Notre société fixe les individus à des positions sociales, elle les prédestine à des avenirs dès le berceau, ou, comme dirait Didier Eribon, elle énonce des verdicts sociaux qui marquent les individus et qui s’emparent d’eux. Ces assignations reposent sur un ensemble de déterminations de classe, de genre, de race, qui vont trier, classer et hiérarchiser les êtres humains. Qu’en est-t-il du libre-arbitre me dira-t-on ? De cette notion philosophique tant appréciée par les penseurs libéraux, les médias, les politiques, qui prétendent que l'être humain est libre et indépendant des rapports sociaux.
Comme l’écrasante majorité des individus, j’ai cru à cette fable bourgeoise avant de faire mes armes politiques dans la philosophie marxienne et anarchiste, ainsi que dans la sociologie bourdieusienne. Longtemps, j’ai pensé que chacun d’entre nous pouvait devenir ce qu’il rêvait d’être. Tabassé dès la petite enfance par une idéologie pseudo-émancipatrice basée sur le travail et le mérite qui désaffilie cognitivement l’individu de ses ancrages sociaux, il est logique qu’on se définisse à partir de ce que nous sommes, alors que nous devrions plutôt nous définir par ce que nous ne sommes pas, pour reprendre l'expression d’Edouard Louis. Autrement dit, être défini par ce que la société ne nous a pas permis d’être.
Pourtant, certaines personnes arrivent malgré tout à sortir des espaces sociaux dans lesquels ils sont inscrits. Cependant, ces exceptions qu’on nomme « transfuge de classe » ne sont ni des anomalies du système capitaliste ni des preuves que l’on peut devenir ce que l’on veut, mais plutôt l’une des caractéristiques essentielles du fonctionnement du capitalisme contemporain, et je dirais même, un renforçateur de ce système de détermination, j’y reviendrai plus tard.
Au quotidien, je ne compte plus le nombre de fois où je me suis retrouvé à discuter avec des individus convaincus que le libre-arbitre structure nos existences, que nos choix et nos prises de décisions sont le fruit d’une volonté propre qui détermine chacun d'entre nous. L'émergence du capitalisme néolibéral n'est pas simplement une nouvelle forme d'accumulation du capital, c'est une révolution culturelle qui ambitionne de transformer l'individualité. C'est pourquoi, les valeurs comme le mérite, la volonté, l’effort, la responsabilité et l’autonomie n’ont jamais été aussi mises en avant. Cette lecture néolibérale, individualiste et ascendante du monde social, traverse à différents niveaux la conscience collective. Ainsi, on croit en la capacité émancipatrice de l’école et du travail ; on valorise l'entrepreneuriat, la compétition, la concurrence et le monde de l’entreprise ; on surresponsabilise les parents en matière d'éducation, notamment si leurs enfants ont des difficultés à l’école et surtout s'ils ont des activités délinquantes. A contrario, la structure, la contrainte, la coercition, sont relativisées quand elles ne sont pas littéralement disqualifiées. Cette psychologisation des phénomènes sociaux promue par le capitalisme néolibéral repose sur un imaginaire social dans lequel la conflictualité est abolie au profit du consensus et du primat de l’individu, sans attache sociale et devenu l’entrepreneur de sa propre existence.
Pourtant, il y a bien des individus qui passent entre les mailles du filet déterministe en s’émancipant individuellement de leur condition. La sociologie ne s’est pas assez intéressée à ces parcours pour comprendre comment, par quelles rencontres, avec quelles ressources (familiales, culturelles, psychologiques etc.), ces individus sont arrivés là où personne ne les attendait. Cependant, ces parcours ne sont pas contradictoires avec l’idée d’une société stratifiée et de reproduction sociale. Pour faire croire à la démocratie et à la méritocratie, il faut que la société capitaliste maintienne une fenêtre d’ouverture qui permet à une petite partie des dominés de s’émanciper. C'est pourquoi, lorsque des parcours de vie prennent des chemins alternatifs, lorsque des individus parviennent à s'émanciper individuellement de certaines déterminations, j'ai observé chez certains que le syndrome de l'imposteur les oppresse. Ce sentiment de ne pas être légitime, de ne pas mériter sa situation dans la société, bref, d'éprouver ce sentiment de ne pas être à sa place comme disait Pierre Bourdieu.
Il n’y a donc rien d’étrange à observer que pour un grand nombre de « transfuges de classe », le vécu de l’ascension sociale n’est pas sans violence. Combien de doutes, d’angoisses, parfois de sentiments, de malaise s’emparent d’eux ? Cette impression de vivre entre deux mondes contradictoires, celui de la famille d'origine et du nouveau milieu social conquis, deux mondes différents en termes de codes linguistiques, de pratiques culturelles, de gestuelles ou encore de structuration du réseau social. Parfois, certains ressentis sont des plus violents, comme le sentiment de trahison envers son milieu social, une sorte de désaffiliation culturelle envers sa famille et ses premiers proches. Il faut savoir s’adapter à des nouveaux impératifs du milieu social conquis. Pierre Bourdieu racontait qu’il fut obligé de faire disparaître, avec beaucoup d'entrainement, son accent du sud-ouest pour gagner en légitimité intellectuelle à son arrivée à Paris, ville de la culture légitime.
Pour finir, je voudrais revenir sur l’école, non sur les conditions dans lesquelles travaillent les professeurs mais de l'institution en elle-même.
S’il y a un sujet sur lequel la droite et la gauche politique est d’accord, c’est bien la « crise » de l'école. Si du côté de la droite on accuse les soi-disant dérives pédagogistes et égalitaristes qui ont engendré un effondrement de l'enseignement et de l’autorité, à gauche on pointe plutôt le manque de moyens humains, matériels et financiers ainsi que le manque de considération à l’égard des professeurs. Pourtant, on peut poser une autre question en lui apportant une réponse bien différente : est-ce que l’école est vraiment en crise ? A cette interrogation, j’ai entendu François Bégaudeau répondre par la négative, car qu’elle est la finalité première de l’école ? Apprendre l’autorité et les connaissances nécessaires pour avoir un travail pour la droite ou le développement de l’esprit critique et de l'émancipation pour la gauche ?
Ma réponse est bien différente : la finalité de l’institution scolaire est de reproduire et de justifier les inégalités sociales. Indubitablement, l’école est l’outil principal qui permet à la bourgeoisie de justifier sa position sociale, celle-ci serait le résultat d'une volonté, d'une ambition, d'efforts et d'un talent individuel. Cette lecture psychologisante permet aux bourgeois de ne pas sociologiser leur trajectoire sociale au risque de révéler l’ensemble des avantages qu’ils ont hérité à travers les capitaux familiaux (capital économique, social, culturel, symbolique). Ainsi, la reproduction sociale des dominants ne provient pas de leur effort mais de la reproduction du monde matériel qu’ils dominent. La mise en avant de la méritocratie permet donc à la bourgeoisie de produire une « théodicée de leurs privilèges » comme disait Weber, c’est-à-dire un processus de légitimation de leur domination. Si dans l'aristocratie la domination était justifiée par le lien du sang, dans le capitalisme c’est l’école qui se charge de cela en transformant des différences sociales en différences de don et de talent. La puissance de la bourgeoisie est tellement forte que bon nombre de dominés adhèrent à cet ordre social qui distribue de manière inégalitaire les places sociales dans la société.
Contrairement aux idées reçues, les classes populaires espèrent beaucoup en l’école, en sa prétendue capacité à émanciper les individus, mais la violence symbolique est tellement puissante que les classes populaires - pourtant disqualifiées scolairement et socialement par l’école - approuvent leur échec scolaire ou la reproduction ouvrière à travers la mise en avant de leur désamour pour l’école : « ce n’est pas mon truc » ; « je suis quelqu’un de manuel ». Or, ce type d'explication est une rationalisation cognitive d'une expérience scolaire difficile, une sorte d'auto-élimination volontaire du système scolaire qui masque une réalité bien plus profonde, celle du désamour de l’école pour les classes populaires.
En réalité, ce sont bien les rapports de production qui construisent des classes sociales dotées inégalement en capitaux économiques, culturels, sociaux et symboliques, et dont les frontières de ces mondes sociaux délimitent pour l’individu, ses projections dans ce qu’il est possible d’être et de devenir. En paraphrasant Bourdieu, les classes populaires intériorisent comme légitimes les structures de domination qui les dominent.
Si cet exemple de l’école est frappant, nous pouvons en mobiliser d’autres à partir de rapports de domination différents, comme la domination raciste. Pensons aux femmes noires qui utilisent des crèmes pour se blanchir la peau car elles ont intériorisé que la norme de beauté suprême repose sur la clarté de la peau, contrairement à cette peau noire qui leur inspire honte et dégoût. Par cette pratique, les femmes noires se voient et s’estiment à travers les catégories mentales des dominants. Pour reprendre à nouveau la formule de Bourdieu, elles incorporent en elles les structures de domination qui les dominent, qui les humilient, et vont trouver en leur sein des techniques qui les revalorisent tout en les radicalisant d’autant plus : les crèmes pour se blanchir la peau.