Le livre est passionnant, tout d’abord parce qu’il fait montre d’une grande honnêteté, sans déballage, ensuite parce qu’il y est question de politique de part en part, enfin parce qu’il ouvre des perspectives dans le climat actuel de violence géopolitique omniprésente. Je parlais beaucoup d’Ardern dans mon livre La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir (2020).

Engagée en politique dès ses années de lycée, Ardern a fait ses armes dans le militantisme de terrain : tractage, porte-à-porte, apprentissage de la prise de parole en public, autant d’expériences dont elle a très vite saisi tout ce qu’elle pouvait tirer. L’ouverture aux autres, la capacité à convaincre, le travail acharné, la curiosité et la volonté de comprendre (expliquer n’est pas excuser mais permet de mieux agir) ont ainsi forgé son savoir-faire et ses convictions. Elle a ensuite gravi les échelons un par un au sein du parti travailliste néo-zélandais, jusqu’à en devenir la leader à un moment où il était au plus bas dans les sondages.
Favoriser l’arrivée d’une femme à la tête d’une organisation alors que celle-ci est en crise est devenu un classique. Ce qui n’était pas prévu par ses pairs, en revanche, c’est qu’en quelques mois, Ardern, destinée simplement à « sauver les meubles », donc, parvienne à faire remonter la popularité de son parti de manière spectaculaire, remporte les élections législatives et devienne cheffe du gouvernement. Ses mentors, ses exemples seront notamment ses deux prédécesseuses à ce poste : Jenny Shipley et Helen Clark. Un double tournant dans sa vie puisqu’elle apprend qu’elle est enceinte à la même période qu’elle va être nommée Première ministre, à l’âge de 37 ans.
Dans son livre, Ardern parle de la difficulté à résoudre certaines contradictions, mais de la satisfaction d’assumer ses combats. Ainsi, elle a fini par rompre avec la congrégation religieuse qui était la sienne et celle de sa famille depuis l’enfance, les Mormons, en raison de leur position opposée aux droits des homosexuels. Ce qui lui vaut de devoir prendre ses distances avec sa grand-mère, laquelle lui dit néanmoins, juste avant de mourir, qu’elle a toujours été fière d’elle.
Politique de la gentillesse
Ardern est connue pour avoir fait des 17 objectifs de développement durable le fil rouge de son action. Elle raconte que son goût pour la bienveillance et son intérêt pour les autres (« être utile ») lui viennent de ses parents (son père policier, en particulier), et qu’ils ont fondé son action et sa manière de gouverner tout au long de sa carrière politique. Elle souligne, à juste titre, que son mot d’ordre, la gentillesse, n’est pas synonyme de faiblesse : « la gentillesse donne de l’espoir, elle transforme des vies, elle a des pouvoirs extraordinaires » et doit inviter les nouvelles générations à renouveler le politique. En matière d’agenda (grand plan pour la santé mentale dès 2019 – bien avant les préoccupations bien tardives de nos gouvernements actuels –, engagement écologique fort, victoire historique sur la dépénalisation de l’avortement, promotion d’un « capitalisme à visage humain », etc.) et de leadership, la gentillesse a été son fil rouge. Ardern explique n’avoir jamais envisagé que l’agressivité puisse être une qualité en politique parce que précisément, selon elle, ce n’est pas une qualité dans la vie en général. La gentillesse, c’est au contraire une preuve de force, celle de faire tenir ensemble la société et la nation, en particulier en temps de crise. « C’est lorsque le monde est au plus mal que l’on voit l’humanité des gens », écrit-elle.
Des crises majeures, elle en a connu deux lorsqu’elle était Première ministre : la tuerie de Christchurch en 2019, et la Covid en 2020. Le terroriste australien qui a tué 51 personnes dans deux mosquées de Christchurch avait rédigé un manifeste de 74 pages paranoïaques où il détaillait son projet de haine contre le pluralisme religieux et le principe de l’ouverture à l’autre. Dans son discours rédigé à la hâte après cet attentat, dont elle se dit marquée à jamais, Ardern écrit : « La Nouvelle-Zélande est un foyer pour toutes celles et tous ceux, réfugiés et migrants, qui sont ciblés par la violence extrême. Ils et elles, c’est nous ». Elle a toujours refusé de citer publiquement le nom du tueur.
Trump : « parleriez-vous de terrorisme ? »
Elle relate également l’anecdote d’un coup de fil avec le président Trump qui doute de la qualification de « terroriste » pour qualifier l’assassin et qui lui demande ce que les États-Unis peuvent faire pour aider la Nouvelle-Zélande en ce moment difficile. Elle lui répond alors que la meilleure chose à faire, c’est de montrer de la compassion et de l’amour envers toutes les communautés musulmanes.
La loi, votée à l’unanimité (moins une voix) en dix jours, qu’Ardern a initiée après Christchurch a rendu illégale la possession de fusils militaires automatiques et permis aux autorités de récupérer en quelques mois plusieurs dizaines de milliers de telles armes en circulation. Comme pour la santé mentale, Ardern a été précurseure en appelant à la mise en place d’une « réponse mondiale » au terrorisme en ligne.
Autre moment majeur : la pandémie. La décision la plus importante du gouvernement néo-zélandais fut de fermer les frontières et d’initier une vaste politique de vaccination qui permettra au pays d’avoir un taux de couverture vaccinale les plus importants de la planète, et de voir l’espérance de vie augmenter pendant cette période, et ce, malgré un confinement très court (quoique très strict).
Jacinda Ardern, qui n’aime pas être réduite à l’incarnation de l’anti-trumpisme, fait bien figure aujourd’hui, plus encore qu’il y a cinq ans, de contre-modèle de l’actuel président des États-Unis et de tous les dirigeants virilistes de la planète : le souci des autres avant le souci de soi, la focalisation sur l’intérêt général, le respect de l’adversaire, ce qui n’exclut en rien la fermeté des décisions et l’autorité politique, ne sont plus à la mode… pour l’heure. Et c’est parce qu’elle ne s’est plus sentie suffisamment en mesure de servir les intérêts de son pays qu’elle a choisi de quitter la scène politique il y a deux ans. « Je suis heureuse parce que je sais que j’ai fait de mon mieux » et que « je suis restée la même », écrit-elle. Parce que la politique est un sujet sérieux, on a besoin de livres optimistes et combatifs comme celui-ci.
Jacinda Ardern, A Different Kind of Power, First, 20,67 euros (traduction à paraître chez Flammarion, le 18 juin).