Au début, c'est cette réflexion de Gustavo, 13 ans, après un spectacle mettant en scène un épisode documentaire, le parcours d'un enfant soldat au Congo Kinshasa. Gustavo disait n'avoir pas aimé le spectacle, s'être ennuyé : pas assez trash, disait-il. Et : ça parlait trop.
On fait la part des choses, de la pudeur, du spectacle qui rend peut-être fiction quoi que ce soit. Des images, aussi, quotidiennes, qui font la vie de nos adolescents, celles des journaux télévisés, des films qu'ils regardent, des jeux auxquels ils jouent tout en sachant qu'ils n'y risquent rien, même pas beaucoup d'émotion. Ils savent aussi qu'ils peuvent jouer avec le fait d'exprimer leur désir de choses trash – et il n'y aura pas de conséquences.
On fait la part des paroles que reçoivent Gustavo, ses camarades. Celles qui demandent une attention soutenue (les yeux trahissent, alors, les nuits de jeu). Celles écoutées en cours, qui fatiguent : du côté de l'ennui, de l'effort. Comme celles du théâtre, aujourd'hui. Il y a les autres paroles : le bon mot, la petite phrase, la plus sensationnelle, phénomène de salon, virtuel ou pas, adolescent ou pas. La parole portant le plus vite possible, le gag, le défi.
On pourrait croire l'abîme béant entre l'enfant soldat dont l'histoire est sobrement racontée sur scène et le monde de nos adolescents qui jouent à revendiquer quelque chose de bien violent la plupart du temps sans danger. L'abîme est grand ; pourtant il faut peu de choses, peu de mots pour le franchir.
Gustavo savait qu'il provoquait en disant préférer regarder, à l'histoire documentaire d'un moment du Congo, des choses trash pour de bon.Quand le régime de Kiev est tombé, quand j'ai lu les journaux, les titres des articles, parfois les articles eux-mêmes, à partir du moment où la Crimée a été occupée d'hommes en armes, j'ai pensé de nouveau à Gustavo et à son désir de fictions. De fictions totales. Désir absolu de fictions. J'aurais dû le savoir, il y a une évidence.
En cours, rien n'intéresse plus les adolescents que la tête tranchée de Pandarus, la cervelle qui se mêle au sang. C'est Virgile, c'est absolument faux, on le sait pour de bon, et on aime lire (et voir) la lance entrer lentement dans l'oeil d'un combattant : ce n'est pas nouveau. Trash encore l'histoire d'amour de Pasiphaé avec un taureau, et on rentre dans les détails puisque Dédale construit une machinerie savante à figure de vache dans laquelle la femme se faufile pour que le taureau leurré puisse la désirer. Lucius Apuleius comme Gustavo voulait quelque chose de bien trash, il inventait un homme de même prénom que lui, Lucius, transformé en âne, auquel une femme snob et riche voulait, par snobisme et désir trash, s'unir.
Là ce sont les élèves qui ont arrêté : c'est trop dégoûtant, quand même.
Quand j'ai lu les journaux, les titres des articles quand les armées sont entrées en Crimée, j'ai cru comprendre Gustavo. Ou plutôt j'ai pensé que sérieux comme nous étions, et au fait des affaires du monde, ou à peu près, ou soucieux de l'être, nous étions comme Gustavo : nous avions besoin d'histoires à faire trembler.
Non qu'il y ait des raisons certaines à redouter ce qui se passe lorsque les armées russes s'installent en Crimée. Ce qui m'intéresse, c'est comment on en parle, ici, de loin, comment on représente. Du moins, comment on a représenté la journée du 3 mars. Une rapide lecture de quelques articles choisis met dans l'ambiance.Comment on parle des choses graves du monde dont, il faut bien le dire, nous ne comprenons la plupart pas du temps pas plus les enjeux (avant de chercher à le faire en tout cas) que Gustavo ne comprend ceux du Congo Kinshasa.
Ces événements de Kiev et de Crimée, Hilary Clinton les a commentés en comparant Poutine à Hitler : si cela vous semble familier, c'est qu'Hitler l'a fait déjà. Quelque chose comme ça. Ce sont toujours des époques et des personnes incomparables que l'on compare, sinon la comparaison ne vaudrait rien, on ne dirait rien. Pas de problème avec la comparaison. Mais Hilary Clinton pouvait choisir d'autres exemples. Les armées qui annexent ou ont annexé un territoire ne manquent pas. Hilary Clinton a choisi la guerre du milieu du XXème siècle, un exemple dont les conséquences ont été ce que le XX ème siècle a connu de plus catastrophique. Elle ramène Kiev 2014 à du passé : une lutte pour les frontières d'un territoire (et pour les richesses que contient ce morceau de territoire). Du passé ? On l'a entendu. Le XXIème siècle n'aurait rien à faire avec les luttes aux frontières. Avec le nationalisme. En tout cas, pas de cette façon, hommes en armes aux portes, et contrôlant l'espace. On l'a entendu.
Il n'y a pas qu'Hilary Clinton qui parle. Consciente que c'est malmener le travail des journalistes que d'extraire de leurs articles des phrases, mais saisie par le besoin d'entendre de nouveau ce que j'ai cru entendre, j'extrais pourtant : armée ukrainienne contre soldats fantômes en Ukraine. Ce sont ces hommes-fantômes qui nous ont arrêtés. Qu'on a lus, qu'on a vus.
Soldats fantômes. Fantômes, c'est donc qu'ils sont morts, les soldats. ils nous viennent d'un passé (qu'Hilary Clinton n'a pas hésité à situer) à la fois familier (Hilary Clinton, encore), à la fois tout d'étrangeté (on ne fait plus ça aujourd'hui, on n'envahit plus les pays avec des armées d'hommes). Que l'étrange ou l'étranger soit, d'une manière angoissante, lié au plus familier, Freud l'a expliqué, la toute puissance maternante, le plus intime, étant aussi notre plus grand effroi – c'est ainsi que les fantômes nous apparaissent et apparaissent, dans les histoires fantastiques. Fantômes d'hier, fantômes futuristes, aux équipements spéciaux.
Les histoires fantastiques mêlent les temps, passé et futur – Virgile le fait, au chant VI de l'Enéide, au moment où le héros va voir son père mort aux Enfers et découvre les morts qu'il a connus vivants de son vivant et les morts morts plus tard, après sa mort à lui, héros. Tous réunis dans ces limbes, tous fantômes, tous ombres.
Les soldats, fantômes donc.
Ces fantômes n'ont pas d'insignes. Bien normal pour des fantômes.
Une armée sans insigne a pris le contrôle de la péninsule, avec des officiers en tenue de combat qui encerclent désormais les principaux sites militaires ukrainiens. Sous les cagoules de ces hommes munis de kalachnikovs : les forces spéciales russes.
Sans insigne, sans signe de reconnaissance. Des soldats méconnaissables. De là à les imaginer sans figure. D'ailleurs, oui, dans les quelques images, les visages sont couverts. Et puis : sous les cagoules. Très vite après l'inconnaissable, le visage aboli (on sait comme c'est un choc, dans le discours contemporain, cette histoire de visage qu'on ne peut reconnaître, l'identité incertaine, voir le cirque de la burqa), très vite après l'inconnaissable, la kalashnikov. Ça, au moins ça signale. Ou plutôt ça devrait signaler, mais le signe est plus qu'ambigu, puisque si la kalashnikov représente l'ex URSS, c'est l'arme qui circule le plus dans le monde et qui sert à la plupart des guerillas. Enfin, la dernière phrase lève le suspens qui n'en était pas, tout le monde savait bien qui venait, cachés et armés, occuper la Crimée et menacer l'Ukraine : les forces spéciales russes.
Des forces spéciales, spéciales très spéciales. En légende d'une photo de l'agence Reuters on lit : des hommes armés présentés comme des soldats russes patrouillent....
C'est étrange, on dirait que le journaliste s'est laissé piéger par lui-même, par la rhétorique. Non, les hommes armés ne se présentent pas comme des soldats russes, puisqu'ils sont sans insigne. D'ailleurs, Poutine nie, à ce moment-là, en avoir envoyé. C'est le contraire. Les soldats russes se présentent comme de mystérieux hommes armés. Se présentent ou sont présentés ? Comme des forces hyper spéciales, aux visages masqués ; la presse fait ou relaie des hypothèses : IgorSoutiaguine, spécialiste du monde russe auprès du prestigieux centre de recherches RUSI (Royal United Services) est le plus catégorique : "Les unités qui ont été dépêchées pour bloquer les gardes-côtes ukrainiens (à Perevalne) ce week-end étaient des Spetsnaz", assure-t-il à l'AFP. Le célèbre spécialiste du monde russe, qu'on fait parler pour tenter d'identifier les soldats sans insigne, ajoute qu'il les a trouvés reconnaissables à leurs équipements spécialisés et la suite nous éclaire infiniment : ils pourraient appartenir à la 3e Brigade basée à Toliatti", dans l'oblast de Samara.
Les voilà donc, ces hommes mystérieux. On sait qu'ils sont russes. Ils sont présentés comme mystérieux et quand on veut préciser, c'est avec un vocabulaire qui échappe à tout le monde. Il faut interroger d'éminents spécialistes. L'observation n'y suffit pas. Il faut montrer que l'observation n'y suffit pas. Que l'accès à cette réalité est difficile, épineux. Les insignes manquent. Les soldats sont fantômes, niés même dans le discours d'un chef d'Etat. Ils étaient passés et futurs. Maintenant ils sont là et pas là. Russes et peut-être pas russes, ou alors c'est compliqué. Des personnages de fiction totale.
Ce qu'ont fait, me semble-t-il, quelques journalistes, à propos de la journée du 3 mars (jusqu'à l'agence Reuters qui confond les termes de la comparaison, se prend les pieds dans le tapis), c'est qu'ils se sont mis à la place du naïf, de l'ignorant qui observe, qui accompagne, qui vit avec, à la place du narrateur (de point de vue interne) qui pour l'heure ne répond de rien. Prudence et suspens. Vivre avec : ressentir et faire ressentir aux lecteurs les sensations fortes qui leur manquent, peut-être. Raconter une histoire, une histoire contemporaine qui provoque ou provoquera la mort de milliers de personnes ou une épopée millénaire, ça obéit aux mêmes critères : comment on fait avec le temps, avec la connivence, avec le point de vue, avec la chronologie, avec le suspens, avec les enjeux, avec la chute.
Nous avons un besoin illimité d'histoires. Les histoires vraies, nous leur donnons tournure de fictions, absolument.
Ce qui m'intéresse dans l'histoire d'Eugène Couteau, forestier de 60 ans qui dénonce en 1944 à la Gestapo de Bordeaux deux gamins de 18 ans, c'est qu'il n'aura de cesse, en 48, lors de son procès, de répéter que la trahison, c'était parce qu'on lui avait volé ses vaches. Il était furieux après les gamins. La vie et un butin. Butin que les Allemands ne lui rendent pas et Couteau, déportation des gamins sur les bras, vaches en moins, est un personnage imbécile et tragique à la fois. L'impression d'une petite Iliade. Achille, c'est une femme qu'on lui vole et pour ça il arrête le combat et fait risquer la défaite. Des milliers d'Achéens pour la femme qu'Achille a reçue en butin et que son chef lui a volée.
Nous avons un besoin illimité d'histoires. Nous ne départageons pas bien si la manière de raconter les vraies s'inspirent des légendaires - ou si c'est le contraire. Comme le journaliste de l'agence Reuters, nous mélangeons les termes. Ovide se demandait, en décrivant une grotte dans les Métamorphoses, si celle-ci avait été faite de main d'hommes, si l'art imitait la nature comme le système de représentation peut le faire entendre. Ou si la grotte étant naturelle, la nature n'imitait pas ici, en cette occurence, l'art.
Et dire que nous les désirons trash, nos histoires.