La question qu'on me pose le plus souvent en ce moment est celle-ci : alors, t'as fini ?
La plupart de nos enfants ont fini. Quand ils sont au collège, au lycée ou à la fac, depuis quelque temps déjà ils ont fini. Les examens sont passés, difficile de revenir à l'école. On est le 3 juillet et à la question qu'on me pose le plus souvent en ce moment je réponds : non, je n'ai pas fini. Je n'ai plus d'élèves mais non, je n'ai pas fini. Ce n'est pas exceptionnel, ce n'est pas scandaleux, c'est même très normal de ne pas avoir fini, d'avoir des choses à faire et à préparer au collège sans les élèves, et c'est tous les ans comme ça.
Qu'est ce qu'on a à faire au collège, enseignants, quand les élèves sont partis – en grande majorité partis ? On peut rendre service à l'enseignant documentaliste, on peut l'aider à couvrir des livres. Je me souviens, c'est arrivé, avec Camille, Laurent et les élèves qui restaient, aux derniers jours. On peut discuter et on peut jouer au foot. On peut décider des livres qu'on a envie de lire l'an prochain, des projets pédagogiques qu'on a envie de mener, avec Camille on est en train de réfléchir à la meilleure façon de faire lire Médée de Sénèque et de Max Rouquette, en classe de 3ème. Tout ça on le fait, et on aime le faire. C'est tous les ans comme ça. Enfin, presque.
Jean-Louis Nembrini, recteur de l'Académie de Bordeaux, a signé ma convocation (la n° 2774) à l'exercice de correction du diplôme national du brevet. Au-dessous de l'intitulé et de la description de l'épreuve à corriger (et à laquelle nous formons depuis de longues années, les uns et les autres, les enfants), un petit paquet de texte trône. Ce petit paquet de texte est en lettres majuscules : ce qui signifie sans doute, dans la sémiotique de la correspondance administrative, l'importance de la chose communiquée. Des fois qu'on n'y verrait pas bien, ou qu'on aurait l'habitude de ne lire qu'à moitié. On lit, majuscules ou pas, avec dès lors le sentiment vague de quelque chose d'impoli. On lit.
LES CORRECTIONS SONT PREVUES SUR UN JOUR. LES COPIES SERONT DISTRIBUEES POUR MOITIE LE MATIN ET POUR MOITIE L'APRES MIDI. VOTRE PRESENCE EST DONC REQUISE JUSQU'A LA FIN DES CORRECTIONS. AUCUNE DEMANDE DE DISPENSE PARVENUE DIRECTEMENT A LA DEC, HORS LA VOIE HIERARCHIQUE, NE SERA PRISE EN COMPTE. LA CONVOCATION RECTORALE A UN CARACTERE IMPERATIF.
De quoi s'agit-il ? Des 40 copies de brevet que nous allons corriger, de cette journée prévue pour ça, le 2 juillet. On est passé de 2 journées à 1. C'est un changement - mais ce n'est pas le seul. Le deuxième changement, qui nous vient tout droit d'avant 2012 (avant le changement, donc) est cette obsession de retenir les enseignants sur les lieux de l'école, peu importe (ou presque) ce qu'ils y font. On ne le dit pas comme ça, dans le bloc de texte en majuscules impolies. On dit : vous aurez la moitié des copies le matin, et la moitié l'après-midi. Que vous corrigiez vite ou moins vite (je passe 5 minutes sur une copie de brevet, Irma 10 minutes, Sarah un quart d'heure, les modes de lecture ne sont pas les mêmes et il n'y a pas une façon de faire contre une autre), l'important est que vous soyez sur les lieux l'après midi. On vous donnera la moitié des copies à 14 heures. Vous devez recommencer à 14 heures. C'est du temps complet. C'est de la présence. Vous serez là le matin, vous serez là l'après midi. Toute une pensée (ou une non pensée) de l'économie du travail. Une idéologie.
Vous passez 5 minutes sur une copie de brevet ? C'est que vous bâclez. Je l'ai entendu. Les profs qui finissent avant les autres bâclent. Ce n'est pas Jean Louis Nembrini qui l'a dit. Mais nous n'avions pas besoin d'explication, pas besoin de sous titre : le soupçon était évident. Les profs n'ont qu'une idée en tête, c'est filer en vacances, quitter le collège, en finir.
Ce n'est pas une sinécure, corriger des copies. Ce n'est pas un immense plaisir. Une fois par an, lire où en sont des élèves, 40 élèves des collèges voisins, ce n'est pas non plus une torture. Pour ma part je lis vite, je compte vite et si je suis fidèle aux consignes qui nous le demandent officiellement (mais sans majuscules), je valorise les bonnes réponses, c'est à dire je rajoute des points supplémentaires pour les réponses qui sortent vraiment du lot. J'arrive à des notes qui sont sensiblement égales, toute subjectivité gardée, à celles de mes collègues.
Il nous est arrivé, nous, adultes et enseignants, de lire des choses plus difficiles que ces copies-là - qui ne sont pas forcément mauvaises mais qui sont les copies des enfants que nous avons préparés à ce genre de copies, il nous est arrivé de lire des choses plus difficiles, nous lisons depuis longtemps des copies d'élèves de 14 ans et des choses plus difficiles que ces copies d'élèves de 14 ans, nous savons le faire, nous le faisons souvent, depuis longtemps, nous savons le faire à notre rythme et selon notre plaisir (ou notre moindre déplaisir).
Et en lettres majuscules on suppose que nous voudrions le faire mal. Et en lettres majuscules on nous informe que pour éviter que nous le fassions mal, on nous retiendra, sous prétexte de division des paquets de copies, une journée entière sur les lieux du travail. Ce n'est pas bien grave, en soi. Une journée au collège : on en passe d'autres. Mais quelle humiliation de lire à la suite de la convocation (et d'entendre le chef de centre de correction enfoncer le clou, ce 2 juillet) que les salles seront fermées à clef pendant ce que le recteur appelle la pause médiane, la pause de midi. On ne corrigera pas pendant la pause de midi. Il faut que les correcteurs aient une bonne hygiène. L'institution y veille. Un correcteur qui ne mange pas sera moins efficace. Bonne foi de l'institution ? Il faudrait demander à M. Nembrini. Sans doute lui aussi répondrait-il qu'il obéit aux consignes, que ce sont les textes. Une quarantaine de profs à expérience, 20 ans ou plus, se sont vu interdire, ce 2 juillet, dans ce collège où j'étais, de corriger entre 12h et 13h30 parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font, parce qu'ils risquent de bâcler, parce qu'il leur faut une bonne hygiène, parce qu'il les faut là, en présence, jusqu'à la fin de l'après-midi.
La suspicion est particulièrement violente. On a l'habitude de se défendre de ceux qui pensent que les profs sont bien lotis (mais ils sont de moins en moins nombreux, ceux qui pensent ainsi, et demandez aux enfants de 14 ans s'ils veulent devenir profs) et qu'ils travaillent peu. On a l'habitude d'expliquer. On est parfois atteint. C'est en tel décalage avec ce qu'on vit au quotidien. Mais c'est nouveau : on se défend de l'institution elle-même. De celle qui nous protège ou devrait le faire. C'est à elle qu'il faut se mettre à expliquer qu'on sait, qu'on sait faire, qu'on aime faire, qu'on peut et qu'on veut faire. Du coup, on est tourneboulé et on ne se défend pas. Pas trop. Pas assez.
Sans doute est-ce arrivé lentement, cette année on le sent et le sait dans le corps (les salles fermées, le temps de repas obligatoire sont criants d'évidence), il s'est opéré, comme ailleurs, dans d'autres institutions, un glissement : le lieu de l'école était un lieu de contrôle - comme l'hôpital ou la prison. On le savait. On pouvait travailler là dessus et tenter de faire bouger. Le contrôle s'est éloigné et ce sont, avec les enfants, comme les enfants, les anciens gardiens des lieux de contrôle qui sont gardés. L’œil s'est déplacé. Il soupçonne, l’œil qui surveille. Il ordonne de manger, de rester. Il contraint les corps.
Il est question du regard. Plus qu'on ne croit. Je vais écrire quelque chose qui étonnera M. Nembrini : prof, c'est un métier intellectuel. C'est un métier d'intellectuel. Le travail intellectuel, c'est un travail qu'on ne fait pas sous l’œil. Le travail intellectuel qu'un prof ne fait pas sous l’œil, sous aucun œil, il est incalculable, en temps. Il est invisible.
Le plus triste, le plus révoltant, c'est que plein de profs de collège ne sont pas persuadés de ça : prof, c'est un métier d'intellectuel. S'ils en étaient persuadés, ne riraient-ils pas au nez de ceux qui veulent leur expliquer comment corriger, et en combien de temps, alors qu'ils le font depuis 20 ans et plus, chaque année, chaque semaine, 40 fois 2 pages écrites par des enfants de 14 ans ?
Les corrections, c'est un jour par an. Mais l'idéologie qui dicte la correspondance du recteur de l'Académie de Bordeaux, c'est tous les jours. Alors, t'as fini ? Peut-être. Et pour de bon.