« Et les vieux dans tout ça ? »
Nous sommes tous des vieux à venir !
Dimanche 8 juin 2014 – Mémorial de la Shoah – Projection du film Un Eté 44, en présence du réalisateur Patrick Rotman. La projection est introduite par ces mots percutants de la présentatrice, « Les absents ont toujours tort ! » Ils résonnent en moi comme la confirmation du bien-fondé de mes choix personnels dans ma lutte pour nos anciens. Echo, en effet, à cette récente journée du 6 juin 2014. Commémoration du Débarquement des Alliés, en grande pompe dans ma Normandie natale. « Ouistreham natale ». Soudain, alors que j’assistais aux cérémonies devant ma télé, assez émue tout de même, j’ai tout quitté, et j’ai pris le premier train pour aller moi aussi poser les pieds sur le sol natal. Quelques jours plus tard, quand j’ai vu dans Libé la photo de Sarkozy à Ouistreham au milieu des crèmes socialistes, ça m’a fait froid dans le dos…
Commémoration personnelle. « Oui, j’y étais ! ». Il y avait d’un côté les vétérans venus du bout du monde, Américains, Canadiens, Africains, etc. la reine d’Angleterre dans son étincelant manteau vert pomme, et même ce fuyard d’une maison de retraite en Angleterre, et de l’autre, pour moi, ce constat ô combien douloureux de retrouver une mère totalement abandonnée et laissée au naufrage de sa vieillesse, le même jour, dans sa chambre, sans télé, sans radio, sans journaux, sans aucun contact avec le monde extérieur, malgré ma lutte acharnée dix ans durant contre les renoncements successifs et réitérés de ses « enfants- soignants-etresponsableslocaux », incapables d’affronter la question du grand âge avec bons sens, dignité et humanité. Quelle débandade ! Se refilant tous le problème ou la responsabilité, comme si « ils, nos anciens », n’étaient pas la solution ! Et nous empêchant par tous les moyens de mettre en place, auprès de nos proches, les mesures minimales et de bons sens que tout un chacun, si nous ne vivions pas cette époque délétère, serait en mesure de faire accepter et adopter par son entourage familial et son environnement social. Mais il eût fallu un peu d’amour !
Et justement, de l’amour c’est ce qu’il n’y a pas eu… « Luttons contre le désamour ! »
Ce n’est pas faute d’avoir tout tenté anos a fio, des années durant. Une lutte tenace contre ma propre famille et un combat politique sans trêve. Rien à faire. Dix ans sans
qu’aucune des idées les plus banales, les plus simples et les plus faciles à mettre en place pour faciliter le quotidien et améniser les derniers jours d’une vieille dame ne soient agréées, au profit d’un déni collectif, d’un désengagement moral et social, et d’une soumission absolue aux nouvelles politiques économiques privatisant le soin à domicile, qui s’est finalement soldé par les conséquences d’un désastre humain prévisible depuis si longtemps. 2004-2014. Toujours la même période. Et malgré le changement de gouvernement, dix ans de lutte qui ont abouti à cet échec total ! Comment ne pas être pas touchée ? Et ne pas vouloir reprendre le combat par un autre bout ?
Lacan, parlant de l’objet petit a, évoque aussi l’objet déchet. Je pense à la situation de nombre de nos contemporains, en France, devenus de véritables déchets humains, traînant dans les rues leur inexistence aboutie comme rebus de la société ! Des fous ? Des malades ? A emprisonner ? A embastiller ? Non, bien sûr. Tout simplement nos contemporains, épaves visibles d’un monde qui va nous laisser tous sur le carreau, à force de discriminations et de ségrégations insupportables entre les riches et les pauvres, les communautaires et les immigrés, là où est en train de se jouer la dernière lutte de classes décisive, « la post-moderne », celle d’un modèle de société à l’agonie !
L’Allemagne exporte maintenant ces « maisons de vieux », de confortables maisons de retraite, en Asie. En Thaïlande, je crois. Là-bas, disent-ils, les assistantes de vie seraient plus présentes, et auraient le temps d’avoir des rapports cordiaux et conviviaux avec les personnes âgées dont ils ont la charge. Les traitant comme des humains, en somme, et non pas comme du bétail.
Après le tourisme sexuel s’avance l’ère du tout-vieux touristique et la délocalisation du « traitement des déchets », oh, pardon, la délocalisation des anciens ! Ah les ravages visibles à l’œil nu de toutes ces politiques de soin, rapatriées dans la sphère privée et ses soi-disant nécessités de rendement, qui sont les nouvelles formes d’embrigadement concentrationnaire des nouveaux pauvres, qu’ils soient jeunes ou vieux. Avec leurs modèles de « redressement » moral, éducatif ou biologique, qui ressemblent davantage aux mesures coercitives pratiquées dans les camps.
Ma mère, par exemple, du jour au lendemain, et sur ordre médical, avait été emmenée dans une maison de retraite après un séjour hospitalier, sans qu’elle ait son mot à dire. A plus de 80 ans, lors des repas, entre autre, on lui intimait l’ordre de manger et d’avaler tout ce qu’elle avait dans son assiette comme dans un internat du début des années 50 ! Tout à l’avenant.
Un détail ? Non. Le détail qui tue, plutôt. Paradigme des mesures de rétorsion imposées aux plus fragiles et aux plus vulnérables d’entre nous, ici à l’heure de leur mort prochaine. L’horreur, quoi ! Et dans quel but, s’il vous plaît ? Vont donc au rebut, de nos jours, ceux pour qui les liens de famille se sont dissous, évaporés, détruits, défaits. Sans plus d’égard. Toujours par manque d’amour. Par cynisme économique aussi. Mais surtout parce que la parole a manqué. Le droit à la parole.
N’est-ce pas la preuve de la faillite de l’Europe, et de la nécessité urgente de réorienter les politiques économiques, largement dévoyées, quand la bienveillance envers nos anciens déserte totalement l’esprit, les pratiques et les politiques mises en place toutes ces décennies, et dont on fait semblant seulement maintenant de découvrir les conséquences ahurissantes. On administre « les vieux », comme le ferait toute administration. Sans égards et sans humanité. Un peu comme Chaplin, dans Le Dictateur, resserrant les boulons. Un travail de robot.
On en parle trop peu d’ailleurs. Et l’on jette trop facilement un voile soi-disant pudique sur l’abandon dans lequel nos sociétés occidentales tiennent une partie des personnes âgées. Pas dupes. Ca remonte à l’été 2003, l’année de la canicule. Nous découvrîmes alors horrifiés le décès de tant d’entre elles, abandonnées par leurs propres familles !
Hier, lundi de Pentecôte, on « célébrait » les mesures prises par le gouvernement d’alors, qui consistait en un geste rétroactif de solidarité nationale, comme le pansement bien dérisoire face à un problème éthique d’envergure, celui du devenir de l’humanité et la « question de l’humain » face à la remontée des barbaries contemporaines.
A chaque loi, on voit refleurir un article, deux reportages, un documentaire télé. Puis à nouveau, le silence et l’omerta. Combien de fonctionnements et de pratiques tues pour cause de négligence, de désintérêt ou de volonté de profit !
Le pire, c’est le travail de destruction menée toutes ces années, avec le langage comme instrument, et l’absence de liens effectués dans la pensée entre l’Histoire et le présent – l’histoire comme miroir tendu pour une réflexion sur le présent- qui sont autrement plus ravageurs que toutes les dispositions administratives. Ils peuvent, oui, en être les corollaires. Relire à ce propos Victor Klemperer, La Langue du IIIe Reich.
Le langage est à double tranchant. Instrument de notre émancipation par la parole, il peut, par détournement et perversion langagière, promouvoir la destitution subjective. Combien d’exemples divers et variés dans la France d’aujourd’hui. L’envers du décor en carton pâte d’une scène politique devenue une farce fascisante : haute corruption, obscénité politique, cynisme financier, ordre symbolique en décadence qui nous tenait debout, et constitution d’un système mafieux international sur lequel reposent maintenant toutes les transactions sociales, etc., etc., etc. Avec en apogée : la montée d’un nationalisme lepéniste, face visible de la remontée d’un mouvement national-fasciste dont on fait là aussi semblant de croire qu’il vient tout juste de réapparaître dans le contexte national. Relire le dernier billet d’Edgar Morin.
Couper les liens, couper la parole, défaire l’histoire, anéantir la mémoire. Autant de procédés invisibles, qui ne laissent ni trace ni marque, et qui pourtant opèrent inlassablement le grand œuvre de destruction de notre humanité, comme nous pouvons l’observer quotidiennement, caché dans les replis de certains gestes quotidiens les plus ineffables. Cuidado ! Attention.