La troupe du Nouveau Théâtre Populaire joue quoi qu’il advienne, « sous la pluie, ou sous les étoiles » dit-elle avant de lancer chaque pan du spectacle.
Nous sommes ainsi averti·es : rien n’arrêtera la représentation, pas même les intermèdes qui seront chantés et déclamés par des comedien·nes infatigables. Rien ne pourra interrompre les 7h de théâtre qui nous attendent pour nous conter l’histoire de Lucien de Rubempré, irritant héros balzacien qui sacrifie tous ceux et toutes celles qui l’aiment à sa folie des grandeurs. Rien ne viendra épuiser notre volonté d’être là, au Théâtre de la Tempête. Et c’est certainement le plus bel oxymore qui soit : alors que, sur scène, les vies se heurtent à une société capitaliste qui les exploite et les évide, la salle, elle, se galvanise.
Notre Comédie Humaine est pourtant l’histoire de multiples chutes : celle du jeune naïf dans la corruption puis la mort, celle de la comédie dans la tragédie, celle de Satan qui finit par occuper la scène et prendre la place de Balzac lui-même pour tirer les ficelles de l’intrigue et diriger les personnages comme des pions sur son échiquier des intérêts concurrents. Mais nous, spectateurs, spectatrices, restons épargné·es par ce tarissement des énergies. Nous sommes, en quelque sorte, sauvé·es par le théâtre qui crée cet espace métonymique où les vices et les douleurs de notre monde se reflètent mais se mettent aussi à distance.
Il faut dire qu’il est savoureux de regarder Balzac lui-même nous donner une leçon de politique et nous expliquer qu’au XIXe siècle, la gauche est libérale parce que la droite est royaliste. Il est savoureux également de l’entendre nous annoncer les archétypes sociaux qui vont s’agiter devant nous comme des ombres effrayantes et ridicules à la fois. La satire commence, libre à nous de ne pas nous reconnaître et de refuser ainsi le pacte d’intelligence et d’honnêteté qui nous est proposé. Nous devons toutefois nous laisser porter par le rythme effréné de ces trois pièces réglées comme du papier à musique.
Le triptyque s’ouvre sur les notes enjouées de l’opérette dont les tonalités légères sont alourdies par les prothèses démesurées, les postiches glissants, les costumes démodés et les couleurs trop vives, presque écoeurantes. Médisons, médisons, médisons la vérité chantent les commères d’Angoulême qui nous signalent ainsi que le temps est au mensonge et à l’artifice : ce ne sont pas des personnages que nous regardons mais des masques grossiers qui se montrent du doigt et se dénoncent comme tels. Ainsi, nous médisons mais nous disons la vérité.
Il faut attendre la deuxième pièce pour que les visages quittent les appendices de la caricature et nous reviennent plus nus, plus mesurés, plus humains. Les miroitements se précisent : les journalistes qui se disent très à gauche et pactisent avec les royalistes ressemblent à des macronistes en mal d’opinions et la marquise d’Espard a des airs de patronne du CAC 40. Balzac, quant à lui, se déleste de son costume d’écrivain. Il tient désormais une baraque à mauvaises frites, il fait sa cuisine, et les personnages affamés ne savent pas s’en préserver.
À la fin du deuxième pan, nous assistons à la disparition progressive du décor qui emporte avec lui les derniers restes de comédie. La tragédie s’installe dans un désert d’objets, comme si elle avait besoin qu’il n’y ait plus que des corps sur scène, des corps qui se tordent, se convulsent et disparaissent dans des trappes pour que le théâtre lui-même les avale et le digère.
La Comédie humaine du Nouveau Théâtre Populaire nous rappelle la mollesse de nos émotions que les artistes modèlent comme de la glaise. On rit puis on s’effraie en un claquement de doigts ; on s’excite en une gorgée de café et on s’assombrit le temps d’un intermède. À la fin, il ne nous reste que le rouge et le noir des splendeurs et des misères de ces êtres désœuvrés, venus au monde après la Révolution, après l’Empire, après la bataille et la gloire. Mettre en scène ce Balzac pessimiste des énergies gâchées, c’est interroger le présent. Sommes-nous né·es trop tard nous aussi ? Trop tard pour agir et donner un sens à tout cela ? Le triptyque progresse, quoi qu’il en soit, à rebours et ce sont les intermèdes qui nous le disent puisque le purgatoire ne sauve personne, il nous conduit en enfer. Le paradis est derrière nous, irrémédiablement perdu.