cette scène : panepistimou, avec Vincent, retour de chez Ianos , erreur sur le numéro de la rue Ippocratou, 207, on a marché, marché, on a raté la jeune coiffeuse qui devait nous parler de ses conditions de vie depuis 2010
sur la pelouse de l'Académie, un jeune policier (look un peu moins chic que tous ceux qui au coin des rues gardent les banques, les stars du porno, comme ont dit V et M, les cagoles), accompagné de deux gars en civil, l'un un peu avachi, le deuxième de type pakistanais, sac à dos sur l'épaule. On houspille, et plus vite que ça, un monsieur à la jambe gangrénée, qui s'était assis là, avec ses sacs plastiques. On le presse. Le monsieur prend ses béquilles, il a un mal fou à se mettre debout et le jeune policier continue à houspiller. Le regarder monter les escaliers pour disparaître, douloureusement
nous pensons : les deux civils sont des passants choqués comme nous par cette injonction faite à un malade de quitter les lieux plus vite que ça quand il ne peut pas faire plus vite que ça. Des passants vigilants : que la ville ne devienne pas cet espace nettoyé de ses pauvres et malades. Voilà, on se rassure. Déjà, les deux passants offusqués ont disparu. Nous aussi nous allons disparaître, descendre par la bouche du métro. Et revoilà nos deux gars, l'avachi en chemisette rose et le pakistanais, air dégagé. Devant la bouche de métro. Un jeune homme à côté pianote sur son téléphone. Cette fois l'un (l'avachi, chemisette rose) tient un talkie walkie, l'autre ne dit rien, le pakistanais, on dirait qu'il subit, avec patience, la situation
Il y en a un troisième. Celui-là est accablé. Sacs plastiques à la main
Nous comprenons tout de suite qu'il va finir à l'Odapone, celui-là, l'accablé, qu'il est illégal, que la vérification d'identité est en cours, que l'avachi rose en civil est un flic, que le jeune homme qui pianote sur son téléphone observe la scène, ne s'en fout pas, que les touristes avancent, vont viennent, descendent dans le métro
nous comprenons encore : le pakistanais air dégagé est un interprète
nous réagissons vite: quand il n'y a même pas d'interprète le temps de la garde à vue, le temps de la présentation au juge s'il y a présentation au juge, ce qu'il n'y a pas - en effet le juge risque alors de se rendre compte de la sale mine qu'on a quand on sort de trois semaines de cachot à l'Odapone
vérification d'identité, ça va très vite (le temps, pour nous, de deux erreurs d'interprétation, successives)
on n'aime pas ce que vous faites là, ne pas avoir de papiers n'est pas un crime, ni même un délit
le civil chemise rose nous demande d'où on vient puis nous ignore, déplace la scène de quelques mètres, que nous ne quittons pas des yeux ; elle se passera, selon le jeune homme qui pianotait sur son téléphone tout à l'heure, plus tranquillement que d'habitude, sans violence, donc. Deux pakistanais arrêtés qu'attend la rétention à durée illimitée. Tout ce qu'on a su faire, c'est sortir nos portables, protester
on a pensé : fuir et faire fuir devant nous les deux gars, l'un au sac à dos et l'air dégagé, l'autre sombre, sombre, qui ne nous a pas regardés une fois
les gens passent
penser : on a fait deux erreurs de compréhension ; mal voir comme ça, ou craindre de le faire ou risquer de le faire. Si la scène qu'on voit on ne la déchiffrait pas ? Une des raisons pour lesquelles on préfère passer, avancer, descendre prendre son métro le plus vite possible, peut-être ? Au cas où ?
les gens autour de nous, qui passent, vont, viennent, montent et descendent, que comprennent-ils de ce qui se passe? Craignent-ils de ne pas comprendre ? Pour le plus grand nombre d'entre eux la scène se résume à l'arrestation d'un ou deux pakistanais en situation illégale et / ou coupables de quelque chose, d'atteinte à l'ordre public, par exemple (c'est la mode, l'atteinte à l'ordre et à la santé publique, en Grèce)
ils peuvent être gênés comme ils le sont quand un très vieux monsieur vend des kleenex à l'entrée du métro ou des stylos billes
comme quand ils apprennent aux informations qu'une femme de ménage a été par son employeur attaquée au vitriol et que cette même entreprise privée qui attaque au vitriol obtient le marché pour lequel on licencie les femmes de ménage du parlement, en grève depuis de longs mois
gênés, offusqués même, mais pas sûrs, et impuissants
Effy, le lendemain, à Kolonaki : le plus désespérant, c'est qu'on s'est habitué. Maria et Vaggelis, la veille : le pire, c'est que tout le monde s'en fout
le soir, la place Syntagma est fermée par des rangées de jeunes et moins jeunes, cette fois, de flics en boucliers. C'est qu'il y a une manifestation en faveur de Gaza. Elle n'est pas interdite