les étudiants et étudiantes de l’université ne sont pas soumis au devoir de neutralité, contrairement aux agents de la fonction publique. De plus, contrairement à l’argument mobilisé dans la loi de 2004, les étudiants et étudiantes sont considérés comme des adultes dû fait de leur majorité. Ainsi, on considère qu’ils détiennent une capacité de jugement et de discernement qui les différencie des écoliers, collégiens et lycéens. Il n’y a aucun argument qui permette de prétendre à une généralisation de la loi de 2004. En réalité, la volonté de certains courants politiques d’interdire les signes religieux dans l'enseignement supérieur témoigne d’une réelle offensive réactionnaire en mobilisant une laïcité tronquée, et dont la finalité politique est d'invisibiliser la religion musulmane dans l’ensemble de l’espace public. Les femmes musulmanes, car ce sont principalement elles qui sont visées, sont infantilisées et stigmatisées comme des individus arriérées et non-intégrées.
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8. 2016 : le burkini sur les plages publiques
La polémique du burkini est arrivée en France à l’été 2016. Plusieurs arrêtés municipaux sont mis en place, comme à Cannes ou à Sisco (Haute-Corse). En France, globalement, la laïcité est mise en avant dans le champ politique et médiatique pour légitimer l’interdiction, dont les plus téméraires vont jusqu’à l’argument de l’islamisation de la société. Même si certains politiques et médias ne vont pas jusqu’à ce dernier argument, le principe laïc est élevé au rang de valeur suprême pour lutter contre les dérives identitaires et les replis communautaires et dont le burkini serait l’une des représentations. Une nouvelle fois, la laïcité est instrumentalisée. Elle l’est tellement qu’on a oublié que son principe fondateur reste la liberté, y compris celle de se vêtir avec un habit à connotation religieuse dans l'espace public. C’est pourquoi, le Conseil d’Etat a rendu un avis négatif en ce qui concerne l’interdiction du burkini sur les plages, puisqu'elle constitue « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».
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9. 2019 : le burkini dans les piscines municipales
La polémique du burkini à la piscine ne date pas d’hier. En août 2009, une femme est bannie de la piscine d’Emerainville en Seine-et-Marne car elle portait ce vêtement de bain. Deux ans plus tard, c’est au tour de la Mairie de Douai du département du Nord d’interdire le burkini dans ses deux piscines publiques. Mais c’est surtout en 2019 que les polémiques enflent avec des opérations coups de poings. En mai 2019, malgré l’interdiction municipale de la ville de Grenoble, des femmes en burkini se sont baignées dans les piscines publiques pour revendiquer l’autorisation du vêtement de bain, une action similaire s’est déroulée quelques mois plus tard à la piscine de la Cour-des-Lions à Paris. Si l’argument de l'hygiène est mis en avant, celui de la laïcité l’est tout autant. Dans un premier temps, comme l’exprime le Défenseur de Droits, la question hygiénique est contestable car le tissu du burkini est le même que celui des maillots de bain et donc conformes aux normes hygiéniques. Pour finir, et c’est surtout ce qui nous intéresse ici, l’interdiction ne peut se fonder sur la laïcité. Son principe étant la liberté de porter un vêtement dans l’espace public, peu importe qu’il soit cultuel ou culturel, et que celui-ci ne peut être considéré comme un acte de prosélytisme, l’argument de la laïcité n’est pas valable pour interdire le burkini selon la loi de 1905.
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10. 2020 : le voile dans le football
Depuis plusieurs années, la France vit de nombreuses polémiques dans le sport autour de la laïcité, comme le port du voile dans le football (voir le combat des Hijabeuses). Mais sont-elles réellement fondées ? Pour aller droit au but, l'interdiction de porter un voile dans les compétitions sportives ne peut pas se fonder sur le principe de laïcité. La laïcité est la neutralité de l’Etat et de ses agents, un sportif ou une sportive n’a aucune mission de service public dans son club. Ainsi, l’interdiction du voile ne peut reposer que sur une réglementation du sport en question (règles du jeu, respect de la tenue vestimentaire indispensable à la pratique du sport), sur des critères d’hygiène ou de sécurité. Pourtant, au nom d’une prétendue laïcité, la Fédération française de football (FFF) interdit le port du hidjab en compétition officielle, ce qui est un dévoiement de la laïcité. Mais l’institution invoque aussi l'hygiène et la sécurité alors même que le voile est autorisé aux Jeux olympiques et par la Fédération internationale de football depuis 2014. Ces deux derniers arguments sont battus en brèche par Bouchra Chaïb, footballeuse amatrice de 27 ans, explique à Médiapart que ce sont « de faux arguments, car il existe un hijab homologué pour pratiquer le sport de compétition ». Par ailleurs, la fédération française de handball ou de rugby, par exemple, l'autorise à condition qu’il ne mette pas en danger la personne (interdiction de le porter autour du cou).
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11. 2021 : les menu sans viande dans les cantines scolaires
En 2021, les menus sans viande dans les cantines de Grenoble et de Lyon ont re-déclenchés de nouvelles polémiques autour des menus de substitution sans porc. Au nom de la lutte contre les dérives identitaires et communautaires d’une part, et pour protéger l'universalisme et les valeurs laïques de l’institution scolaire d’autre part, nombreux sont les politiques et éditorialistes qui refusent et critiquent la mise en place de tel menu. Ainsi, en 2015, le conseil municipal de Chalon-sur-Saône supprime des cantines scolaires les menus de substitution au titre de « rétablir un fonctionnement neutre et laïque » de l’école. Or, c’est une interprétation erronée de la laïcité. Comme l’exprime Nicolas Cadène, si on respecte le principe laïc, alors le meilleur programme alimentaire est de proposer une offre de choix, c’est-à-dire un menu carné et non carné pour permettre à tous les élèves de se restaurer selon leurs désirs, leurs convictions, ou pour des raisons de santé. C’est pourquoi, l’avis du Conseil d’Etat du 11 décembre 2020 affirme que la proposition de menu de substitution sans porc n’est pas contraire au principe de laïcité.
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12. 2021 : les élus et les signes religieux
Que ce soit dans les conseils municipaux ou lors d’élections politiques, la question du port des signes religieux engendre des polémiques dans le champ politique et médiatique. Par exemple, aux élections départementales de 2021, la candidate remplaçante LREM Sara Zemmahi est vêtue d’un foulard islamique sur l’affiche de campagne du parti. Dans la foulée, Stanislas Guérini, délégué général de LREM, intime l’ordre de remplacer l’affiche. Est-ce que Sara Zemmahi, candidate LREM aux départementales, avait-elle le droit de porter un voile ? Contrairement aux idées reçues, le principe de laïcité n’interdit pas à un.e député.e de montrer, ici par un vêtement, une conviction religieuse. Autrement dit, la loi de 1905 ne suppose pas la neutralité d’un élu même si celui-ci représente, paradoxalement, les institutions de l’Etat soumises au principe de laïcité. En fait, un élu est soumis à la neutralité religieuse seulement s’il exerce une mission de service public. C’est pourquoi, l’avis du Conseil d’Etat du 23 décembre 2010 relative au port du voile de la candidate du NPA du Vaucluse Ilham Moussaïd pour les élections départementales, stipule que « la présence d'une candidate voilée sur une liste électorale n'est pas contraire à la liberté de conscience, à l'égalité des droits et au droit à la sûreté, au principe de laïcité, à la loi sur la séparation des Eglises et de l'Etat ».
Par ailleurs, de nombreux députés ou sénateurs ont porté des signes religieux depuis la loi de 1905. En effet, c’est pas moins de 400 prêtres ou abbés qui ont siégé dans les instances politiques avec une tenus et/ou des signes religieux, le plus connu étant l'abbé Pierre, député entre 1945 et 1951, qui venait à l’Assemblée avec une soutane. C’est un droit qui n’est pas contraire au principe de laïcité puisque la tenue ou le signe religieux ne sont pas considérés comme un acte de prosélytisme d’une part, et que les prêtres ou abbés ne sont pas des agents du service public d’autre part. Cependant, le droit à la tenue religieuse est désormais interdit depuis 2017 puisque François de Rugy, président de l'Assemblée nationale entre juin 2017 et septembre 2018, a inscrit dans le règlement intérieur de l’Assemblée nationale l’interdiction du « port de tout signe religieux ostensible, d'un uniforme, de logos ou messages commerciaux ou de slogans de nature politique ».
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13. 2023 : le ramadan pendant les matchs de football
En 2023, la Fédération française de Football (FFF) a refusé d’interrompre les matchs en soirée pour permettre aux joueurs musulmans de s’alimenter et s’hydrater en honorant la rupture du jeûne. L’institution met en avant son règlement, notamment son article 1 sur le principe de laïcité, afin de justifier sa décision. Cependant, le principe de laïcité mobilisé ici n’a en réalité aucune concordance avec la loi de 1905. En effet, comme l’explique de nouveau Nicolas Cadène, ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, le principe de laïcité ne s’impose qu’aux représentants de l’institution publique, comme le personnel de la fédération puisqu’elle signe un contrat de délégation de service public. Or, les joueurs et les joueuses, grâce à la liberté délivrée par la laïcité, ne sont pas soumis à la neutralité confessionnelle. S’il est vrai que les terrains de sport ne sont pas des lieux de propagande - le prosélytisme ne saurait donc être admis -, il est toléré que les joueurs montrent individuellement leur confession religieuse, comme faire un signe de croix en entrant sur le terrain ou après un but. Pour le cas de la rupture du jeûne, permettre une pause pour que chaque joueur et joueuse puisse s’alimenter et s'hydrater n’est pas une atteinte à la laïcité. Comme l’exprime en toute simplicité et en toute logique Nicolas Cadène : « Se restaurer ou s’hydrater ne sont pas des actes de prosélytisme ».
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14. 2023 : l'interdiction de l'abaya
A la fin du mois d'août, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal annonce l’interdiction de l’abaya dans les établissements scolaires. Le ministre considère le vetement comme un « signe religieux » bien que cette interprétation soit contesté par le Conseil français du culte musulman. En se référant à la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques de 2004, loi d’exception contraire à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, le Conseil d’Etat valide l’interdiction de l’abaya, une nouvelle prohibition qui vise à nouveau les filles et jeunes femmes musulmanes. En réalité, si on se réfère à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, l’Etat, puisqu’il est laïc, n’a pas à décider du possible contenu religieux d’un vêtement. Il doit simplement s’assurer que son port ne trouble pas l’ordre public, qu’il ne soit pas porté par contrainte, qu’il ne soit pas imposé à autrui, et dans le cas de l’école, qu’il ne perturbe pas le bon déroulement de l'enseignement.
Or, l’abaya ne pose pas de problème. On confond le comportement et le signe religieux, l’attitude prosélyte et le vêtement cultuel. Ainsi, si selon le principe laïc le port d’un vêtement ou d’un signe ne sont pas en eux-mêmes prosélytes, la « néo-laïcité identitaire et discriminatoire » - pour reprendre l’expression de Roland Pfefferkorn -, promeut une nouvelle conception de la laïcité en considérant l’habit comme une propagande religieuse, une revendication identitaire et communautariste, voire une offensive politique islamiste visant à imposer de nouvelles moeurs à la société française. En définitive, avec l’interdiction de l’abaya, la classe dirigeante continue à donner encore plus de force à une loi d'exception contraire à la laïcité, celle de 2004, engendrant d’une part une haine de la jeunesse musulmane envers le principe de laïcité qui, instrumentalisé par la classe politique conservatrice, oppresse leur religion, et d’autre part, on crée une panique morale dans la population à cause de quelques centaines de jeunes femmes qui mettrait en péril la République par le simple port d’une robe, qu’elle soit confessionnelle ou non.
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15. 2000-2023 : le voile sur l'espace public
Depuis le début des années 2000, on observe un double mouvement en ce qui concerne le principe de laïcité dans l'espace public : un processus d’instrumentalisation de la laïcité, lui-même sujet à un mouvement de radicalisation qui est dirigé quasi-exclusivement envers les musulmans, d’autant plus sur les musulmanes. S’il est vrai, comme le rappelle le sociologue Manuel Boucher, qu’il « Ne [faut] pas confondre la haine des femmes voilées et la critique du voile » - la religion comme tout objet d’étude a le droit de recevoir une critique politique -, le voile est devenu l’objet de toutes les crispations et de toutes les peurs. Le discours le plus réactionnaire et pourtant omniprésent sur l’espace public, repose sur l’idée que le foulard serait le symptôme de l'islamisation progressive de la société française, une offensive volontaire des femmes musulmanes communautarisées afin de déconstruire et remplacer la culture judéo-chrétienne.
Les médias et les politiques ont une responsabilité fondamentale dans cette représentation du voile et des femmes qui le portent. On observe dans le champ médiatique des scènes essentialistes, la femme voilée étant vue sous une dictochomie : la soumission ou la revendication islamiste. Ainsi, la philosophe Sylviane Agacinski martèle que « Le voile est le drapeau des islamistes » ; l’éditorialiste Élisabeth Lévy que « Le voile est l’instrument de la conquête frériste de l’islam européen » ; le musicien Benjamin Sire que « La prolifération du voile dans l'espace public est le fruit d'une patiente offensive politique » ; quand Mathieu Bock-Côté considère « Le voile comme symbole politique ». Cette ambiance essentialiste légitime les discours les plus réactionnaires, comme la proposition d’Eric Zemmour d’interdire les signes religieux dans l'espace public - en assumant à moitié que c’est le voile qui est visé -, ou encore Marine le Pen qui propose de l’interdire également dans l'espace public. La création du voile comme un danger imminent pour la République engendre des répercussions sur les peurs populaires. Un sondage de 2022 - bien qu’on puisse remettre en cause la scientificité de cet instrument -, montre que 60 % de la population française est contre le voile dans l’espace public.
Dans tous les cas, jamais la laïcité ne peut être mobilisée pour justifier l'interdiction du voile dans l'espace public. Le principe de laïcité ne contraint pas l’expression d’une appartenance religieuse à la sphère privée et intime. Il ne suppose pas la neutralité religieuse dans l’espace public mais la neutralité de l’espace public.
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16. Le concept d’islamophobie d’Etat
Comme l’écrit Houda Asal, en reprenant les travaux de Chris Allen, « L’islamophobie est donc une idéologie, similaire dans sa théorie, ses fonctions et ses buts, au racisme, qui construit et perpétue des représentations négatives de l’islam et des musulmans, donnant lieu à des pratiques discriminatoires et d’exclusion. » Par ailleurs, l’islamophobie aurait la particularité d’avoir transformer les rapports ethno-raciaux qui engendrent les discriminations. En effet, si autrefois c’est le marqueur racial ou immigré qui causaient le rejet des populations racisées, aujourd’hui, le marqueur religieux a pris une ampleur sans précédent. L’islamophobie comme concept permet donc d’observer les évolutions du phénomène racial en Europe. Dans le cas de la France, le principe de laïcité, dévoyé par la classe dirigeante et le système médiatique, participe principalement aux évolutions des rapports ethno-raciaux qui stigmatisent et discriminent la population musulmane. En définitive, par la responsabilité première de l'Etat dans ce nouveau processus de radicalisation, l’hypothèse d’une islamophobie d’Etat ne relève pas un axiome, mais d’une démonstration concrète que ce billet ambitionne de mettre à jour.
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[1] Jean-Louis Bianco, Lylia Bouzar, Samuel Grzybowski. (2015). L'après-Charlie : Vingt questions pour en débattre sans tabou Broché . Coédition Editions de l'Atelier
[2] Nicolas Cadène. (2020). En finir avec les idées fausses sur la laïcité. ATELIER
[3] Nicolas Cadène. (2020). En finir avec les idées fausses sur la laïcité. ATELIER