De bas étage de Yassine Qnia porte, dans son titre, les traces d’une généalogie artistique qui fait de ce film un héritier du cinéma réaliste dont les images mouvantes plongent le spectateur dans l’univers de la contingence. Car au-delà du contenu social auquel le « bas étage » renvoie immédiatement, le réalisme est défini par la production d’un surplus de réalité qui mime la continuité spatio-temporelle du réel et fabrique, paradoxalement, un chronotope fictionnel clos et suspendu. La vie est un tissu ininterrompu où la causalité et l’arbitraire se disputent la responsabilité des attentes, des évènements et des signes ambigus qui surgissent soudainement et semblent vouloir donner un sens à tout cela. Alors le cinéaste réaliste doit résister à la tentation de livrer un récit cohérent dont le sens se dégage de manière linéaire. Il doit fragmenter son histoire de l’intérieur, donner à chaque scène le caractère éphémère, insignifiant et souvent échoué de l’instant.
Mehdi, le personnage principal de Yassine Qnia, est à cet égard exemplaire. Sa vie n’est pas un récit. Elle n’est d’ailleurs pas livrée dans son intégralité au spectateur qui doit accepter sa position de témoin lointain et surtout extérieur à cette tranche de vie, sans début ni fin. Ou plutôt sans progression puisqu’il y a bien une ouverture et une conclusion mais elles se rejoignent dans ce plan final qui place Mehdi, une fois de plus, dans sa voiture, espace de transition qui accueille ce héros étrange pour en faire un spectateur silencieux de la vie des autres. Car Mehdi est à peine un personnage. Il est. Et s’il agit, le résultat de ses actions est nul. Il entre par effraction dans des entreprises, éventre leur coffre-fort et accumule les liasses de billets dans sa chambre. Mais ces liasses n’achètent que du vide, qu’une maison au bled que Mehdi offre à sa mère pour sa retraite et qui reste, là, abandonnée parce que personne n’en veut. Or cette absence de volonté est le terreau infertile de ce film. De bas étage est l’histoire d’un homme qui ne veut pas. Alors il pourrait, comme Marianne dans Pierrot le fou, crier sur la plage et demander au ciel : « Qu’est-ce que je peux faire ? » avant de conclure : « j’sais pas quoi faire ». L’ennui de ces âmes errantes produit, du reste, quelques moments de pure poésie. Marianne chante sa « toute petite ligne de chance » pendant que Mehdi tranche les coffres et parsème la nuit toute bleue d’étincelles toutes jaunes. Mais la comparaison s’arrête là car Marianne fuit et attire Pierrot dans des paysages extraordinaires et incessamment renouvelés. Mehdi, au contraire, ne s’attache qu’à des espaces connus et confinés.
Dès la première scène du film, il opère, avec son complice, un retour en arrière puisqu’ils forcent l’entrée de l’entrepôt à cambrioler, en sortent au retentissement de l’alarme puis y reviennent lorsqu’elle se désactive. À ce moment-là, il n’est pas seul dans sa régression. Thibault l’accompagne et fait le chemin du retour avec lui jusqu’à ce qu’il lui confie son envie de partir. Mehdi lui demande la destination de ce voyage ; elle n’existe pas, elle est simplement « loin ». Difficile de se projeter lorsque la réponse est jetée devant un paysage sans horizon, une vue étroite sur les toits et les vis-à-vis d’Aubervilliers. Et bien que l’image manque, le songe d’un ailleurs est là, dans la parole courte de Thibault qui laisse son interlocuteur sans voix et surtout sans avenir. Tête sans rêves, Mehdi ne parle que d’un passé truffé d’occasions manquées et de projets échoués. T’as passé l’âge lui dit-on ; qu’à cela ne tienne, il revendique d’agir comme un ancien. Au spectateur d’y déceler la tentation d’une éternelle conservation qui pousse ce demi-personnage à ne vouloir que ce qu’il a déjà eu.
Plus tard, il voudra revenir dans les mêmes locaux qui ne semblent exister que pour être cambriolés. Il y répètera la série routinière de gestes et de déplacements qui ne mènent qu’au point de départ. Mais cette manifestation d’une volonté faible et irrémédiablement régressive provoque l’arrivée presque vieille Bible d’un châtiment. Devant l’entrepôt, les policiers guettent et attrapent M’Barek, l’acolyte rêveur de Mehdi qui voulait ouvrir une pizzeria avec son ami et quitter cette zone industrielle à laquelle l’anti-héros des bas étages paraît infailliblement rivé. Or la zone industrielle est le nouveau no man’s land de ce western de banlieue dont le bandit a perdu toute trace d’énergie épique. Mehdi envahit tout et ne conquiert rien et s’il force quelques portes, il reste finalement sur le seuil et attend qu’on veuille bien le laisser entrer.