Plan de l'article
- Introduction
- Conceptualiser la parentalité des classes populaires
- Conceptions éducatives des classes populaires
- Parentalité positive et bienveillante : des normes de bonne éducation ?
- Les 3 formes de parentalité
- Conclusion
.
Introduction
Le débat entre les tenants et détracteurs de la parentalité dite « positive » ou « bienveillante » est très intense depuis quelques années. Certains la considèrent comme une pédagogie molle, rejetant l’autorité parentale, et engendrant des enfants rois, quand d’autres y voient la seule perspective d'avenir en matière d’éducation. Cette opposition est caricaturale. Dans cet écrit, ma volonté n’est pas de déconstruire la parentalité dite « bienveillante » ou « positive », mais en relevant certains points morts.
Tout d’abord, parler de parentalité « bienveillante » ou « positive » engendre une dichotomie entre un modèle éducatif défini comme bon, en opposition aux autres qui seraient dysfonctionnels. La parentalité bienveillante, proche des études en neurosciences, aurait-elle pour finalité, au nom des droits de l’enfant, de fabriquer des enfants surperformants par la formation de meilleurs enfants ? Ceci est un danger. A mon sens, la parentalité « positive » ou « bienveillante » peut disqualifier les familles, principalement de classes populaires et d’autant plus les familles monoparentales des classes populaires. La raison est qu’elle ne prend pas en compte les conditions matérielles d'existence, les configurations familiales et les différences ethno-raciales des familles, au risque de (sur)responsabiliser les parents.
En ce sens, sous couvert de scientificité, elle peut relever d’une idéologie bourgeoise, antiféministe et ethno-centrisme. Il y a un déni des rapports sociaux qui empêchent certaines catégories de parents de mettre en place les pratiques de parentalité dites « positive » et « bienveillante », mais aussi des trois formes de parentalité. Pour y remédier, il faut inscrire la parentalité dans les conditions matérielles d’existence et la politiser pour en faire une pédagogie sociale.
.
Conceptualiser la parentalité des classes populaires
Dominique Fablet estime que les caractéristiques socio-économiques des familles d'enfants pris en charge par l’ASE engendrent des difficultés parentales supplémentaires : « elles [les familles] cumulent le plus souvent des difficultés de toutes sortes : faiblesse des ressources économiques, part importante, voire parfois exclusive, des revenus de transferts, mauvaises conditions de logement, situations de dissociation familiale, d'instabilité conjugale, d'isolement social, alcoolisme, toxicomanie, troubles mentaux, situations administratives irrégulières, incarcération...» (Fablet, 2010, p124).
Pour autant, s’il faut prendre en compte les effets divers de la précarité sociale, économique et relationnelle des familles, il ne faut pas tomber dans une lecture misérabiliste des classes populaires en réduisant le problème à la pauvreté. Comme l’exprime Zaouche Gaudron, spécialiste des questions de parentalité des classes populaires, « il est tout aussi essentiel de ne pas réduire la paternité et la maternité au contexte dans lequel elles s'exercent, car malgré des contextes de vie parfois difficiles, les pères et les mères peuvent répondre de façon tout à fait adéquate aux besoins de leur enfant et aux nécessités éducatives qui leur incombent en tant que parent. » (Zaouche-Gaudron, 2011, p49).
Une conception matérialiste de la parentalité, je pose l’impératif suivant : la condition parentale doit être contextualisée à travers les rapports sociaux de classe, de genre, ethno-raciale, mais également à travers la composition familiale (monoparentalité, familles nombreuses, recompositions familiales etc.), le rapport au logement (exiguïté, surpeuplement, HLM etc.), le rapport à l’emploi (chômage, emploi ouvrier ou précaire etc.). A partir de là, on peut relever deux hypothèses : les conditions socio-économiques participent à la construction des représentations parentales sur l’éducation ; les réponses éducatives sont favorisées par les conditions matérielles d'existence (Renoux, 2008).
.
Conceptions éducatives des classes populaires
A travers leurs recherches sur les classes populaires, les sociologues Frauenfelder et Delay révèlent que les conceptions éducatives reposent davantage sur un modèle éducatif autoritaire « adouci » parfois nommé modèle statutaire autoritaire adouci (Frauenfelder & Delay, 2013), qu’ils définissent par des relations familiales « marquées par des rapports hiérarchiques entre adulte et enfant ainsi qu’entre conjoints, par une forte division sexuelle des rôles parentaux ainsi que par la prédominance des intérêts collectifs du groupe familial sur les intérêts particuliers) » (Frauenfelder & Delay, 2013). Ce modèle repose sur des valeurs éducatives et/ou comportementales propres au métier ouvrier : l’obéissance, le respect, la discipline (Frauenfelder & Delay, 2013). La sociologue Catherine Sellenet constate un résultat similaire dans sa recherche sur les valeurs parentales inculquées aux enfants. Si les professions libérales préfèrent le respect, l’honnêteté et la curiosité, les cadres moyens, l'autonomie, l'esprit critique et la curiosité, les parents des classes populaires favorisent la politesse, la propreté, le « bien travailler », le respect, et l’obéissance (Sellenet, 2008).
Deux choses sont révélées à travers ces travaux. Premièrement, les conditions socio-économiques surdéterminent la construction des représentations et des valeurs éducatives à transmettre à l’enfant. Par exemple, le « bon » ouvrier spécialisé est celui qui se conforme aux règles et à la supervision de son chef d’atelier, et dont la monotonie des gestes ne laisse que peu de place à l’autonomie ou la curiosité. Le respect, la politesse et l’obéissance sont donc des valeurs et des qualités valorisées par le statut de OS puisqu’elles structurent l’exercice de l’activité professionnelle en question. C’est pourquoi, Catherine Sellenet conclut que « les conditions objectives d’existence et d’exercice de la profession structurent la vision parentale au sujet des qualités à promouvoir chez leur enfant. » (Sellenet, 2008). Autrement dit, les groupes sociaux favorisent des modèles éducatifs selon les normes qui sont utiles au groupe.
La deuxième chose est que les réponses éducatives sont favorisées par les conditions matérielles d'existence. En effet, le modèle statutaire d’autorité « adouci » des classes populaires relève d’une exigence matérielle, d’un « un caractère de nécessité dans la vie quotidienne » qui permettrait d'organiser la vie familiale à partir des contraintes socio-économiques (Frauenfelder & Delay, 2013).. Ainsi, les sociologues Frauenfelder et Delay considèrent que les méthodes éducatives populaires « doivent s’adapter à l’espace, au temps disponible, aux moyens financiers ou encore à la fatigue des uns et des autres. (...) L’obéissance, l’ordre, sont les qualités les plus importantes et problématiques (...) lorsque l’espace est restreint. » (Frauenfelder & Delay, 2013).
Prenons l’exemple du temps et de l’espace. Selon Michel Boutanquoi, les familles populaires organisent leur vie familiale à travers les contraintes déterminées par leurs conditions socio-économiques : « les familles précaires semblent vivre plus dans le présent que dans le passé, plus dans l'immédiateté que dans l'anticipation. Ces familles ont pourtant des projets, mais le regard extérieur ne les reconnaît pas comme tels. » Ce qui fonde le temps repose sur donc « les ajustements nécessaires du fait de l'irrégularité des emplois précaires, des rentrées d'argent, des maladies, des convocations par les services sociaux, de la rencontre des voisins et amis etc. » (Boutanquoi, 2011, p77).
En définitive, on peut conclure cette partie à partir de deux hypothèses qui confirment notre intuition vis-à-vis de l’analyse des situations présentées en début du document : d’une part les conditions socio-économiques surdéterminent la construction des représentations et des valeurs éducatives parentales ; d’autre part les réponses éducatives sont favorisées par les conditions matérielles d'existence.
.
Parentalité positive et bienveillante : des normes de bonne éducation ?
Selon les sociologues Arnaud Frauenfelder et Christophe Delay, les mutations familiales (désinstitutionnalisation du mariage, recomposition des familles, émergence des droits des enfants) qui s’opèrent dans les années 70 ont considérablement modifié notre rapport à la famille et aux relations familiales. Ce nouveau modèle familial émergeant, que François de Singly nomme « famille relationnelle » ou « famille démocratique » (de Singly, 2022), modifie la définition des rôles parentaux et de l’éducation familiale. Selon Frauenfelder et Delay, les normes qui sont associées à « ces modèles familiaux « démocratiques » reposent principalement sur l’écoute, la communication, la réciprocité non-hiérarchique et l’épanouissement personnel » (Frauenfelder & Delay, 2005). Ces nouvelles normes de « bonne parentalité » sont diffusées par un nombre toujours plus grand de canaux (UE, l’Etat, campagne publique de santé, magazines et revues, associations de parents d’élèves, parfois des intervenants socio-éducatifs). A travers ces nouvelles normes, c’est désormais aux seuls parents que revient la mission de permettre à l’enfant de développer son individualité, ses propres ressources et de s’épanouir.
Depuis les années 90, on observe une montée en puissance du thème de la parentalité au point que certains sociologues mobilisent le terme de « parentalisme ». Ce concept repose sur une nouvelle forme de gouvernementalité des individus qui est corrélée à l’émergence du néolibéralisme puisqu’il en reprend sa valeur principale : la sur-responsabilisation individuelle. Pour la sociologue Claude Martin, « le devenir de l’enfant est attribué aux seules compétences parentales ». C’est une forme de managérialisation de l’éducation qui exclut tout processus de coéducation en surresponsabilisant les parents à partir de leurs compétences : « C’est une manière de les attribuer aux qualités d’une personne, au risque de les naturaliser : les compétences parentales que l’on souhaite renforcer tiennent ainsi plus d’une disposition mentale, psychologique et affective (capacité d’écoute de l’enfant, attention, réflexivité émotionnelle), que d’une activité dont il serait possible d’évaluer le poids, la charge, le coût pour chacun-e des père et mère qui l’effectue. Le devenir de l'enfant n'est donc pas imputé aux structures sociales, mais bien aux parents qui ne développent pas les opportunités qui leurs sont offertes. » (Martin et al., 2017, p100)
Ainsi, les normes de « bonne parentalité », en ne prenant pas en compte la possibilité pour tous les parents de les appliquer à cause de l'inégalité des conditions matérielles et des ressources sociales, culturelles, linguistiques qu’ils possèdent, se sont diffusées inégalement dans les catégories sociales. Arnaud Frauenfelder et Christophe Delay, citant le sociologue Rémi Lenoir, estiment que ces nouvelles conceptions éducatives sont devenues un paradigme important auprès des nouvelles classes moyennes qui ont émergé entre les années 1965 et 1980. Celles-ci peuvent se définir par les nouvelles professions intermédiaires avec le développement de l’Etat social et la tertiarisation de l’économie (travail social, éducation, santé etc.), et « qui se caractérisent, du point de vue des cultures familiales, par l’adoption de fonctionnements plus flexibles et basés sur le « relationnel » » (Frauenfelder & Delay, 2013). Toujours selon les deux sociologues suisses, les travailleurs sociaux s’inscrivent plutôt dans ces nouvelles normes de parentalité pour deux raisons : « les effets induits de leurs formations professionnelles (associées aux métiers de l’humain où le « relationnel » occupe une place centrale), également tributaire de leur position de classe » (Frauenfelder & Delay, 2013).
Les nouvelles normes éducatives vise plutôt l’intériorisation de la contrainte intérieure, « c’est-à-dire l’intériorisation de règles comportementales et de dispositions à l’autorégulation chez l’enfant », grâce à l'adoption de fonctionnements plus flexibles qui laissent une part importante au relationnel (Frauenfelder & Delay, 2005). Ainsi, les parents de classes populaires peuvent être mis en défaut dans leurs conceptions éducatives jugés obsolètes, mais aussi déstabilisés et en difficultés face à des conseils de travailleurs sociaux qui recommandent une communication et une écoute plus franche avec les enfants, mais dont ces pratiques demandent certains capitaux et ressources culturels et linguistiques que certains parents peuvent manquer (Frauenfelder & Delay, 2005). C’est ce que j’ai constaté dans une autre situation professionnelle que je n’ai pas présentée.
En conclusion de cette partie, on peut émettre l’hypothèse que, dans le cadre de la protection de l’enfance, la rencontre entre les professionnels et les parents de classes précaires peut être entachée de contradictions et de tensions de classes en ce qui concerne le regard porté sur les conceptions éducatives à appliquer.
.
Les 3 formes de parentalité
A côté de cette dimension matérialiste de l’éducation, il faut y ajouter les trois composantes de la parentalité. Ces trois dimensions ont été développées par un ensemble de chercheurs et praticiens du social et de l'éducation. Le livre de Didier Houzel “Les enjeux de la parentalité” résume cette approche de la parentalité.
La première dimension est l’« exercice de la parentalité », qui désigne les procédures permettant d'identifier le parent, les droits, devoirs et les attributions relatives à son statut. » La deuxième dimension sont les “pratiques de parentalité”. Ils sont composés de l'ensemble des comportements parentaux d'une société donnée, c'est-à-dire des exigences normatives en matière d'éducation, des attitudes et compétences attendues vis-à -vis des parents. La troisième dimension est “l'expérience de la parentalité”. Elle repose sur une expérience intersubjective de la parentalité. Elle relève des transformations psychiques sur le fait d'être parent, engendrant une réorganisation des dimensions identitaires et relationnelles. L'expérience de la parentalité transforme les parents qui implique des transformations dans le rapport à soi et au monde.
Dans les discours de la parentalité bienveillante ou positive, seules les pratiques éducatives sont discutées. Il n'y rien sur l'expérience de la parentalité, par exemple, qui est fondamentale car elle structure le rapport à soi et à l'enfant du/des parents. Se sentir parent, contrairement aux idées reçues, n'est pas quelque chose de naturel, et l'histoire de vie des parents influencent leur rapport à l'enfant.
.
Conclusion
En définitive, pour appréhender le phénomène de la parentalité, il faut conceptualiser et analyser la parentalité à partir des conditions sociales et économiques des familles, en reliant celles-ci en différentes formes de parentalité. Faire l’impasse sur ces lois, c’est prendre le risque de surresponsabiliser les familles et les parents en les rendant coupables de leurs difficultés et celles de leurs enfants, une perspective que notre société bourgeoise, individualiste et libérale embrasse comme on peut le lire régulièrement dans les médias.
Bibliographie
- Batifoulier, F. (2013). La protection de l’enfance. Dunod. 1227 pages.
- Boutanquoi, M. (2011). Interventions sociales auprès de familles en situation de précarité. L’Harmattan.
- Castel, R. (2003). L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Le Seuil.
- Fablet, D. (2010). De la suppléance familiale au soutien à la parentalité. L’Harmattan.
- Houzel, D. (1999). Les enjeux de la parentalité. Erés
- Leboyer, S., Mahier, J.-P., Mick, J., & Stella, S. (2017). AEMO, AED : contrôle social des pauvres ? Eres.
- Millet, M., & Thin, D. (2005). Ruptures scolaires : L'école à l'épreuve de la question sociale. PUF.
- Neyrand, G., Eme, B., Cardia-Voneche, L., & Bastard, B. (1996). Reconstruire les liens familiaux. (Nouvelles pratiques sociales ed.). Syros.
- Neyrand, G., Wilpert, M.-D., & Coum, D. (2018). Malaise dans le soutien à la parentalité: Pour une éthique d'intervention. Eres.
- Renoux, M.-C. (2008). Réussir la protection de l'enfance. Editions de l'atelier.
- Zaouche-Gaudron, C. (2011). Précarités et éducation familiale. Eres.
.
Webographie
- Boutanquoi, M., Ansel, D., & Bournel-Bosson, M. (2014). Les entretiens parents/professionnels en protection de l'enfance : construire la confiance. ONED. https://www.onpe.gouv.fr/system/files/ao/aot2012.boutanquoi_rf.pdf
- de Singly, F. (2022). La naissance de la famille démocratique. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 67, 22-25. https://doi.org/10.3917/gdsh.067.0022
- Frauenfelder, A., & Delay, C. (2005). La cause de l’enfant et sa résonance spécifique auprès des classes moyennes à travers la régulation du problème « maltraitance ». Carnets de bord en sciences humaines, n°10, 79-92.
- Frauenfelder, A., & Delay, C. (2013). Ce que « bien éduquer » veut dire: Tensions et malentendus de classe entre familles et professionnels de l'encadrement (école, protection de l'enfance). Déviance et Société, 37, 181-206. https://doi.org/10.3917/ds.372.0181
- Martin, C., Hammouche, A., Modak, M., Neyrand, G., & Sellenet et al, C. (2017). Accompagner les parents dans leur travail éducatif et de soin : Etat de la question en vue d’identifier le rôle de l’action publique. HAL SHS. https://shs.hal.science/halshs-01572229
- Sellenet, C. (2008). Coopération, coéducation entre parents et professionnels de la protection de l'enfance. Vie sociale, 2, 15-30. https://doi.org/10.3917/vsoc.082.0015