Je crois que j’ai vu dimanche, sur la scène de la Villette, le signe même de notre confusion actuelle ou plutôt son principe le plus fondamental ; car à la surface des corps dansants de Jonathon Young et Crystal Pite, les êtres se dédoublent et deviennent des choses, des pantins articulés qui s’agitent mais ne parlent pas, qui s’écroulent mais rebondissent sous l’effet d’un ressort invisible. Et si le dédoublement est le nouvel organe de ces personnages qui s’incarnent moins qu’ils ne se portent comme des costumes, c’est parce qu’ils sont tous victimes et exécuteurs d’un vaste mensonge identitaire qui introduit, entre le sujet et lui-même, une corruption insolvable parce qu’elle est partagée et donc protégée par tous ceux qui pourraient la dénoncer.
Mais avant d’en revenir au dédoublement et à sa force corruptrice, il convient de présenter la pièce qui s’est jouée pendant quelques jours sur cette scène de la Villette. Écrite en 1836 puis reprise en 1841, Le Revizor est une oeuvre de Nicolas Gogol dont le système est imaginé et suggéré par Alexandre Pouchkine, cet auteur russe qui aime les histoires d’imposture et d’adhésion volontaire. Voici en quelques mots l’intrigue qui anime une galerie de farceurs inquiétants et de menteurs crédules : dans une petite ville russe, une rumeur court et bouleverse les esprits des fonctionnaires trop ou pas assez zélés car le bruit qui circule annonce la venue d’un inspecteur anonyme envoyé par le gouvernement central pour surveiller les agissements de chacun et prendre, si nécessaire, des mesures punitives. Et puisque tout le monde est coupable et que le crime semble devenu la loi générale de cette ville sans histoire ni morale, tout le monde s’émeut et se bouscule sous l’effet d’une culpabilité indéfinissable. Aveuglés par cette sensation d’une faute sans nom, les fonctionnaires cherchent parmi les voyageurs celui qui serait venu les surveiller et les accuser. Ils ne tardent pas à poser leur dévolu sur le visage inconnu d’un jeune homme dont l’arrogance inutile est prise pour preuve de son importance. Séduit par le quiproquo qui se noue sous ses yeux, ce jeune voyageur se prend au jeu et accepte le rôle d’inspecteur qu’on veut tant lui donner…
Cette intrigue kafkaienne repose, nous le voyons bien, sur les jeux du double et les doubles jeux. Pas un personnage ne résiste à la tentation de la feinte. Pas un criminel ne renonce à l’apparat du petit saint car les bourreaux usurpent le statut des victimes lorsque les faibles prétendent à la force. Devant l’inspecteur de fortune, les assassins et les tortionnaires se prosternent. Ils courbent l’échine et promettent d’accuser le voisin. Ils se dénoncent et se disculpent d’un même geste. Ils s’allient, se trahissent et font apparaître, sous la surface policée des sentiments distingués, les conspirations incessantes d’une société malade où la soumission est aussi violente que la domination.
Entre autres coups de génie, Crystal Pite et Jonathon Young font danser les interprètes au lieu de les faire jouer. Chaque mot est accompagné d’une pirouette burlesque qui mime le langage, l’accentue et le théâtralise en l’éloignant paradoxalement du théâtre et de sa déclamation usuelle. Les voix sont enregistrées, la bande passe et se pose sur ces corps frénétiques créant une disjonction comique et pourtant angoissante. Le style qui domine est celui du grotesque brechtien qui suscite des rires grinçants car les anatomies déréglées des danseurs menacent sans cesse d’imploser sous la pression d’une chorégraphie qui sépare bien plus qu’elle n’unifie. Entre les personnages, pas d’espace commun. On ne se rencontre pas sur cette scène parce qu’on est trop occupé à se regarder soi-même, à se prendre pour l’acteur et le spectateur de manière prodigieusement simultanée. Les têtes sont d’autant plus baissées devant la figure d’autorité que les soumis volontaires admirent leur nombril et rêvent d’une ascension individuelle. L’autre est une marche vers le sommet, un amas de chair que l’on grimpe pour gravir les échelons de la bureaucratie russe dont les dignitaires les plus redoutables n’ont pas besoin de se montrer pour inspirer la stupeur et la déférence de leurs subalternes effrayés par le théâtre de leurs propres ombres.
Ces ombres, d’abord ridicules parce qu’elles semblent imaginaires, prennent consistance dans la seconde partie de cette mise en scène surprenante qui s’arrête brusquement de progresser dans la pièce pour revenir en arrière et reprendre l’intrigue depuis le début. Et dans cette répétition, c’est la variation qui doit attirer notre attention parce qu’elle contient tout l’intérêt du redoublement. Dans Body and Soul déjà, Crystal Pite imposait à ses danseurs des itérations incessantes, et à chaque reprise il y avait une nouveauté d’autant plus nouvelle qu’elle était cernée d’ancienneté. La nouveauté dans Revisor concerne notamment le registre. Le ton satirique de la première version quitte la scène avec le décor réaliste de la comédie bourgeoise. Il laisse derrière lui quelques éclats de lumière jaune sur fond noir, quelques filaments mouvants qui rappellent les connexions neuronales d’un cerveau humain. Et lorsque les personnages reparaissent, leur danse ne se réalise que dans sa propre négation. Pas un geste ne s’accomplit sans se reprendre indéfiniment, sans se heurter à une sorte de barrière invisible qui le repousse en arrière et l’empêche d’aboutir. Loin de constituer un éternel recommencement, ces reprises forment les échos intérieurs de ces individualités creuses. Leurs faux-semblants et boniments se répondent et créent cette cacophonie gestuelle. Reste à savoir si c’est l’intériorité des personnages qui nous est donnée à voir ou l’intériorité de leurs créateurs : Jonathon Young, Crystal Pite et peut-être aussi Nicolas Gogol. La question est posée lorsqu’une voix de femme retentit et vient contrôler les membres tendus des créatures qui se partagent la scène et perdent leur nom pour devenir des figures numérotées. Des ordres sont jetés à moins qu’il ne s’agisse d’une parole démiurgique qui engendre ce qu’elle nomme et dit des choses comme Hold. Figure 1 goes to Figure 9. Warning. Puis les mots ne sont plus si directifs que cela. Soumis au pouvoir paralysant de l’épanorthose, le langage se corrige incessamment, il se fait hésitant, comme s’il se perdait dans les méandres de cette bureaucratie sans visage, de cette société sans morale et de ces psychés sans conscience ; comme s’il cherchait une issue et ne faisait que constater sa participation à ce qu’il dénonce. Who’s behind it ? demande la voix qui cherche a figure in disguise avant de réaliser qu’elle est l’instance la plus cachée et la plus puissante qui soit, l’intelligence qui a conçu ce petit monde et les êtres qui le peuplent, la divinité qui a introduit la cruauté dont elle déplore la présence. Car si tous les personnages complotent, il n’est de plus grand comploteur que l’auteur qui est la source unique de toutes ces volontés malévoles et l’inventeur de tous ces plans machiavéliques. Ainsi le mal, le mensonge, la domination, la tyrannie, choses fort intimes qui s’insèrent au plus profond de nos esprits et contaminent toutes nos créations et nos résistances. Et lorsqu’au coeur de la scène-encéphale, un monstre surgit et déambule calmement, sa marche silencieuse nous terrifie parce qu’elle porte toute l’étrangeté familière de nos monstruosités partagées, de nos adhésions et de nos participations à la violence que nous prétendons rejeter.