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Billet de blog 4 juin 2012

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les cotonniers dépouillés

Aujourd’hui Aurélien et David sont partis sur la route, en stop, tout autour de l’Europe en crise, ils seront injoignables quelques mois, ils ont 19 et 22 ans et étudient la sociologie, ils vivent avec peu, ils travailleront ou non, ils marcheront beaucoup

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Aujourd’hui Aurélien et David sont partis sur la route, en stop, tout autour de l’Europe en crise, ils seront injoignables quelques mois, ils ont 19 et 22 ans et étudient la sociologie, ils vivent avec peu, ils travailleront ou non, ils marcheront beaucoup

 En réalité David n’a pas beaucoup étudié cette année : il s’est soigné comme il a pu, il a dormi, a pris du temps, beaucoup de temps – et qu’on ne lui parle pas d’année d’étude perdue car ils sont longs les chemins de la vie, ils bifurquent, comment ne le saurions-nous pas

 Le temps n’a pas passé, ne passe pas, ce sont les rêves, ceux d’Aurélien et de David, que nous faisions, poings dans nos poches plus ou moins trouées ou bien le temps a passé ou bien c’est autre chose, nos angoisses violentes cherchent à se payer les liens du sang et elles font bien

 Parfois encore il y a entre nous, les générations et entre nous, les mondes, ces moments qu’Isa sait créer à foison, à sa table ronde elle sert la ratatouille et les sardines grillées et chaque histoire est à rire à la folie, chaque histoire est à rire avec tout le monde

 Jean-Claude a 63 ans et est jardinier, Isa l’aide à l’élagage, il raconte qu’en mai 68 consigné à la caserne il jouait aux cartes en maudissant les anars, David et Aurélien rient, Jean-Claude se plaint de rhumatismes et se plaint de l’Europe et se plaint des graminées, qu’il n’a jamais cessé de couper et il dit qu’il ne faut jamais travailler chez les riches, sur la côte, ils ne payent pas

 Il dit qu’il va tout quitter et trouvera dans le sud du Portugal une bicoque, rien, un endroit où il y a un barrage, une source non loin. Et les plantes qui poussent dans la caillasse qu’il veut (parce que ras le bol des herbes et des verdures) il les connaît, la bourrache, et l’autre, la bleue, dont on mange la racine, il n’aura besoin de rien, il a tout prévu, mais il lui faudra un âne, pour l’eau, il part en repérage, en quête de la bicoque du sud de Portugal, cet été qui veut partir avec lui ?

 Le portugais est travailleur dit Jean-Claude, si le marocain est voleur. Au beau milieu des sardines tout le monde s’étrangle, mais très vite Isa donne la couleur : on se moque, on rit et l’un dans l’autre, lui disent les jeunes qui s’en vont tout à l’heure, l’un dans l’autre, tu nous as dit que c’est moins cher là-bas, alors, hein, même volé …

 Jean Claude enlève son tee-shirt, qui est un très bon tee-shirt, pour le donner à Aurélien qui a 22 ans et qui part tout autour de l’Europe et David ajoute à son sac des bâtons de jonglage et on mange le crumble de Brigitte et on rit de tout, Isa a arrêté de fumer et fume pourtant la résiduelle, quand il y a trop de résiduelles elles changent de nom, dit-elle c’est pas plus compliqué que ça

 Ils sont partis et nos rêves étaient les mêmes ; seulement au même âge mesurions-nous comme eux qu’on pouvait vivre de peu et lentement, aussi lentement

 Pleins d’humanité, devant Jean-Claude qui oppose portugais à marocain et contredit ainsi tout ce qui est Jean-Claude, devant Jean-Claude qui nie ses manières de vivre en une phrase verrue héritée d’où et lâchée dans une sorte de trop plein de quelque chose, d’amertume ou de fatigue, David et Aurélien rient, moqueurs et tendres

 Dans le roman de Manchette et Sussman, l’homme au boulet rouge, Greene est le forçat qui sait que quand il rentre, boulet au pied dans le champ de coton, d’une il ne travaillera pas et de deux il se libérera. Il est au pilori puis au mitard, la sueur et le sang coulent de ses yeux et les mouches l’environnent, chaque instant il décide qu’il est libre de ne pas ramasser le coton. Quand il buvait des bières avec le vieux, il le savait déjà : la ville se transforme en métropole, on a un marshall au gros cul, les putes quittent les lieux et le directeur des ventes appelle les Indiens les aborigènes. Greene décanillait à coup de Remington les bouteilles de bière vides. Vieux, disait-il au vieux, c’est toi qui auras eu la meilleure part. C’est que les capitalistes fabriquent les métropoles et récupèrent des forçats pour leurs champs de coton. On est en 1871. Pour finir Greene arrache son boulet rouge. Il se sauve. Callie monte en croupe et lui dit : au Mexique ! Greene hoche la tête et lance une exclamation joyeuse. Et ils se sont éloignés et il ne reste que les morts et les cotonniers dépouillés. Beaucoup de morts, un tas, ramassé sur la dernière page. Peu importent les morts, un homme galope après qu’il a beaucoup attendu et beaucoup refusé.

  Quant à David et Aurélien, ils ont dû parcourir des centaines de kilomètres déjà. Ils avancent. Ils tracent leur chemin loin des métropoles ou si c’est dans les métropoles ce n’est pas au rythme fiévreux des métropoles, ce n’est à aucun rythme fiévreux. Ils ont le temps devant eux, ils le passent à se soigner et nous soignent sans savoir. 

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