Marie Christine GIUST

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Billet de blog 24 octobre 2014

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Holocauste Brésilien, de Daniela Arbex

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

         Mon regard sur le livre Holocauste Brésilien de Daniela Arbex (I).Astucieusement, la journaliste Daniela Arbex, dans son livre Holocauste Brésilien, a profité de l’opportunité de retracer cette page noire de l’histoire de la psychiatrie brésilienne, pendant les longues « années de plomb » de la dictature militaire qui courent des années 30 au début des années 90,  pour dresser un portrait historique et sociologique de son pays, par « pinceladas »- petites touches, et progressivement, à chaque fois que l’occasion se présente - et ainsi faire œuvre de transmission aux jeunes générations qui, pour la plupart, méconnaissent l’histoire de leur propre pays - puisque la page qui se découvre sous nos yeux, son livre date de 2013,  n’a pas encore été intégré dans les programmes officiels d’histoire, de l’enseignement secondaire, ni même parfois universitaire -, ou que, aux dires de certains observateurs, les jeunes ne sont pas très friands de l’histoire passé, sous prétexte que le passé c’est un brin ringard, et donc ne veulent souvent rien en savoir, tellement le regarder en face les gêne, et peut leur renvoyer aussi un drôle de miroir familial ou social.

Chaque personne dont il s’agit ici, est regardé, à partir du prisme central de l’hôpital de Colônia à Barbacena, dans le Minas Gerais, dans son quotidien, son humanité de tous les jours, que ce soient les gardiens de l’hôpital, rebaptisés à l’occasion soignants, ou bien les internés dans ces asiles de fous qui, pour la plupart, n’y sont pas arrivés pour cause de maladie mentale, mais plutôt comme le rebut d’une société qui, face à des conflits familiaux, sociaux, voire politiques, cherchait à éliminer certains de ses membres. S’en débarrasser, en somme.

On voit ainsi défiler certains journalistes de o Cruzeiro, principal journal de Minas Gerais, où travaille Daniela Arbex, certains acteurs-clés parmi ceux devenus « fous internés », - souvent par le nombre d’années accumulées dans un même lieu -, des responsables sanitaires, dans leurs fonctions administratives et de gestion de l’institution asilaire, leurs liens et contacts avec les autorités municipales ou gouvernementales, lorsqu’il s’agit de décider de l’orientation des « politiques menées en direction de ces populations », etc. Une richesse d’informations, donc, et d’évènements évoqués, qui ont jalonné toute la période, comme la venue de Fidel Castro, le passage dans la région de Juscelino Kubitschek, un ancien président du Brésil, surnommé JK. Ou même la figure hiératique de musicien d’un Milton Nascimento, dans son berceau mineiro !

Mais ce qui se dévoile au fil de sa plume, c’est aussi comment une organisation sanitaire peut laisser transparaître, dans ses archives, l’ordre et les règlements, que la vie quotidienne ne cesse de contourner, bafouer, dévaloriser, distordre, réduire à néant. Et ainsi avilir les populations entières dont elle est censée « assurer les soins »- alors que  ce sont de réelles pratiques déshumanisantes, pervertissantes, humiliantes, discriminantes et ségrégatives dont il s’agit, et qu’ainsi la terminologie et le langage sont détournés en de véritables gros mots.  Que le langage tait et tue ce que les gestes font, laissant apparaître les ordres implicites que les hommes exécutent. Et ceci, nous ne l’apprenons que dans les témoignages parlées et les interstices sur lesquels ils ouvrent, en particulier grâce aux innombrables photographies faites à l époque et devant lesquelles personne ne peut nier l’existence de l’horreur d‘un tel enfer : un véritable univers concentrationnaire, comme les camps de concentration nazis pendant la à l’époque de la seconde guerre mondiale.

 Nous rappelant que ce n’est pas avec les traces écrites que l’on écrit l’histoire, la vraie. Mais plutôt avec les marques inscrites à jamais sur les corps, ces lettres du corps, inscrites dans le langage, et fixent à tout jamais les jouissances opaques, celles ici des sévices corporelles imposées - torture, contention, camisole de force, ainsi que des sévices mentales dégradantes, que ceux qui se trouvaient en position de pouvoir - d’un pouvoir exorbitant comme cadres de l’institution, par exemple-, se sont arrogés, pour mener une politique des plus macabres dans ce lieu, Colônia, qui restera comme le paradigme de tous les abus, et de toutes les exactions. Même les expérimentations médicales les plus sordides. Il suffit de rappeler comment les lits avaient été supprimés au profit de la paille, et tout à vau l’eau : la nourriture servie dans des mangeoires, les gens buvant les eaux sales, déambulant nus dans des cours sous la chaleur, sans jamais avoir le droit, des années durant, voire des décennies, à une parcelle de leur humanité ! Toutes formes d’avilissement qui n’avaient que pour but la volonté insigne et déterminée de déshumaniser. Mais dans quel but, me direz-vous, dans un tel lieu, hospitalier au surplus, comme celui-là ? Il faut relire Foucault et la longue histoire des lieux de privation de liberté, comme nous avons réentendu parler dans ce pays, pendant les années Sarkozy, lui et son extrême-droite française.

Foucault explique bien et montre, dans l’Histoire de La Folie à l’âge classique, mais aussi dans son Cours, Le Pouvoir Psychiatrique comment  naissent  ces lieux asilaires, là, il y a bien longtemps, et comment des dispositifs disciplinaires envahissent progressivement tous les espaces, d’abord religieux et réguliers, pour ensuite servir à une surveillance panoptique, généralisée à partir de l’invention de Bentham, à toutes les formes de surveillance, et qui font du regard et de l’être regardé, la première et essentielle forme de dépossession de soi-même, rendu ainsi au néant de l’être, privé dans son lien à l’autre,  de ce qu’on nomme phallus, ce voile nécessaire, qui, à l’opposé de ce que l’on imagine, n’est que le voile posé pudiquement sur notre insignifiance et inconsistance primordiale, pour nous protéger du pire, et en particulier des formes de manipulation les plus retorses, lorsque devenant l’objet de l’autre, dont il peut user et abuser de vous à sa guise, comme sa chose.   

Ainsi, nous cheminons dans cet univers pesant, avec néanmoins une boussole forte et consistante, celle-là, boussole des étoiles du Sud, pourrais-je dire, celle qui nous transporte, non plus dans l’horreur, mais cherche à nous faire atteindre notre humanité, pousse sa corne de taureau, jamais défaite, jamais vaincue, nous élève pour dépasser ce néant, et créer sur du rien, notre plus belle humanité partagée, avec des mots, des intentions bénéfiques, des désirs habités, celle de ces joies infimes et immenses de redonner à l’autre - comme le font tant d’acteurs essentiels de ce livre, au cours de l’histoire, pour s’arracher à cet enfer et redonner à l’autre, ce qu’on était venu lui retirer, lui soustraire, l’abandonnant au statut de déchet.

 Il y a des images de ce redressement moral et éthique, dans ce livre, comme on peut le trouver aussi dans la musique lorsqu’elle atteint au sublime, dans la religion quand elle en fait de même, ou dans toute spiritualité lorsqu’elle décide qu’elle sera plus forte que tout, sur son passage. L’amour plus fort que la mort ! Dans cette forme d’humilité qui confine à la puissance totale, comme le repère Jean Christophe Rufin dans son livre, Compostelle, Éternelle Randonnée.

Il faut évidemment saluer ici le travail invisible, et la tâche infinie de ces acteurs sociaux, de ces jeunes psychiatres, pour certains d’entre eux rentrant d’exil, et de ces psychanalystes qui, en sous-main, ont rendu possible le dépassement de cette histoire, grâce à l’intervention et la venue de gens comme le psychiatre italien Franco Basaglia, et la transformation  progressive d’un lieu fermé et clos sur lui-même, inatteignable au regard extérieur pour mieux cacher l’innommable et continuer à perpétrer des rimes incommensurables, en un espace ouvert, grâce d’une part à a réhabilitation des internés, puis à leur « externalisation », dans des résidences thérapeutiques, qui, comme dans le reste de l’Europe, ont défait les chaînes de l’enfermement pour s’ouvrir sur l’extérieur, en créant la psychiatrie de secteur, seule capable de faciliter la réinsertion sociale dans la ville des personnes qui n’auraient jamais dû en être retirées ni extirpées.

Belle réhabilitation, celle-là, qui autorise à nouveau à faire partie de la communauté humaine, et regagner les terres dont nous n’aurions, normalement, jamais dû nous éloigner : notre humanité, dans toutes ses imperfections admirables. En voilà un programme, et une éthique. Celle d’accepter de partager ensemble nos imperfections, à condition d’un respect minimal entre gens soucieux du bien d’autrui. Et des limites et frontières à ne pas dépasser, pour ne pas franchir la ligne rouge.

Voilà des gens qui ont connu 30 ou 40 ans d’internement, et à qui, l’on rend leur liberté, à user à leur façon et dans leur style. A la société de les accueillir, avec hospitalité, au lieu de les enfermer dans les hospices (mauvais usage de l’hospitalité) et laisser vivre les différences.

C’était la volonté de Basaglia, pourtant si souvent critiquée depuis par certains, d’obliger les humains à se frotter les uns aux autres, plutôt que de renforcer les barrières, les murs et les ségrégations, en éliminant de la connivence  et de la convivialité des parts de plus en plus nombreuses de la communauté humaine. Il travaillait contre la ségrégation sociale. Au point focal de rencontre entre le normal et le pathologique, comme aurait dit Canguilhem. Et nous avons besoin, aujourd’hui encore plus qu’hier, d’entendre ce message, seul message capable d’apaiser le monde : celui de cohabiter pacifiquement, chacun à partir de ce qu’il est, et sans vouloir imposer aux autres ce qui nous caractérise, nous identifie ou nous représente.

Lâcher prise en somme, objectif international, et ne plus user de pouvoir pour enfermer, réprimer ou torturer, physiquement et mentalement, sous toutes ses formes, que ce soient les dits malades ou les dits vieux, les jeunes ou les délinquants, etc.

Ce que Daniela Arbex décrit de ce couple qui s’installe chez lui, après tant d’années d’enfermement asilaire, est très émouvant, sans pour autant tirer sur la corde sensible. Mais, de grâce, avons-nous encore le droit de dire que l’émotion, même si elle n’est pas tout, ni même capable de tout, est une des composantes de notre humanité ? Oui, des mots qui disent la justesse, la tendresse, la délicatesse et l’affection avec lesquelles ils ont été accompagnés dans ce grand et dernier voyage vers leur réhabilitation de plein droit, d’êtres humains. Avec cette fête de mariage, capable de nous attirer dans ses filets, telle est grande la joie partagée, et les festivités organisées par ces nouveaux co-locataires d’une maison thérapeutique, avec l’ensemble d’une ville, curé compris et toutes ses ouailles, qui tous apportèrent leur pierre à l’édifice- au sens littéral du terme- et surent se réunir en ce moment de fête simple, mais de joie ô combien profonde et partagée…

C’est ce mélange entre le pire et le meilleur qui fait de ce livre un livre très attachant. Sa façon aussi de dépasser l’horreur décrite et de ne jamais s’y abîmer de façon morbide. Il y a de la vie, beaucoup de vie, et beaucoup de désir, dans ce livre, ce qu’il décrit, ce qu’il dévoile et ce qu’il promeut. C’est sa force, son intérêt, et son inoubliable exception.

Là où le pire, et son au-delà, paraissent irrémédiablement atteints, des ressources nouvelles, incalculables et inexplorées, une capacité d’invention aussi, se mettent soudain en mouvement, dans toute leur inventivité joyeuse, pour contrecarrer « os porões da loucura » - les cales de la folie. Folie qui, d’ailleurs, s’avère être concentrée dans les agissements, les procédés, et les pratiques quotidiennes de ces éternels maîtres de la démence du pouvoir.

Il y a même une scène hyper-drôle, décrivant un moment de folie du photographe, Luiz Alfredo, qui avait constitué les archives de photos de Colônia pour la revue O Cruzeiro, à l’époque où celle-ci dut fermer, et qui provoque un fou-rire interminable !

Partant de ce sujet ô combien grave, ce livre est une dénonciation en termes simples mais percutants, vrais et justes de ce lieu, Colônia, véritable camp de concentration au cœur du Minas Gerais, à Barbacena, dans la région du Brésil connue pour avoir été le théâtre de l’apogée du Baroque Brésilien, avec sa multitude d’églises baroques, mais aussi sa musique baroque, Et donc l’une de celles qui fut la plus riche du pays, au XVII siècle,  autour d’une ville qui conserve jusqu’à ce jour l’empreinte de celle-ci, la bien nommée Ouro Preto - L’Or noir. Et c’est cela que Basaglia pointa quand, invité à venir visiter les lieux, choqué, il appela immédiatement et sans plus attendre, à une conférence de presse, avec les journalistes du coin, pour se prononcer définitivement, en ces termes, sur ce qu’il venait de découvrir.

Je le répète, point de regard mortifère dans ce livre, les réactions vitales se succèdent à chaque découverte morbide. Et la pulsion de vie décrite par la narratrice est l’égale de la sienne propre et relaie tous les acteurs de ce moment de l’histoire de la psychiatrie brésilienne. Ils témoignent ainsi tous des miracles dont est capable la pulsion de vie quand sa volonté de partage de notre humanité fait taire toutes les frontières et tomber tous les murs, et d’abord, ceux de nos préjugés, racismes et turpitudes humaines, trop humaines. Sans souci de classe sociale, de préséance ou de statuts privilégiés qui confèreraient à quelques uns des privilèges au détriment des autres.

Holocausto Brasileiro, en seconde intention, est l’illustration des forces de vie oeuvrant à la dignité humaine, sans exclusive non plus, ni d’âge ni de sexe. Réhabilitation d’un peuple de fous, ou présumé tel, qui, durant toute la période de la dictature, donc de façon concomittante à celle-ci, a avili et annexé des vies, exclu et rejeté certains de la communauté humaine, se servant des pires desseins, même scientifiques, avec ses recherches en anatomie pathologique, grâce aux cadavres de Colônia, pour laisser s’assouvir  leurs jouissances opaques les plus ignobles. Mais ce qui transparaît également, avec lucidité, c’est que les entreprises de mort ont le plus souvent, et toujours aussi, même si cela atteint à l’inimaginable, des objectifs économiques. De profit du travail forcé. De plus-value sur le dos des nouveaux esclaves contemporains. Grande leçon, ce livre.

Mais vous n’aurez compris mon attachement à ce livre que lorsque vous aurez lu la dernière ligne. Aussi simple que véridique. Aussi banale que véritable. D’une justesse confondante dans son évidence, et néanmoins qu’il était urgent de rappeler. Comme il l’est aussi de le faire savoir au plus grand nombre, et de le colporter ici ou là, pour tous ceux qui n’en auraient encore aucune conscience.

Revisiter l’Histoire avec l’éthique de la psychanalyse fait la preuve de la force du désir pour réhabiliter la mémoire et, dans le même temps, restituer la dignité humaine. Faire justice, donc.

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