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Billet de blog 29 mars 2023

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Vous êtes plutôt crevettes ou planète ?

Qu’elles soient sauvages ou d’élevage, nos crevettes constituent un accroissement de notre « green gap » – l’écart entre nos utopies écologiques et nos comportements de consommateurs et consommatrices. Sachant que cet élevage est insoutenable, est-il possible de ne pas remettre en question notre choix d’un plaisir gustatif éphémère face à de telles conséquences écologiques et humaines.

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Ah les crevettes ! Qui d’entre nous ne s’est jamais délecté de ce crustacé, que ce soit en verrine, dans une paëlla ou encore sur un toast ? En effet, depuis les années 2000, ce produit de la mer, parmi les plus consommés de l’hexagone, est devenu de plus en plus accessible à la population française jusqu’à devenir, selon une étude de FranceAgriMer datant de 2017, « un petit plaisir de la vie de tous les jours »1. Or, cette démocratisation des crevettes ne se fait pas sans coûts environnementaux et sociaux. Plus encore, ce phénomène illustre le concept du green gap, qui alimente l’inaction climatique actuelle, soulignée encore récemment par le dernier rapport du GIEC. Mais alors, de quoi on parle ?

Le green gap au cœur de l’enjeu climatique contemporain

Le green gap, ce mot ne vous dit peut-être rien mais vous le vivez très certainement au quotidien. Il s’agit de l’écart entre nos utopies écologiques et nos comportements de consommateurs et consommatrices. Adeline Ochs, spécialiste en marketing durable, caractérise cet écart entre la sensibilité qu’a un individu vis-à-vis de l’environnement d’une part, et ses pratiques d’achat d’autre part de « schizophrénie idéologique »2. Par exemple, savoir qu’un produit a un gros impact carbone, mais décider de l’acheter malgré tout, car l’on considère que notre boycott serait vain, qu’il ne changerait rien à la situation écologique actuelle. Autre exemple : vouloir améliorer la situation écologique mais acheter des produits dévastateurs pour l’environnement sans le savoir, que ce soit par un manque de connaissances sur les circuits de production, ou à cause d’un marketing trompeur de la marque. Ainsi, plus le green gap s’accroît et moins on agit en accord avec ses convictions. La réduction de ce gap chez l’ensemble des consommateurs et consommatrices représente donc un enjeu public essentiel, car ce levier nous permettrait de favoriser la protection de notre bien commun le plus précieux : l’environnement.

Une immense « Amazonie sous-marine » en danger

La consommation de crevettes est souvent associée à une augmentation du green gap puisque peu de consommateurs ont conscience de l’impact de ce produit sur l’environnement. Commençons par le cas des crevettes sauvages. Pour attraper ces petits crustacés qui vivent en eaux peu profondes, la technique la plus utilisée est le chalutage de fonds marins. Cette méthode de pêche est la seule capable d’offrir un rendement suffisant face à une demande en constante hausse : jusqu’à 60 tonnes de poissons en 20 minutes. Cette technique de pêche intensive a été jugée par plusieurs ONG (parmi lesquelles Oceana, Seas at Risk ou encore WeMove Europe) comme la plus dévastatrice pour les écosystèmes marins, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit d’une technique qui n’a aucune précision sur les espèces ciblées ; elle attrape tout sur son passage, sans distinction. Une fois le filet remonté, le tri est fait et les espèces non désirées (appelées « prises accessoires ») sont rejetées à la mer, souvent déjà mortes par asphyxie. C’est ainsi que pour 1 kg de crevettes, on estime qu’il y a entre 5 et 20 kg de prises accessoires, c’est-à-dire d’animaux marins tués inutilement. Ensuite, ce chalutage utilise des filets coniques lestés qui viennent racler les fonds marins et ainsi détruire toute la biodiversité qui y existe. Cette industrie est alors responsable d’une « déforestation marine » à grande échelle. Nous avons tous déjà vu ces images de la forêt amazonienne déforestée… Et bien dans l’océan le processus est le même, mais sur des superficies bien plus importantes : le chalutage rase 1,5 milliard d’hectares de fonds marins quand la déforestation amazonienne représente 10 millions d’hectares annuels.

Outre la surpêche, les prises accessoires et le raclage des fonds marins, le chalutage est aussi une des techniques les plus énergivores. Selon l’institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), les crevettes tropicales nécessiteraient 7 000 litres de carburant par tonne alors que la moyenne française est de 500 litres par tonne3, ce qui augmente encore un peu plus leur impact carbone. Ainsi, nos crevettes sauvages, aussi petites soient-elles, ont des conséquences écosystémiques titanesques. Les crevettes d’élevage, qui représentent 70 % des crevettes consommées en France métropolitaine, seraient-elles alors notre solution pour continuer à manger ces crustacés sans exacerber notre green gap ?

L’élevage de crevettes, un système insoutenable

Il faut savoir que 50 à 60 % des élevages sont installés en Asie où se trouve 33 % de la surface planétaire des mangroves qui sont défrichées pour laisser place à des bassins d’élevage. Cette destruction de l’écosystème local, outre le fait de réduire la protection des côtes face aux catastrophes naturelles, réduit de 58 à 82 % les capacités de stockage de carbone de ces écosystèmes et participe donc à l’aggravation du réchauffement climatique. À titre de comparaison, la simple destruction des mangroves, coraux et écosystèmes locaux pour la mise en place d’espaces d’aquaculture a une empreinte carbone dix fois supérieure à celle de la déforestation d’un espace de même taille en Amazonie pour du bétail. À cela s’ajoute l’impact carbone du transport puisque la France base très largement son offre de crevettes sur l’importation. Ainsi, selon J. Boone Kauffman, biologiste spécialisé dans les mangroves et dans l’impact carbone des produits de la mer, la production de 500 grammes de crevettes d’élevage libère une tonne de CO2. De plus, ces élevages sont synonymes de risque sanitaire : la prolifération d’animaux et de leurs déjections associée à l’impossibilité de mettre en place un quelconque isolement facilite le développement et la multiplication des pathogènes qui se propagent beaucoup plus rapidement dans l’eau que sur terre. Les exploitants abusent alors d’agents chimiques et d’antibiotiques qui stérilisent les sites marins et dégradent les terres voisines. C’est ainsi que les parcelles sont abandonnées après seulement 3 ou 9 mois d’exploitation, tandis qu’elles nécessitent par la suite 35 à 40 ans pour se régénérer.

Outre les problèmes environnementaux, ces crustacés sont aussi au cœur d’une violation des droits humains. En effet, les crevettes d’élevage se nourrissent de phytoplanctons mais sont complémentées par des granulés à base de farine de poisson ou d’huile de poisson. Pour nourrir 1 kg de crevettes, il faut entre 1 et 3,2 kg de protéines de poisson. Le plus grand producteur mondial d’aliments pour animaux et de crevettes est Charoen Pokphand Food (CPF) détenu par le Charoen Pokphand Group (CPG), l’un des plus gros conglomérats au monde et la plus grande entreprise privée de Thaïlande. Ce groupe distribue ses produits dans plus de 100 pays, notamment au sein de grandes enseignes comme Carrefour ou Aldi. Or, le métier de pêcheur en Thaïlande est à 90 % occupé par des migrants en grande précarité dont 33 % seraient victimes de la traite d’êtres humains : forcés de travailler 20 h par jour, sous-nourris, enchaînés, battus, torturés, parfois tués et jetés à la mer. Ce sont les faits qui ont été rapportés en 2014 par le quotidien britannique de référence The Guardian à la suite d’une enquête4, et qui ont été reconnus par CPF qui déplore un « manque de visibilité ». Par conséquent, l’élevage a non seulement un impact environnemental important, mais il se base aussi sur une industrie qui exploite des travailleurs rendus au rang d’esclaves modernes.

Conclusion : malheureusement, qu’elles soient sauvages ou d’élevage, nos crevettes ont de considérables externalités négatives, à la fois environnementales et humaines. Leur achat constitue un accroissement de notre green gap mais aussi, si nous nous essayons à un néologisme, de notre « ethical gap », puisqu’on peut imaginer qu’aucun consommateur n’accepterait de participer consciemment à l’esclavage moderne. En tant que consommateurs et consommatrices, il est dès lors difficile, forts de ces enseignements, de ne pas remettre en question notre choix d’un plaisir gustatif éphémère face à de telles conséquences écologiques et humaines.

Margaux BENOIT est titulaire d’un master à l’université de Lille, ce texte est un résumé de son mémoire : « Le green gap : la nécessité de rompre une dissonance cognitive multifactorielle au travers d’une régulation économique. Le cas des crevettes en France ».

1France AgriMer. (2017). Le marché de la crevette en France [Rapport]. rapport-principal-le-marche-de-la-crevette-en-france-v2-1.pdf

2Ochs, A. (2020). Des utopies aux comportements de consommation : le green gap. Dans : O. Badot & P. Moati (Ed.), Utopies et consommation (pp.77-92). Caen: Éditions EMS, management & société.

3Institut Français de Recherche pour l'Exploitation de la Mer, 2010

4Hodal, K., Kelly, C., Lawrence, F., Remy, T., Baqué, I., Carson, M. & O’Kane, M. (2014). Globalised Slavery: How Big Supermarkets Are Selling Prawns in Supply Chain Fed by Slave Labour [Vidéo]. The Guardian. http://www.theguardian.com/global-development/video/2014/jun/10/slavery-supermarketsupply-trail-prawns-video

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