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Billet de blog 6 décembre 2015

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En zone grise

Quand j’étais enfant le père Le Pen faisait quelques pour cents aux Présidentielles, on se moquait de son bandeau sur l’oeil, il joue à être inquiétant, disait ma mère, qui m’expliquait que c’était un fou qui n’avait pas digéré l’indépendance de l’Algérie.

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Quand j’étais enfant le père Le Pen faisait quelques pour cents aux Présidentielles, on se moquait de son bandeau sur l’oeil, il joue à être inquiétant, disait ma mère, qui m’expliquait que c’était un fou qui n’avait pas digéré l’indépendance de l’Algérie.
En 2002 je crois que nous avons collectivement eu peur et que certains d’entre nous, dont j’étais, pensaient qu’une victoire massive de Chirac signait non la victoire massive de Chirac mais le refus de ce qui était, alors, disait-on, un phénomène de protestation (comment disait-on, déjà ? On entendait ça tout le temps, ça signifiait que le vote FN était une sorte d’avertissement donné à la classe politique, c’était pas un truc sérieux, le vote Le Pen, pas un vote d’adhésion. On avait oublié que ça ne va pas de soi, l’adhésion. On parle, on vote, et puis après… Bien sûr il faudrait garder en tête que celui qui parle n’est pas entièrement dans ce qu’il dit - celui qui fait n’est pas entièrement dans ce qu’il fait, mais c’est très difficile de garder ça en tête. C’est difficile de savoir qu’on n’est pas tout dans telle subversion qu’on énonce, dans tel choix qu’on fait ; par facilité on peut être tenté, oui, de choisir d’adhérer, d’adhérer à soi-même).
Les années Sarkozy ont surenchéri, ça a été un grand choc, pourquoi travailler bénévolement à la Cimade en 2007, m’a-t-on demandé récemment, pourquoi être allée écouter les audiences d’étrangers sans papier au TGI de Bayonne en 2007, m’a-t-on demandé : parce que j’avais la triste intuition que la justice à part qu’on mettait en place pour les étrangers produirait quelque chose de tout à fait dangereux (pour tous), dix ans plus tard, ou plus tôt, ou plus tard.
Justice à part pour étranger, statut à part, rétention administrative, boucs émissaires offerts à nos peurs (de différentes formes) qui ne risquaient pas de se calmer, vu ce qui par ailleurs refusait de se penser comme modes de vie ensemble. Les années Sarkozy ont fait de l’absence totale de vertu une vertu, du yacht au travailler plus, au gagner plus, de l’identité nationale au discours de Dakar, les années Sarkozy ont cyniquement fait du fric la valeur suprême, de cadeaux en cadeaux, du vol au vol, de Bettencourt à la Libye.


Après, on peut se demander comment les valeurs s’inversent si vite.
L’intérêt est un vice dans l’Antiquité et chez Thomas d’Aquin.
Il devient doux, le commerce, dans les années où écrit Montesquieu, ces années où pourtant le commerce n’est pas doux du tout, triangulaire comme il est.
N’empêche, le doux commerce est resté de mise, contre les passions sanguinaires de conquête. L’échange, le négoce, pour les hommes qui ne sont pas des hommes d’armes.
On a gardé l’idée.
Le capitalisme, la mondialisation s’en sont bien servi.
Les valeurs s’inversent, donc, à force de travail sémantique - et quel boulot, après, pour déconstruire. 


Certaines périodes sont plus fortes que d’autres pour le travail sémantique. Les conditions de réception y font beaucoup. Bref, par une triste alchimie, les années Sarkozy ont fait un bien terrible travail sémantique - que plein de gens ont tenté de décortiquer, de retarder, de comprendre, de rendre inopérant.
Je me souviens de la visite chez moi d’un plombier pour chaudière en panne. On est en 2012, le plombier tout en travaillant, râle, en tant que petit artisan, le président qui vient d’être élu va ficher en l’air ses heures supplémentaires, augmenter ses charges, il va faire des cadeaux aux assistés, qui sont, dans son discours, les étrangers, les mêmes que ceux, là aussi c’est une expression d’époque, qui « fraudent aux allocs ».
Le plombier répète : « fraude aux allocs ».
Au passage il dit : « vous les profs », responsables selon lui de ce vote catastrophique pour lui, artisan.
Privilégiés, fonctionnaires, etc.
Les profs, le plombier doit se réjouir à l’heure qu’il est - quoique, il voit moins le réel que l’idée qu’il a, ainsi il gardera, quelle que soit la politique menée, l’idée que profs et travailleurs sociaux sont des privilégiés.
"Fraude aux allocs", que les radio répètent à l’envie, la télé je ne sais pas mais c’est sans doute pire encore, me fait réagir.
Je réponds : les 400 millions de Tapie, les je ne sais plus combien de Cahuzac, je ne suis plus, déjà, quoi encore.
Le plombier a cette réplique que je n’ai jamais oubliée parce qu’elle dit tant de cette inversion des valeurs due aux années Sarkozy : ah mais c’est pas pareil. Les riches, eux, ils ont la gnaque.
On est en 2015 et le travail sémantique a bien avancé.
Ces idées-là, je me disais il y a une dizaine d’années, ces idées qui n’en sont pas, qui sont des accroches électorales (la politique d’immigration, l’étranger sans papier) est davantage un discours venu d’en haut que venu de là où je suis, d’en bas si on veut, en tout cas de l’endroit où on est quand on est récepteur du discours d’en haut.

Mes voisins, mes rencontres, mes collègues, mes proches, moi-même, nous pouvons être incohérents dans nos visions du monde.
Certes.
Ne pas voir tout parce que tout n’est pas visible.
Ne pas comprendre tout parce que c’est souvent incompréhensible.
Nous disons des conneries, certes, nous analysons par intuition, guidés par nos sensibilités et nos lectures, nous ne sommes pas sûrs de bien envisager les complexités géo-politiques.
Ce n’est pas grave, nous ne sommes pas pour autant des salopards, loin de là.
Je me dis : quelques lignes fortes auxquelles tenir.
Garder cette sorte de bon sens de gens pas complètement tordus sémantiquement.
Parmi les quelques lignes fortes, tenir à quelque chose dont la signification, on dirait, a drôlement changé : le réalisme.
Réalisme pragmatique, pragmatisme.
Nous sommes réalistes.
Nous avons du bons sens pragmatique.
Parfois une maison n’est pas assez grande pour accueillir tout un monde qui dort dehors. ça peut arriver. On peut se serrer, on peut avoir peur (et pas envie du tout) de perdre son matelas une place, il n’y a pas de honte à ça. On peut construire une annexe, on peut imaginer d’autres choses, réparer d’anciens bâtiments. On peut décider aussi de ne rien faire, de laisser les gens dehors. On peut décider encore de ne pas avoir envie de voir les gens dehors. On va alors tenter de les empêcher de venir jusque-là et ça va coûter cher. On va mettre au point des systèmes qui coûteront beaucoup d’argent pour ne pas agrandir notre maison ou faire de la place. On va donner des sous à de plus pauvres que nous et moins pauvres que les plus pauvres pour qu’ils gardent, eux, les plus pauvres, qu’ils s’entassent avec eux quelque part ou qu’ils s’en débarrassent. On va faire souffrir ces plus pauvres (ou pas pauvres du tout ou pas tant que ça mais sans abri) pour qu’ils aient envie d’aller ailleurs tout en les empêchant d’aller vers un ailleurs possible (l’Angleterre, pour beaucoup), c’est à dire qu’on va les faire souffrir un point c’est tout, parce que l’ailleurs impossible reste impossible (l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan).
Parce que nous ne sommes pas capables d’être schizophrènes, nous allons adopter le discours qui va avec nos comportements : ils sont la misère du monde, nous n’en voulons pas, ils sont dangereux, ils ne veulent pas s’intégrer et pire, ils peuvent être terroristes.
Parce que nous ne sommes pas capables d’être schizophrènes, nous allons adopter après le discours qui va avec nos comportements l’indifférence qui convient à nos discours et à nos comportements, l’indifférence et l’hostilité qu’il convient d’avoir devant des dangers publics anti République.
La dureté.
On est réaliste quand ?
Quand on suppose que l’ailleurs impossible est possible ?
On est pragmatique quand ?
Quand on suppose que le djihadiste équipé de ceinture d’explosifs et de kalachnikov est monté pour détruire Paris sur un Zodiac dont personne n’est sûr s’il parviendra à Lesbos où sont mortes environ 2000 personnes, enfants compris, de janvier à mai 2015 ?
Tenir à autre chose très fermement : tenir à l’idée qu’il n’est pas possible de douter de tout.
En classe de 4ème, on lisait ensemble le début de Cratyle, tout le monde s’amusait à appeler la table BVKGHUB ou encore PATATE ou encore CHEVAL, voyons ce que ça fait dans notre conversation. Cela fait rire, d’abord. On remarque tout de suite qu’on peut pas en avoir, une conversation, car il n’y aura que des malentendus.
Puis : est-ce que l’objet existe fixe et permanent ou bien ?
Il y a plein de manières de voir l’objet, a dit cet élève, Achille. Mais il faut savoir ce qu’on veut. Est-ce qu’on veut un monde habitable ? Parce que si c’est oui, il faut bien se dire que l’objet est à peu près fixe pour tout le monde, même, ajoute-t-il, si on est un peu poète et qu’on le voit un peu comme ci, si on a du soleil dans les yeux et qu’on le voit un peu comme ça.
Un moment considérable dans le temps du cours de latin. Les théories du complot ? Est-ce que Socrate a existé ? Qu’est-ce qui le prouve ? Bien sûr les relations entre les hommes et les sociétés d’hommes sont tellement multiples, bien sûr il y a tant de secrets et de choses cachées entre les hommes,  entre les communautés et entre les sociétés, bien sûr le culte de la preuve est casse-gueule, mais si on veut un monde habitable, on se met d’accord sur deux ou trois choses infaillibles, solides, fixes, permanentes, a dit Achille.
J’ai pensé à ces jeunes hommes et jeunes filles attrapés par une idéologie de révolte amère et mortifère, ces temps-ci, que des psychanalystes tentent de dés-endoctriner, ce qui est difficile parce que cela  paraît aux jeunes une nouvelle doctrine, un nouvel endoctrinement, tant pour eux aucun objet ne s’est montré fixe et permanent, au moins à peu près, comme disait Achille - sans prétention philosophique.
On ne meurt que pour ce qu’on ne comprend pas, disait Hitler.
Ne rien y comprendre, attraper des bribes, sans le bon sens auquel le jeune garçon, 13 ans, nous convoquait, en cours : quelques objets de base, à peu près stables.
Ne rien y comprendre, ne rien y voir, du coup voir tout par le prisme de son regard, comme Protagoras, dirait le jeune Achille d’ici.
J’ai senti un besoin urgent de redéfinitions.
Réalisme, par exemple, pragmatisme. Idéalisme. Angélisme.
Doute.
C’était une dizaine de jours après les attentats de Paris, la deuxième vague d’attentats de Paris, celle qui a touché ceux et celles dont nous sommes, aux places où nous sommes, plutôt proches, je dis nous, ce nous est revenu dans presque chaque chagrin entendu, dans chaque colère.
C’était une dizaine de jours après les attentats de Paris, j’ai bavardé, sur un trottoir de mon quartier, avec la maman d’un copain de mon fils, du temps où ils étaient, nos petits, en maternelle.
Nous sommes de quasi voisines.
Vous êtes contents, maintenant, a-t-elle dit.
Vous êtes contents, dès qu’on allume la télé ou la radio, c’est pour entendre qu’on les défend.
Les défendre, t’es sûre ?
Oui les défendre, leur trouver des raisons, toute cette sociologie, cette psychologie, je t’en ficherais.
Mais qui défend ?
Vous les associations. Vous les travailleurs sociaux. Ce qu’il faut c’est faire le ménage et pas du social. J’étais pessimiste, peut-être ? Non, j’étais réaliste. Vous avec votre angélisme. On n’est pas chez les bisounours (plusieurs fois). Je suis raciste parce que j’accepte pas la drogue dans les cités et les armes à portée de main ? Eh bien oui, disons le, si c’est ça être raciste je suis raciste. Ah il fallait accueillir et on voit bien par où ils passent, tu vois bien que c’est par réseau de passeurs et par méditerranée. Passer les frontières c’est pas facile ? C’est pas facile de passer les frontières ? Il faut des visas ? Alors comment t’expliques que (et là, la suite à propos de ceux qui ont pu faire des allers retours, et impossible de placer qu’ils sont français, ou belges, et que).
Non, passer les frontières c’est facile car tout un tas d’agents, sur plusieurs compagnies d’aviation, sont corrompus, parce que toi la corruption (rire) tu vois pas ? Tu crois pas ?
Puis, épisode délirant :
Il y a eu cette mission sur la chaîne locale d’informations. Tu vois ?
Non.
Cette émission sur les porcs qui vivent en liberté parce que oui (presque grimaçante, là), nous on mange du cochon. C’est pas une provocation de montrer ça au lendemain des attentats ? Pour leur donner des idées ça on est fort pour leur donner des idées.
Puis : et tous ces étrangers à qui on offre des hôtels trois étoiles et de l’argent pour commencer dans la vie.
Les média même dominants montrent les camps dans le Calaisis, les conditions de vie n’y semblent pas pouvoir être prises pour des conditions trois étoiles.
Qui est réaliste ?
Qui délire et/ou vit dans un monde d’idées ?
Les associations, dont ma quasi voisine ne peut pas nommer la première, sont les objets haïs de son discours.
Vous les associations.
Le même jour, entendre de nouveau, de la bouche d’une autre personne : idéaliste et bisounous, ou plutôt : on vit pas dans un monde de bisounours.
Puis : vous les profs.
Je repense à ce plombier. Vous les profs vous avez voté.
Je repense à ma quasi voisine, tout à l’heure, sur le trottoir.
Qu’est-ce qu’elle a dit d’autre ?
Elle a dit qu’on en avait rien à faire des Régionales et j’ai voulu protester. Elle a dit que c’était incroyable que Vals et tous les autres n’aient rien d’autre à faire que de répéter en boucle qu’il ne fallait pas voter FN, qu’il fallait tout sauf FN. Elle a dit qu’ils se prenaient pour qui, pour quoi, ces gens-là, qu’ils avaient fait quoi, ceux-là, pour parler comme ça, d’en haut ? Pour mépriser les gens comme ça ? Du coup, elle se demandait si elle allait pas, elle aussi…
Je n’ai plus protesté. Si l’urgence avait été, en 2012, de modifier la constitution pour que les étrangers puissent voter afin qu’on n’entende pas la moitié de ce qu’on entend, moyennant quoi ma quasi voisine n’en serait pas là, elle non plus, elle serait confuse quand même (qui ne l’est pas ?) mais confuse avec élan, avec des élans, des envies et l’impression que les faits ont plusieurs causes, des réseaux de causes, que c’est pas si mal de les chercher, tout en s’arrêtant à quelques objets à peu près sûrs, fixes, un peu du moins (dirait cet élève de 13 ans), afin qu’on n’entende pas la moitié de ce qu’on entend, afin qu’on n’ait pas besoin de se taire, penaud et honteux parce que oui, Vals aux abois fait la leçon, une leçon minable, il use d’injonctions contradictoires, lui (qui après et avec bien d’autres) a fait en sorte qu’ici, ici encore, ici, on ait envie de voter FN.
Vous, les bisounours.
Vous, avec votre angélisme.
Vous les profs.
Vous les associations.
Et les gens du milieu, qui aiment bien ces trottoirs où on parle avec tout le monde, que ce soit les terrasses du XIème arrondissement parisien, les petits supermarchés de province, les quartiers encore un peu mixtes, parce que les gens du milieu, les gens qui, malgré tout ce qui leur manque pour faire bien leur boulot le font quand même, tous ces gens-là qui font du lien parce qu’ils croient aux liens et aux raccommodages, à la parole, à la cause qui n’a pas une conséquence unique et inévitable, ce sont eux, aussi, qui sont objet de haine de Da’esh, ce sont eux, la zone grise que Da’esh appelle à tuer, ce sont eux qui sont objets de haine de tous les discours d'autant plus hyper rigides que les objets, en face, varient, varient en fonction de mon regard, de ton regard, de ma peur, de ta peur, ce sont eux qu’on veut perdre - et s’ils accusent le coup, sans doute ne renonceront-ils jamais, ne renonceront-ils jamais à penser plus, à penser mieux, à penser avec les autres, dans la confusion qui convient, certes, avec à peine l'assurance de deux ou trois objets fixes, ou à peu près, pour que le monde soit habitable, disait Achille.

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