Psychanalyse et Politique : Colônia, un hôpital psychiatrique brésilien dans la tourmente des « années de plomb »
Ou combien il n’est pas ringard de reprendre la dite vieille question des HP français, dont, entendons-nous dire, il n’y aurait plus rien à dire ou questionner depuis la fin des années 60-70, et le courant de l’antipsychiatrie, alors même que la psychanalyse n’a prospéré, à l’époque, depuis, que largement adossée à ces pratiques nouvelles qui avaient été imaginées alors, et avaient renouvelé le champ de la psychiatrie, l’ouvrant à la politique plus que sociale de la « psychiatrie de secteur »… l’avenir de la psychanalyse d’alors s’en était largement bénéficiée.
Il faudrait donc, maintenant, être à même de faire le chemin inverse, pour puiser dans les pratiques de la psychiatrie d’un genre nouveau d’alors, – largement oubliée aujourd’hui, à cause de la mainmise des DSMs et autres exagérations et détournements américains du champ du soin, au profit des seules sciences cognitives et systémiques, quand ce n’est pas comportementales ou de dressage individuel à des fins collectives - de quoi renouveler et rouvrir la psychanalyse d’aujourd’hui, dans son articulation plus qu’exigeante, quand elle existe, avec le champ politique – en somme affronter le Réel du XXI siècle, quand on ne le squizze pas tout simplement ni ne le dénie dans ses grandes largeurs, grâce à l’usage croisé et démultiplicateur des signifiants lacaniens qui nos viennent de l’Inconscient, avec quelques pratiques bien humaines de soin et d’attention à l’autre, quel qu’il soit, qui risque bien de nous faire récupérer l’essentiel de ce qu’avait théorisé Freud, à partir de ses explorations dans différents champs du langage, mais aussi sous la forme du rêve, de l’image, de l’histoire, de l’art, de la littérature, de l’anthropologie mais aussi de l’archéologie, etc., etc., etc., et j’en passe, …
Le Livre de Daniela Arbex : Colônia, un hôpital psychiatrique brésilien dans la tourmente des « années de plomb », est, à ce titre, un bel exemple de réappropriation de l’Histoire du Brésil, au cours des années de la dictature civil-militaire, puisqu’il vient explorer les pratiques en usage dans le champ de la santé mentale, nommément dans cet hôpital psychiatrique de la région de Minas Gerais, Colônia, à Barbacena, pour faire émerger combien celles-ci étaient adossées à des pratiques politiques dévoyées, en usage alors, comme lorsque toute dictature, pour s’affirmer et se consolider, s’associe à la corruption financière, mais aussi au dévoiement des pratiques électorales et institutionnelles des élites locales gouvernementales, relayées par quasiment l’ensemble de la société civile, pour asseoir et tirer profit des dits « malades mentaux », objets de milles pratiques déshumanisantes, et dont finalement tirent profit jusqu’à même les écoles ou facultés de médecine qui voient là l’occasion d’un commerce de cadavres, par exemple, à bon marché et particulièrement juteux !
A travers la narration apparemment simpliste et dépassée d’une page de l’Histoire de la Santé Mentale au Brésil, c’est toute l’Histoire contemporaine, dans ses rapports aux divers génocides et pratiques actuelles de violence extrême, tueries barbares et déshumanisation croissante, qui est au cœur de l’ouvrage.
Et réappropriation de l’Histoire tout court, donc Universelle, lorsqu’on s’attache à embrasser d’une seule foulée et d’un seul mouvement l’histoire contemporaine, pour y déceler, analogiquement, ou par « comparaison » - à la manière de Bergson, comme dirait Bruno Clément-, comment les histoires locales et particulières peuvent toutes nous enseigner, globalement, sur les processus historiques contingents au XXe siècle… Avec le retour éternel de son refoulé. Dans toute leur horreur, décimations, tueries, exterminations… en somme par cette tentative forcenée d’en finir avec le genre humain…
Et comment, là-encore, c’est la psychanalyse qui nous permet de nous distancier et de nous décoller du pire, comme ici, dans ce livre, l’exemple nous est donné de comment redonner vie, espace, et territoire psychiques à des êtres laissés pour compte, manipulés durant des décennies, pour les besoins les plus grégaires et cyniques d’une part des responsables institutionnels d’alors, aidés des gouvernants politiques - donc ceux qu’on peut encore aujourd’hui nommer, à juste titre, la classe dominante, représentée par ses élites locales - s’arrogeant des droits exorbitants, et profitant éhontément d’être alors en poste, et de leur la position privilégiée, qui a consisté en un pouvoir de décision, et de vie ou de mort, sur une foule de dits « internés », dans la grande tradition asilaire du XIXe siècle… Puissants d’un temps, qui s’arrogèrent des usages au-dessus des Lois Humaines, celles inscrites dans la Table des Lois, le Décalogue, par des gens peu soucieux ni scrupuleux, vulgairement malhonnêtes, qui n’agirent en coulisses que pour leur seul bénéfice personnel, « sans loi ni foi », dans une époque de véritable Veau d’Or, sans manifester la moindre préoccupation ni précaution, ni même aucun respect, pour ces épaves de la vie, qui comptaient non moins que les rebus d’une époque : prisonniers politiques, ou simplement femmes trompées, ou encore alcooliques ruinés d’un temps, dont certains bien ou mal pensants, aux pratiques d’escrocs et de tortionnaires, pour la plupart également « trafiquants sans le savoir», avaient tout intérêt à se débarrasser d’eux, quelle qu’en soit la méthode ou les procédés utilisés…
Tous, à Colônia, considérés comme de vils marchandises à négocier, d’un bout à l’autre d’une chaîne commerciale bien huilée, qui avait donc toutes les apparences d’un commerce illicite, super bien organisé, impliquant une bonne part de la société civile locale. Tout ceci fonctionnant dans les entrelignes d’une histoire, sans mot dire. Un système progressivement construit autour, et à partir de cette masse humaine enfermée à vie, également encerclée par de hautes murailles infranchissables, pour éviter les regards des curieux, et que seul approchait un personnel dévoué, en grande partie lui aussi analphabète, lui aussi manipulé, et lui aussi enfermé – des gardiens au personnel des cuisines, en passant par les divers artisans ou cultivateurs.. ;- un monde composé de personnages anonymes d’une Histoire, la grande, qui s’est écrite ailleurs, sur une autre scène, et que viennent compléter l’arrogance des puissants, l’ignominie et l’innommable de pratiques déshumanisantes qui ne disent jamais leur nom, grâce à l’usage d’un langage banalisé qui, en réalité, en recouvre un autre, « langage tu » – un langage du silence et de l’omerta : celui de pratiques de mort, exclusivement mises en place et mues par la pulsion de mort, à l’endroit d’une population choisie à cet effet, soumise aux pires exactions et rétorsions, et laissée sans voix - de l’alimentation, aux conditions de vie, et même à la tentative quotidienne et « naturalisée » d’en faire des déchets, vivant dans les déchets, pour leur retirer toute leur humanité, et en faire une pâture facile, exploitable, malléable et corvéable, bien plus qu’à l’époque médiévale, puisque c’est le XXIe siècle, qui, dans cette autre partie du monde occidental, a agi, mis en scène et pratiqué le pire, répétant l’Histoire Occidentale, dans un au-delà jamais imaginé par Freud, de ce que « l’homme est un loup pour l’homme ».
Tout cela, lorsque les hommes perdent la tête, et usent des autres hommes, sur cette planète, comme d’une chair à canons, dans les guerres, et pire, quand ce sont des régimes autoritaires. Cette histoire nous raconte aussi en miroir celle du temps présent et passé, de la vieille Europe. Il suffit d’y être attentif pour en noter les échos et souligner combien, si l’Histoire ne se répète jamais à l’identique, elle puise dans les ressources humaines de quoi alimenter la connaissance des mécanismes psychiques les plus prégnants dans l’Humanité, que ce livre de Daniela Arbex dévoile, à l’œil nu, encore une fois pour ses lecteurs, déclinée ici sous la forme de cette autre histoire singulière…