Et si notre malheur était d’apparaître, chaque jour, d’être là, chaque matin, devant et dans le regard de l’autre ?
Enfants éphémères du hasard, nous sommes condamnés à vivre et à vouloir vivre. Reste pourtant, dans les coins obscurs de notre sagesse, une pensée qui tue la pensée. Le marin de Vanish rêve d’une immensité capable de l’engloutir. Il veut partir sans retour car le suicide ne vaut rien s’il n’est commis par le monde lui-même. Alors l’homme fatigué du quotidien se donne à l’océan que Lucie Berelowitsch s’amuse à décomposer.
Impossible de convoquer cette force destructrice dans la petite salle Copi du théâtre de la Tempête. Mais qu’importe, le théâtre ne se soumet jamais aux exigences du réel parce qu’il est fait de chair et de matière et qu’il incarne immédiatement ce qu’il entend représenter.
L’océan de Vanish est meurtrier même s’il ne nous en reste que quelques grains de sel jetés par un oiseau farceur. À côté des échafaudages, une bassine vitrée sert de métonymie. Les acteurs y plongent les mains puis le corps tout entier pour nous rappeler qu’il s’agit avant tout de se noyer et d’oublier la terre ferme.
Et lorsque je parle d’acteurs, je parle des hommes car le texte de Marie Dilasser fait du rivage une frontière genrée. Les hommes, inconstants, ne vivent qu’au gré du vent et de la houle. Il partent à la recherche des sirènes. Ils veulent entendre leur chant et contempler leur propre mort.
Les femmes, elles, attendent. Elles s’attachent au foyer et attendent. Elles sont les liens qui enserrent les poignets d’Ulysse et le retiennent au mât. C’est pourquoi le marin naufragé de Vanish ne cesse de parler à sa femme et d’ouvrir, dans le monologue du mourant, un dialogue entre celui qui fuit et celle qui reste.
En 1959, Maurice Blanchot fait de la littérature un espace morbide dont l’auteur ne se sort qu’à la force de sa ruse. Le récit commence pour se terminer à la rencontre entre le voyageur et le monstre. Mais il n’y a, dans Vanish, ni sirènes enchanteresses, ni baleine géante. Le marin vieillissant ne trouve aucune créature menaçante à la surface du monde flottant. Les figures d’Ulysse et du Capitaine Achab ont désormais la saveur d’un héroïsme suranné. Les temps et surtout le ciel se sont évidés.
Autrefois habité par des dieux colériques, l’océan n’est plus qu’un roi sans divertissement. Il tue parce qu’il est froid et grand. Quant à ses abysses, elles n’abritent plus que la peur du vide et de la perte. Elles étaient, autrefois, le terrain d’une exploration anthropologique. L’humanité y contemplait son infinie et préoccupante étrangeté.
Toutefois, Marie Dilasser rend à la mer ce qui est à la mer. La poésie lui appartient parce qu’elle était là avant nous. C’est en tout cas ce que prétend le chanteur à la voix douce : jadis la terre était toute bleue, mouillée et salée. Nous pouvons bien la défier, la gronder, lui dire que nos bateaux, nos portes et nos bottes sont à nous… Elle n’a que faire de l’aventurier qui cherche, dans l’eau et le vent, un reflet à la hauteur de son ambition. Loin de lui accorder le duel auquel il prétend, la mer le couvre de vase pour mieux l’engloutir.
C’est peut-être parce que Marie Dilasser affectionne les mutations et les identités confuses que la chair de son marin se végétalise ainsi. Et si Vanish n’est pas, à proprement parler, une fable écologique, elle nous rappelle tout de même que nous ne sommes que les organes d’un corps plus vaste dont les vibrations se réverbèrent et se redoublent.
Devant le conteur-musicien, une machine s’agite… les lattes se soulèvent les unes après les autres et il est impossible de déterminer la nature précise de cette danse ondulatoire, la source véritable de son mouvement qui imite les vagues et mime la mélodie d’un même geste.