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Professeure de Lettres. Chercheuse de complots et de manigances dans la littérature publiée au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

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Billet de blog 12 janvier 2023

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La Belle, la Momie et les Vivantes

Dans sa dernière création, le chorégraphe espagnol Marcos Morau livre une réflexion sur la danse et ses tropismes les plus morbides. Loin de céder au chant des sirènes, il réinvente le conte de la Belle au bois dormant et nous appelle à l'éveil et à la vie.

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Et si nous étions condamnés à danser plutôt qu’à dormir ? La léthargie nous angoisse. Avant la mort, elle nous retranche d'un monde auquel nous voulons appartenir, quoi qu’il en coûte. C’est pourquoi la fée endort le royaume de la Belle. Le temps se suspend et attend la princesse sommeillante. L’arrêt est doux, rassurant. Perrault s’attarde d’ailleurs sur les perdrix et les faisans dont le supplice est repoussé. Plus de veille, plus de contrepoint. Le tableau serait charmant et presque attrayant sans les ronces qui grandissent pour enserrer le château, emboiser le sommeil et transformer l’apaisement en terreur. 

Marcos Morau nous invite à pénétrer ce bois des dormeurs et des dormeuses. Il nous conduit au pays des rêves où les gestes sont chorégraphiés parce qu’ils sont empêchés. Vêtues de robes toutes blanches, les nourrices se ressemblent et se confondent. Leurs membres s’agitent, en vain. Ils passent le poupon de bras en bras dans une ronde hallucinatoire où le visible confine à l’invisible, l’apparition à la disparition. On s’assemble pour saisir l’enfant, le serrer, le regarder, le dorloter. On félicite celle qui le tient si bien. On la suit, on l’observe, on l’imite dans l’espoir de prendre sa place car l’enfant, inerte, mène la danse et lui donne sa raison d’être. 

Aurore a les jambes lourdes d’une poupée de verre ? Qu’à cela ne tienne. On la portera, on la dorlotera, on la promènera de portes en portes, de marches en marches. On la laissera dormir dans les bras des autres, on la fera grandir, malgré sa paresse infinie qui gagne la scène. La lumière, tantôt rouge tantôt verte, bleuit et plonge le décor et les corps dans l’onirisme outre-mer des lointains. La musique, discrète et assourdie, vient des mêmes terres reculées. On dirait que le château suit la princesse dans son repos, que les nourrices acceptent de vivre à demi-mortes. L’une d’elles porte la poupée, elle traine son fardeau et gravit l’escalier. Elle va la coucher peut-être, la border dans son lit. Voilà nos attentes peu ambitieuses de spectateurs bercés par les couleurs, les notes et les formes mouvantes de Morau, chorégraphe faussement maternant qui ne tarde pas à endosser le rôle désincarné de la sorcière lorsqu’il abaisse le plafond sur la nourrice porteuse et l’enjoint à jeter la poupée au sol. Le geste est vif, soudain, brutal. Et parce que la poupée est lourde et fragile comme du verre, un bruit de glace brisée accompagne sa chute. L’image est drôle ou terrifiante, étrange et significative quoi qu’il en soit. Autour de la petite Aurore, les nourrices se lamentent, elles crient, lèvent les bras au ciel et couchent leur tête sur le sol. D’autres se débattent, frappent le vide et repoussent le spectacle morbide de ce corps inanimé car le temps des servitudes volontaires est révolu. 

L’histoire vacille… adieu Perrault et ses nourrices dociles. Les servantes de Morau ne prendront pas soin de la princesse. Elles ne dormiront pas à ses côtés. Elles résisteront. Elles danseront la danse frénétique des corps contraints qui se convulsent et se reprennent incessamment, qui commencent et ne finissent jamais. C’est à cette condition qu’elles échapperont au destin de la Belle. Un destin de poupée, éternelle mais figée. Un destin de momie qu’on adore et conserve d’autant plus inutilement que les nourrices veulent vivre et bouger jusque dans la mort. Leur danse est l’expression de leur volonté inépuisable de vivre malgré et dans la peur de mourir. 

Reste à identifier la source de cette peur. La fée maléfique du conte n’a pas besoin d’apparaître. Il n’y a, dans le ballet de Morau, ni sorcière cornue, ni dragon fumant. La menace ne s’incarne pas. Elle ne prend, tout au plus, que la forme d’une console semée de diodes clignotantes ; d’une lumière rouge et verte ; d’un grondement électronique. Tout se passe comme si la menace était sans origine ni destination. Elle est omniprésente et insaisissable, technique et organique, harmonique et chaotique. C’est elle qui ouvre le bal et produit cette vibration étrange, grave et stridente à la fois. C’est elle qui fait tanguer les nourrices dont la masse générale bourdonne à l’unisson et forme une sorte d’individu collectif dont les têtes tournent avec frénésie. Elles semblent chercher une altérité rassurante. Mais les figures, identiques, ne trouvent que les reflets de leur propre angoisse. Aucun visage ami ne se présente pour conjurer la peur animale et instinctive de la mort, la connaissance primaire du rouge-sang qui coule et emporte, avec lui, l’énergie vitale des organismes inquiets. La lumière peut verdoyer, elle reste affolante. Venue d’au-dessus, elle observe les oies blanches et abaisse, sur leurs têtes branlantes, le rideau acéré comme un couperet. Mais rien n’y fait. Les oiselles dansent, imperturbables. Elles respirent, bruyamment, parce qu’elles perdent et reprennent leur souffle et renaissent à chaque inspiration pour revenir au geste le plus élémentaire de la vie organique. 

Les contes sont tissés de symboles aussi évidents et puissants que celui-là, aussi infimes et efficaces. Ils sont faits aussi d’émotions toutes brutes que nous devons reconnaître et investir sans difficulté. Et s’il s’écarte parfois du conte, Morau y revient par la fenêtre des signes. Dans la dernière partie du spectacle, les nourrices décident de quitter le château des songes ; elles apparaissent donc chaussées de baskets. L’anachronisme est manifeste et s’il nous éloigne du conte et de ses temps immémoriaux, c’est pour parler encore sa langue des sensations mal dégrossies. La basket est le signal, un peu burlesque, de la fuite des nourrices qui traversent le plateau de gauche à droite. Les corps, ainsi précipités, se bousculent, se tirent, se percutent, s’agrippent et s’écroulent parce qu’ils sont soumis aux règles d’un espace déréglé dont l’apparente rectitude forme une boucle invisible ramenant les coureuses à leur point de départ. Si les visages ne se tournaient, anxieusement, vers la porte de gauche, la scène serait entièrement comique. Elle serait d’autant plus risible que les nourrices, peu à peu, se départissent de leurs dentelles. Certaines portent des vestons d’aviateurs, d’autres se dénudent tout simplement et quittent la scène sans même songer à se cacher car la nudité, loin de renvoyer à la honte, est assumée. On court nu comme des bêtes apeurées et on emporte le décor, trop sophistiqué, on détricote l’illusion pour renouer avec l’énergie primaire, hurlante et affolée d’un vivant sans genre. Les corps et les sexes se confondent car la nature est harmonieuse quand elle n’est plus qu’une course furieuse vers la vie, une dépense folle et effrénée de sève, de sang et de sueur.

Pour ceux et celles qui auraient manqué les représentations lyonnaises, lilloises et parisiennes, le spectacle est disponible sur arte.tv jusqu'au 23 mai 2023 : https://www.arte.tv/fr/videos/110983-000-A/la-belle-au-bois-dormant-de-marcos-morau-a-l-opera-de-lyon/

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