Le théâtre est avant tout une affaire d’apparition. Les personnages s’y incarnent, ils y ont un corps, une voix, de la chair à exposer et à bouger, des cris à pousser et des mots à murmurer. Il suffit qu’un acteur surgisse pour que la frontière qui sépare le réel de l’imaginaire se brise soudainement et que le fantasme soit là, devant nous. Il peut être banal, attendu, ennuyeux… ce qui importe c’est de se rappeler que le théâtre confine à la magie et au délire. Des fous ont rêvé les pièces qui se jouent sur nos planches et ces fous audacieux ont pris leurs songes au sérieux. Ils en ont fait des rituels dionysiaques permettant aux hommes et femmes du temps présent d’accéder au passé ancestral du monde.
La pièce qui se joue en ce moment dans la grande salle des Ateliers Berthier porte, dans son titre, les traces de ces affinités primitives entre le théâtre, le conte et le mythe. Kingdom d’Anne-Cécile Vandalem est peut-être même une parabole, une fable cruelle peuplée de bêtes humaines qui mangent à mains nues, la face pleine de terre, et coupent pourtant leurs arbres pour se chauffer en hiver. Elles vivent dans les bois, à l’écart de la civilisation. Sur le plateau, des animaux se promènent. Des petits enfants courent. Zoé, la mère, se prend pour une femme-ours et Philippe, le patriarche, laisse sa barbe s’allonger pour se donner des airs de loup-garou. Il faut croire que l’animalité se confond ici avec l’authenticité. La définition de ce terme est du reste difficile à établir et le décor excessivement réaliste la questionne avec efficacité. Rien n’est faux, il y a sur scène des vrais arbres autour d’une vraie maison ; il y a des vrais chiens et des vrais enfants qui éventrent un vrai poisson. Caché dans la pénombre, un musicien, dont la présence se devine à peine, mime les bruits de la forêt, il joue sur des instruments fabriqués avec des morceaux de la taïga pour que les sons lui ressemblent. Et toute cette matière vivante, organique est cerclée d’une petite rivière artificielle. Quant aux caméras qui dédoublent la vision et dispersent notre attention, elles créent, au sein de la fiction, un espace de vérité. « Pourquoi tu parles des voisins ? » demande Laurent qui voudrait préserver les images, cacher les échecs et la violence, prétendre qu’il aime la vie dans les bois. Mentir en somme et jouer une pièce de théâtre.
Mais Philippe ne tarde à révéler qu’il est un roi et non un loup. Ses enfants-fauves doivent respecter ses lois, ses rites, ses sacrifices. Lorsqu’il croise un oiseau mort, il l’ensevelit sous un tas de feuilles et de brindilles. À la nuit tombée, il raconte des histoires anciennes. Il transmet des savoirs-faire et des savoirs-penser. Il cherche une utopie à investir. Il se prend, en somme, pour un dramaturge ou plutôt un fou capable d’incarner ses rêves, de distribuer les rôles, de diriger des destins, de muer l’artifice en vérité, de transformer une plaisanterie d’enfants en tragédie grecque. Sa volonté est celle d’un tyran bienveillant, soucieux d’instaurer un équilibre entre les peines, les pertes et les jouissances. « Répare ! » ordonne Zoé qui suit la loi du patriarche et demande à son fils de donner à sa soeur ce qu’il a de plus précieux pour racheter le vol d’une bûche de bois. La scène est surprenante, la sentence tombe comme un couperet sur cette dispute infantile. Le fils geint mais il obéit et donne son bonnet à sa soeur qui regarde la caméra et sourit. Ce triomphe de la délation, cette acquisition d’un objet qui n’a que la valeur de la perte infligée prolongent et creusent un malaise déjà installé ; un malaise qui émane du lieu jonché de poussière et d’arbres mouvants, strié d’une barrière qu’il ne faut pas franchir parce qu’elle renferme une part inquiétante d’obscurité et prolonge indéfiniment l’espace dans le gouffre de la nuit.
Avant que la pièce ne commence, alors que le public s’installe, c’est toute la scène qui est plongée dans le noir. Les gradins, eux, sont en pleine lumière. La taïga se présente déjà comme un ailleurs ténébreux qui se tient, là, de l’autre côté du quatrième mur et attend de déployer sa magie un peu méchante et excluante qui ne voudra accueillir personne, surtout pas des hommes et des femmes qui auront l’orgueil de songer à la protéger d’eux-mêmes.
Philippe et les siens ne semblent pas s’apercevoir que la forêt est le reflet de leur intériorité troublée, de leur intimité étrange et presque incestuelle tant elle se débarrasse de l’altérité. La mort elle-même se chante en harmonie, elle réunit les corps et les voix autour de la chienne empoisonnée. L’ours, sauvage et solitaire, cherche la ressemblance en emportant le visage de Zoé. Les arbres vibrent et se teintent de rouge lorsque les esprits s’échauffent et que la colère monte. Le corbeau meurt au pied de la maison en guerre. L’orage charge l’air d’angoisse. Tous ces événements naturels sont les signes d’une correspondance reliant la famille à la taïga ; une correspondance qui doit rester cachée parce qu’elle briserait l’illusion et révélerait qu’il n’y a rien de l’autre côté du mur : ni voisins malveillants, ni fantômes en robe de mariée, ni braconniers russes. Dès qu’un enfant ose regarder au-dessus du muret, les parents fondent sur lui et l’écartent du vide. On ne regarde pas le gouffre en face.
Philippe parle sans cesse d’êtres qu’on ne voit jamais. Il raconte l’histoire du Sioux et de son oeil porté au-delà de la rivière. Il décrit le corps malade de sa femme, son corps rapetissé par le froid, son corps replié sur sa propre chaleur. Il se saisit d’un appareil photographique et prétend que sa femme morte est logée au centre de la machine. Il pourrait la voir, à la surface de la pellicule, mais il préfère ranger l’appareil dans un linge ancien et préserver l’invisible car, dans le royaume de Philippe, on ne regarde pas la fin du monde qui arrive. Non, on fuit dans la taïga, on s’enfonce dans le terrier du rêve. On s’invente des histoires à raconter, des mythes fondateurs peuplés d’enfants menteurs, d’un roi autoritaire et d’un Sioux à l’oeil crevé. À la manière d’Œdipe, le Sioux est un ignorant qui paie de sa face trouée les fautes de son père. On peut accuser les étrangers, ceux qui ne font pas partie du Kingdom et le menacent par leur simple présence. Et lorsque le récit aura perdu de sa superbe, lorsqu’il ne permettra plus de conserver les choses à leur place bien définie, on trouvera une autre histoire à raconter. On empoisonnera la chienne et on dira que ce sont les ennemis invisibles qui l’ont tuée. On ne manquera de préciser que la victime était quoi qu’il advienne coupable. La chienne avait mordu le braconnier, elle méritait de quitter le royaume des vivants car tout ce qui n’est pas là, sur scène, sous nos yeux et sous la lumière, appartient au monde des morts qui n’a ni roi ni loi. Philippe le répète, il veut que ses sujets sachent qu’il est le véritable bourreau, qu’ils le sachent mais ne puissent le dire de peur de nuire à l’invisible, faute de savoir en payer le prix.
Dans ce kingdom sans argent, les coûts sont exorbitants. « Oeil pour oeil, dent pour dent » clame la vieille Bible. Philippe n’a pas la face d’un dieu cruel qui noie ses créatures dans les pleurs de sa colère mais sa morale est bien plus inflexible. Elle est bien plus troublante aussi parce qu’elle décale les objets et déséquilibre les échanges. Pour un oeil crevé, il réclame une main coupée. Pour une jambe mordue, il prononce un exil et une mort. Sa famille s’endeuille à chaque sacrifice. Il finit par constater l’ampleur du désastre. Pour nourrir l’invisible, il a dépouillé le visible. Il ne reste désormais que la sensation d’une perte infinie. Zoé, à sa gauche, chante. Laurent, à sa droite, conte une histoire de chasse. Il crie, lève les bras, agrippe ses cheveux et frappe son front. Le tragédien parle le langage d’une humanité perdue qui vivait des aventures épiques, qui pleurait et riait comme des dieux émus. Son récit sanglant est un nouveau mythe fondateur, un appel à construire une nouvelle utopie qui échouera comme la précédente parce que les enfants deviendront des hommes et des femmes qui détruisent ce qu’ils voudraient donner et préserver.