Les Crimes du futur commence en bord de mer, sur une plage rugueuse. Le film s’ouvre là où la terre s’arrête parce qu’il s’agit de se placer à l’orée de l’inconnu. Et si la caméra se fixe sur le petit garçon silencieux, c’est parce que l’exploration est avant tout anthropologique. La mer est sans intérêt, elle n’est qu’un symbole que l’on oubliera bien vite pour entrer dans le monde confiné de Cronenberg, confiné mais presque vide car les espaces exigus, de la ruelle sombre au bureau bordé de fenêtres trop sales pour laisser apparaître le paysage, n’ont plus rien à offrir. Les personnages évoluent dans les ruines d’un avenir où les « crimes du futur » semblent déjà accomplis car tout est mort ou moribond lorsque tout gémit et languit. Quels crimes perpétrer dans cette cité amorale où l’on découpe les corps pour jouir ?
Pour répondre à cette question, il faut se débarrasser du bien et du mal, appréhender la notion en-dehors de son paradigme usuel et saisir qu’il sera moins question d’enfreindre une loi morale que d’enfreindre une loi naturelle. Les corps se dérèglent tant et si bien que l’on serait tenté de rire, de prendre cette mascarade d’humanité pour une farce un peu grotesque, une satire un peu manquée de notre présent idiot où les machines les plus sophistiquées nourrissent puis pallient nos manques d’inspiration.
Mais la caricature est à l’image du corps maladif de Saul Tenser (Viggo Mortensen) où les organes supplémentaires poussent comme des tumeurs menaçantes. La narration, en effet, ne progresse que par excroissances sur lesquelles l’attention rebondit ou s’égare… Elle prend ainsi le risque de nous perdre dans les méandres d’une conspiration sans grand intérêt, d’une série de meurtres sans réelle justification et d’une focalisation un peu burlesque sur la nourriture car l’une des grandes questions qui taraudent les personnages de ce film, ce n’est plus de trouver la frontière entre le réel et le virtuel (eXistenZ), l’homme et l’insecte (La Mouche), le quotidien et la brutalité (A History of violence). Non, ce qui anime ces êtres tantôt découpés, tantôt découpeurs, c’est de savoir ce qu’ils peuvent ingérer et ce qu’ils doivent rejeter.
La question se pose d’autant plus que les bouches se multiplient. Saul en porte plusieurs. Certaines sont surprenantes, d’autres sont de prime abord plus habituelles. Elles s’ouvrent aussi bien au milieu de sa figure, pour que Timlin (Kristen Stewart) y place ses doigts et sa langue, qu’au milieu de son ventre, pour que Caprice (Léa Seydoux) en embrasse les nouveaux contours.
Les lèvres résistent lorsque les gestes s’apparentent aux pratiques du « old sex », mais elles s’offrent docilement lorsqu’il s’agit d’inventer le « new sex » à la fois bien plus intrusif puisqu’il prend l’allure d’une opération chirurgicale, et bien plus distant puisqu’il requiert des médiations incessantes ou, plus précisément, des objets transitionnels. Scalpels, bras mécaniques, caméras chirurgicales, manettes… les outils sont nombreux et Cronenberg ne se prive pas d’inventer des petits automates dont les formes très organiques provoquent le dégoût des spectateurs et le plaisir non dissimulé des personnages qui les manipulent.
Mais des strapontins à l’écran, nous nous rejoignons tous dans notre immobilité passive. Les opérés ne bougent pas, ils livrent leur peau et leurs organes avec une envie irrépressible d’être explorés et mis à nu par les « chirurgiens » qui ne meuvent que leurs doigts. Face à eux, une masse de spectateurs observe la performance et s’en délecte. Il n’est pas rare que les cinéastes nous donnent à voir des voyeurs et si le dispositif a quelque chose d’immédiatement discursif, c’est parce qu’il transforme ces mêmes voyeurs en doubles gênants. Pourtant quelque chose résiste ici, quelque chose ne passe pas et signale la supercherie. Les réactions de nos relais diégétiques sont encore trop loin de nous, elles n’existent pas encore ou du moins pas dans cette proportion. Cet attrait pour les mutilations, les plaies, les incisions, les organes surnuméraires, les bouches et les paupières cousues est d’un autre temps dont Cronenberg nous promet l’avènement. La distance est paradoxalement cultivée et niée afin de nourrir le malaise. Le reflet est là, reconnaissable et révoltant à la fois. Les performeurs se débarrassent d’une part d’eux-mêmes, ils laissent derrière eux quelques grammes de peau, de chair et d’humanité, autour d’eux les spectateurs ne cachent pas leur excitation, leur envie meurtrière de voir un visage s’effondrer ou un corps se vider. Difficile de se situer là-dedans et pourtant, il y a bien une continuité qui fait tenir le film et le sauve du grotesque le plus total pour le conduire, quelques instants, en terrain tragique où la terreur et la pitié cohabitent pour faire du monstre un modèle à fuir.
Reste à savoir ce que Cronenberg cherche à conjurer. Les Crimes du futur se conçoit peut-être comme un rituel dont les protagonistes sont les agneaux. Notre présent a soif d’offrandes sanglantes qui rachèteront nos fautes avant que l’avenir ne songe à nous punir. Loin de se poser en sacrificateur, Cronenberg se construit un double dont la posture largement passive et souffreteuse est plutôt celle du sacrifié. Saul Tenser pose ses entrailles sur la scène et chaque organe est une crainte à explorer. En effet, au-delà de l’horreur et du dégoût, le cinéma de Cronenberg est un cinéma de la peur où les vices les plus silencieux de notre époque sont exposés dans leurs formes les plus outrancières. Chaque crainte est à la fois très intime et très impersonnelle car les entrailles de Saul Tenser contiennent finalement la silhouette d’une humanité en pleine mutation.
L'évolution est appréhendée avec la vieille angoisse du conservatisme qui confond le but et l’origine des objets nouveaux pour se débarrasser promptement de ce qui naît. Au spectateur sagace de comprendre que les opérations incessantes de Saul ne sont que les répétitions d’un crime initial qui se produit dans les premières minutes du film. Car après la mer et la plage de galets, une mère tue son enfant et laisse le cadavre derrière elle. Cronenberg radicalise ici une proposition antérieure.
A History of violence s’ouvrait également sur le meurtre d’une petite fille silencieuse. La brutalité de cet acte était alors soulignée par le réveil criard d’une autre petite fille bien vite consolée par son père. « There are no such things as monsters » murmure Tom Stall, bon patriarche qui ne tarde à redevenir Joey, l’assassin incroyablement efficace. D’un film à l’autre, les motifs circulent et les effets d’écho sont d’autant plus saisissants qu’un acteur circule, lui aussi, d’un rôle à l’autre. Viggo Mortensen incarne tour à tour le père de famille, le tueur sanguinaire et le performeur maladif et ces personnages, comme bien d’autres dans le monde dérangé de Cronenberg, souffrent d’une troublante schizophrénie. Dans Les Crimes du futur, l’artiste découpé se transformeen découpeur. Face aux supplications d’un père bien plus préoccupé par le système digestif de son fils que par sa mort, Saul accepte de pratiquer la dissection publique du petit Brecken. Et si la scène est redoutée par tous ceux qui la préparent, elle génère un malaise bien plus palpable que prévu.
Sur la table d’opération, l’enfant assassiné par sa mère est nu. Les spectateurs usuels sont là, autour de l’agneau à la peau glabre. Plus loin, Saul manipule la manette et les souvenirs des performances précédentes nous rappellent les connotations sexuelles des gestes qu’il accomplit. Impossible d’ignorer dès lors que ces chirurgies sont les « crimes du futur » annoncés dans le titre. Caprice insiste, le consentement est au coeur de la démarche mais la remarque est sans intérêt car la véritable victime n’est pas posée sur l’autel du sacrifice. « Who killed the world ? » : les esclaves sexuelles de Mad Max Fury Road demandent elles aussi des comptes aux hommes qui ont asséché la terre. D’une apocalypse à l’autre, le monde s’évide, les corps se détraquent et les derniers signes de fertilité s’amenuisent. Mais contrairement à George Miller qui associe les hommes à la destruction et les femmes à la procréation, Cronenberg évince la question du genre ou plutôt, il en contredit les attentes. Les femmes cronenberguiennes pénètrent leurs partenaires, entaillent et boursoufflent leur visage, assassinent leurs rivaux et, pour l’une d’entre elles, son propre enfant.
Les hommes, pendant ce temps-là, se lamentent parce qu’ils subissent ou s’infligent des mutations qu’ils fantasment ou redoutent. Et puisque les femmes ne procréent plus ou détruisent leur progéniture, ce sont les hommes qui doivent se charger de l’avenir. Lang Dotrice parvient ainsi à transmettre ses modifications volontaires à son fils sans qu’une explication rationnelle soit fournie. Cronenberg se contente d’inventer ses propres lois de l’évolution. Dans La Mouche déjà, il suffit qu’un insecte s’introduise dans le sas du scientifique pour transformer l’homme en mouche gigantesque et malheureusement fertile… Les stades du développement organique sont sans cesse contredits par le cinéaste qui s’amuse à explorer et mélanger toutes les possibilités métamorphiques du vivant. Relevons à ce propos que Saul Tenser prend régulièrement l’allure d’un gros foetus.
Accablé par la douleur, il rampe et s’enroule dans les bras de sa compagne aux attentions toutes maternelles. Il n’y a que ses tables d’opération et ses lits étranges qui lui apportent une sorte de quiétude provisoire mais il est difficile de savoir si ce calme est celui de la régression foetale ou celui de la métamorphose enfin assumée car ses machines absurdes ont des allures de cocons géants. Malheureusement, la chrysalide arrache ses propres ailes et revient incessamment à l’état larvaire.
Or, il faut bien noter que la mère infanticide de Brecken compare son fils à un ver. Si elle ne regrette pas son crime, c’est parce qu’elle est dégoûtée par le corps mutant de son fils qui avale le plastique et le digère. Les hommes du futur deviennent donc des invertébrés, des organismes mous et dociles qui frétillent de plaisir quand on les éventre et gémissent de fatigue quand on leur demande d’accomplir les gestes les plus simples du quotidien. Mais puisque leurs ancêtres ont pollué la terre, ils décident de vivre comme ces bêtes immondes qui traversent les dépotoirs et se nourrissent des déchets.
La suggestion n’est pas dénuée de ridicule et pourtant, il y a dans cette mutation imaginaire la quête un peu nietzschéenne d’une énergie à la fois nouvelle et ancestrale. Cronenberg croit lui aussi à la force organique de l’humanité, à la puissance instinctive de la nature qui l’habite et le constitue. C’est pourquoi il refuse de participer à la contemplation passive de notre propre extinction. « I’m an insect who dreamt he was a man and loved it. But now the dream is over and the insect is awake… » disait Brundle-Fly qui ne croyait pas à la politique des insectes et observait sa disparition avec la délectation ébahie d’une civilisation qui s’écroule. À l’abandon rêveur du scientifique, Cronenberg préfère désormais la lutte rampante de l’artiste dont l’aphorisme directeur le conduirait à répéter : ce qui me tue me fait survivre.