Alors que la lune entrait dans son dernier quartier, j’étais à Nice. Dans la vieille ville, l’air était doux, la nonchalance cosmopolite, le linge blanc battait contre les jalousies, faisant vibrer l’ocre rouge des façades. Comme des centaines de promeneurs en cette fin d’après-midi, j’ai ralenti mon pas. Cette langueur qui m’a saisie est reconnaissable entre toutes, et par tous. Elle a pour nom la Méditerranée. Bien qu’encore dérobée à ma vue, elle m’envoyait par delà les murailles ébouriffées par la végétation des signes que je captais par tous mes pores. L’enjeu, à cet instant, était de céder incessamment à son invite ou bien de prolonger cette délicieuse torpeur des sens. Faire durer l’attente, jusqu’à ce que les contours impérieux du désir prennent corps… Un roulement d’épaules encore ruisselantes faillit me percuter alors que j’hésitais à prendre l’une de ces échappées qui devaient fatalement me conduire vers la plage. Je débouchai alors bientôt, au sortir d’une arcade majestueuse, sur la promenade des Anglais. Une polémique chassant l’autre à un rythme qui ne souffre aucun délai, j’étais vaguement consciente que les déboires de l’état d’urgence, un soir de 14 juillet, avaient fondu comme une crème glacée au soleil lorsque je pris place, après un bref sourire de connivence, entre mes nouveaux voisins de plage et délaçai mes sandales. Aucune burqa dans mon dos, pas davantage de burkini à l’horizon, mais une mer soulevée d’aise, gironde, maternelle, se confondant avec le ciel.
J’étais venue à Nice non pas pour me baigner, mais parce le Musée d’art moderne et d’art contemporain de la ville (Mamac) accueille une rétrospective des œuvres d’Ernest Pignon-Ernest*, un enfant du pays, réalisées depuis 50 ans. Un demi-siècle que cet artiste inclassable, dont la rue est le lieu d’expression, raconte notre humanité souffrante à travers des figures de poètes, de résistants et d’anonymes dessinées au fusain qu’il colle dans les lieux hantés par leur disparition. Politique autant qu’artistique, sa démarche exacerbe le potentiel mémoriel d’un lieu en y incorporant une présence dérangeante qui s’oppose à l’oubli, au déni. De Lyon à Alger, de Santiago du Chili à Ramallah, de Naples à l’Afrique du Sud…, les fantômes de Bertie Albrecht, Maurice Audin, Pablo Neruda, Mahmoud Darwich, Pier Paolo Pasolini, Hector Pieterson et tant d’autres suintant des murs, prennent à la gorge le passant incrédule. Quand, au début des années 1980, pour protester contre le jumelage engagé par la municipalité de Nice avec Le Cap, alors capitale du régime de l’apartheid, l’artiste et sa compagne collent en une nuit, sur la longueur du parcours du cortège officiel, des portraits sérigraphiés d’un jeune noir tué par des policiers blanc, l’image produite fait effraction dans nos consciences et augmente notre sensibilité au monde. Est-ce un hasard si cet artiste a vu le jour dans une cité marquée par son cosmopolitisme et bordée par la Méditerranée ? L’attachement qu’il conserve pour sa ville en dépit du succès planétaire qu’il connaît, sa simplicité, sa curiosité, et surtout son engagement par delà toutes frontières, m’enjoignent à voir en lui, essentiellement, un Méditerranéen.
La Méditerranée, « cette machine à fabriquer des civilisations » selon la phrase de Paul Valéry, emportée aujourd’hui par la tourmente identitaire dans d’effroyables abysses, est fondamentalement un espace mythologique et poétique. C’est dans cet espace qui contient des peuples et des lieux marqués certes par la diversité, les déchirements, mais aussi par des rapports de profonde réciprocité et des échanges de savoirs philosophiques, culturels, scientifiques multiples et variés d’une rive à l’autre depuis l’Antiquité, que l’Orient et l’Occident se sont mutuellement fécondés. Le « choc des civilisations », formule aussi « choc » que désastreuse, reprise comme une antienne par certains politiques et commentateurs hexagonaux, nous sert ad nauseam la vision d’une Europe expurgée de tout apport du Sud, ou devrais-je dire des Sud, qui constitue pire qu’une méprise, une imposture. Sur cette plage où je me prélasse, un arrêté sera bientôt pris, suivant l’exemple de certaines communes voisines, pour interdire le port du burkini, version balnéaire du voile intégral islamiste. À cette heure, je me répète, mes déambulations ne m’ont permis d’en croiser aucun spécimen, mais la menace semble sérieuse. En esprit libre, du moins j’aime à le penser, j’ai en horreur toute tentative d’embrigadement des mentalités et des corps. Ce costume de bain ne me fait pas envie, je ne suis pas dupe ce qu’il représente, mais l’acceptation de la différence culturelle me semble une donnée irréductible de la vie en société dans une République, avec une limite claire : qu’aucune pratique, vestimentaire ou autre, n’atteinte à la liberté d’autrui. Même aux heures chaudes que nous traversons, je continue à préférer la brûlure du soleil au repli sous le parasol identitaire et reste convaincue que la lutte contre l’islamisme ne se joue pas sur la plage, mais en Méditerranée.
C’est en Orient que le soleil se lève pour toujours, en Occident qu’il finit sa course. Entre temps, pour certains d’entre nous, il aura changé de sexe, ou plutôt de genre : le soleil en arabe est du genre féminin, la lune du genre masculin. Cette nuit, je regarderai l’astre à la fois mâle et femelle paraître à la cime de l’Araucaria géant dont les écailles frôlent les étages de l’Auberge de jeunesse où je suis descendue, en mesurant ses progrès jusqu’à la pleine sphère. Dans certaines de nos campagnes, les invocations à la pluie à la pleine lune d’août, pour arroser les récoltes, n’ont pas totalement disparu. Cet irrationnel qui m’enchante fait aussi partie de notre culture et de notre imaginaire communs, il passe en fraude d’une rive à l’autre, se joue des frontières comme des lois. Au fond de moi, je n’ai qu’une prière : qu’une identité méditerranéenne émerge enfin, nous unissant tous.
Marie Bardet
21 septembre 2016
* Jusqu’au 8 janvier 2017. Renseignements : mamac-nice.org. Une magnifique installation de l’artiste consacré aux mystiques chrétiennes, « Extases », occupe parallèlement (mais seulement jusqu’au 2 octobre) l’église abbatiale de Saint-Pons, un chef d’œuvre d’architecture baroque méconnu, sur les hauteurs de Nice.