J'ai fait, d'abord, des hypothèses. Elles valent ce qu'elles valent : elles valent un peu. Les années en viennent à se compter par gros paquets de 10, il y avait autrefois ce qui se bricolait et puis de voir que ça bricole toujours, qu'il faut faire un pas, qu'il y a après ce pas encore tout ça à soulever (à ma disposition, quelques ogres, je les disais au dessous de zéro, énergiques du désespoir), de voir que ça bricole toujours, ça m'épuisait.
J'avais vieilli.
En face ça ne vieillissait pas. Dans la salle de classe c'était encore un groupe. Un groupe avec des rôles pour chacun et cette sorte de petit bavardage fatigant en fin de journée mais précieux, le bavardage. Et puis ces ordinateurs portables dont nous nous servons mais finalement ni eux les élèves ni moi ne nous en servons très bien.
C'est la fin de l'année et Léo dit : les écrans des ordinateurs portables se relèvent plus vite qu'ils ne se baissent. Il est le premier à relever son écran (pour en chasser un document, pour en chercher un autre) alors que nous montrons le chemin d'une phrase ou expliquons le subjonctif imparfait, la concordance des temps.
Quant aux bavardages, ces jours-ci, ils évoquaient la fille d'une émission de télé réalité qui fait des phrases idiotes que tout le monde répète, ils l'évoquaient pour se moquer, ils trouvaient ça bête, les enfants.
Ils sont un groupe, ils sont encore un groupe et de plus, un groupe à peu près mélangé. C'est si rare, les groupes mélangés. Ils écoutent, presque toute l'heure ils écoutent, et là c'est Saint Augustin et le brouhaha montant du cirque qui oblige Alypius à ouvrir les yeux, c'est à dire que le monde lui vient par les oreilles, Alypius, par les oreilles lui frappe les yeux et quand les yeux sont frappés il est frappé tout entier, fichu, happé - addict disent les enfants, aux sang et aux jeux du cirque. A la cruauté.
Thomas Lacoste, qui présentait Notre monde à l'Autre cinéma, à Bayonne, disait que c'était dans les salles de cinéma qu'on trouvait la plus grande mixité sociale. Les intellectuels parlaient dans son film, visages baignés d'émotion. C'est qu'il y a urgence, urgence à trouver les lieux pour faire de la politique, urgence à les rendre visibles, ces lieux de politique. On a changé, disait dans le beau film de Thomas Lacoste Jean Luc Nancy, on a changé de civilisation. Il faut chercher la pensée commune, il faut penser la Commune.
C'est un petit groupe mélangé, dans la classe. Ce n'est pas la même chose partout. C'est même le contraire dans la plupart des autres lieux. Ici, c'est mélangé et ça bavarde, parfois trop, alors je me fâche un peu et tout en me fâchant un peu je suis contente que ça discute, on passe de Saint Augustin et de Sénèque qui s'est suicidé sur ordre de Néron (ce que les enfants ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, pas du tout, sauf Alexandre qui, triste, dit : qu'est ce que vous croyez, la mort ça fait partie du processus de la vie), on passe de saint Augustin et de Sénèque à la bêtise d'un jeu de télé réalité, les enfants disent qu'ils ne le regardent pas, ou alors pour se moquer, ou alors C'est ma sœur et c'est là que Guillaume, fondu dans son ordinateur, nous interrompt : J'ai perdu Virgile, métonymie pour j'ai perdu mon dossier Virgile – et on rit, ensemble.
Rendre visible, disait Sophie Walnich dans le beau film de Thomas Lacoste, ce qu'on fait, où on le fait, ces endroits où on fait de la politique, où on parle, en groupes mélangés. La même Sophie Walnich, historienne de la révolution, soutient que l'anachronisme, quand on étudie les faits et les analyse, est précieux en Histoire.
Hier un enfant est mort. Mort pour des idées, sur un trottoir de Paris et de 2013. Il est mort pour que reculent les forces installées de haine. Un malheureux fait divers ? Oh les malheureux faits divers signifient, ils sont gros des malheurs des temps. Il a l'âge de mon fils l'enfant anti-fasciste qui est mort. Il a été battu à mort. Vieillie, d'un coup. Ce matin, pas vaillante. Le pas lourd.
On voit passer un tweet du Mouvement national Sciencepo : Et ce n'est que le premier.
C'est toute notre Europe qui connaît la montée de groupes néo-nazis. Chez nous, il y a un an, on comptait 20% de votants Front National. Qui n'a rien de respectable, contrairement à ce qu'on a entendu - il faut voir Stéphane Gabriac, à la tête de jeunes pétainistes (oui), il faut le voir lui et d'autres proches de Bruno Gollnish faire le salut nazi.
Que diront-ils, de la mort de Clément Méric, les adolescents qui sont mes élèves ? Il faut dire que ceux-là, qui sont en groupes mixtes, étudient encore de l'histoire. Pour combien de temps ? On propose aux professeurs de ne pas fournir la connaissance, de laisser les enfants la chercher - après leur avoir débrouillé le terrain. Il y a là, sans doute, une jolie intention. Mais aujourd'hui je pense au beau film de Thomas Lacoste, aux visages émus de Gérard Noiriel, de Jean-Luc Nancy, d'Elsa Dorlin, de Sophie Walnich. Il n'y a pas de concept sans affect. Pas de pensée sans action et pas de transmission sans émotion.
Si on laisse les enfants apprendre tout seul, si on ne raconte plus, si on ne croit plus à l'Histoire, si on refuse de comparer, si on fait de la mort de Clément Méric un fait divers, si on dit que le FN est un parti à peu près respectable, si on ne rend pas plus visibles les lieux où on fait de la politique, si on ne se bagarre pas pour les droits écrits et existants, si on n'exige pas pour les étrangers le droit de vote, si on n'exige pas un logement pour tous et un salaire pour tous et si on ne se bagarre pas pour continuer à faire de nos activités un plaisir, si on n'arrête pas l'escalade d'un monde de finances hors du monde, si on laisse tricher les tout petits tricheurs, si on se regarde, bras croisés, devenir addicts à la cruauté, comme disent les adolescents qui sont mes élèves, si on laisse mourir les enfants qui font de la politique sur les trottoirs parisiens, si on laisse mourir comme ça les enfants – je n'ai pas la proposition principale, pour finir ma phrase. Ça fait ça, les années comptées par gros paquets de 10 ans. Ça fait l'épuisement. Des phrases à demi.