Quand je dis aux élèves de 4ème que le texte de Tacite que nous allons traduire est drôlement difficile, quand nous commençons à le débrouiller, pas à pas, je trouve notre attention commune toute transformée.
Nous allons de phrase en phrase. La première, dit Manon, n'est pas si difficile. C'est un catalogue de ce qu'on voit dans la chambre d'Agrippine. Un faible rayon de lumière entre les persiennes. Il y a du mouvement. C'est le génitif pluriel qui donne le mouvement, il n'y a plus dans la chambre qu'une seule de toutes les servantes d'Agrippine : c'est que les autres ont peur, elles sont dehors, elles fuient. Pfffff ! Puis le suspens monte parce qu'on va voir l'horrible Agrippine. Peut-être assise sur son lit, en train de trembler. Tant mieux. Magis ac magis anxia, Agrippina. Plus et plus angoissée, Agrippine. On passe en revue les raisons de son angoisse. La première cause, c'est une proposition subordonnée au subjonctif qui l'annonce. Elle serait angoissée parce que. En fait c'est son point de vue. On est dans sa chambre. Où elle tremble, oui.
Le fils d'Agrippine, Néron, malade et abusé a décidé de faire mourir sa mère. Il a mis tout en œuvre pour ça. Il l'a empoisonnée, elle prenait des antidotes. Il s'est arrangé pour que le toit de sa chambre s'écroule sur elle : le toit ne l'a pas écrasée. La vieille peau, dit quelqu'un. Enfin il a fait semblant de se réconcilier avec elle, il l'a invitée sur une île et il a trafiqué le bateau avec lequel elle rentrait chez elle : elle devait périr noyée. Elle a nagé. Maintenant, elle est toute mouillée, assise sur son lit, ses servantes ont fui, elle est angoissée.
La deuxième cause d'angoisse, chez Tacite, c'est assez difficile. Toute notre attention tendue vers les verbes. On observe celui-ci, on a à faire à quelque chose de neuf, un infinitif futur. L'infinitif futur du verbe être, l'idée pure d'être mais on ajoute une couleur, une incertitude, celle de l'à-venir. Surtout on le sait nous, en lisant, et les lecteurs de Tacite le savaient aussi : il n'y a pas beaucoup d'avenir, pour Agrippine, à l'heure qu'il est. Enfin la troisième cause de l'angoisse d'Agrippine, c'est pas mal non plus : les verbes ont disparu. Ils sont fantômes. On n'en a pas besoin, Tacite fait la phrase nominale mais les noms, ce ne sont pas des sujets, mais des objets, à l'accusatif, ils sont posés, là, lourds, à côté d'Agrippine qui tremble de froid et de peur (bien fait, dit quelqu'un). Ces noms, ce sont : la solitude, le bruit inattendu, inquiétant, les bruits (au pluriel), les marques d'un malheur extrême.
C'est difficile, il faut qu'on le fasse vraiment ensemble, il faut ne rien rater, pas un mot, pas une explication. On s'arrête, on pose les questions. On demande : qu'est-ce qu'on voit, là ? Comment on pourrait dire ? C'est du discours direct ? Non. Indirect ? Non. Alors ? Comment on peut faire en français ? On peut commence la phrase comme ça : Que s'il vient ? On peut essayer.
Nous sommes arrivés au moment où Agrippine reçoit le centurion, le capitaine et Anicetus, chargé de sa mort. Que s'il vient pour sa santé, qu'il annonce qu'elle est réchauffée. Qu'elle ne croit pas qu'il vient de la part de son fils. Que son fils n'a pas commandé le meurtre.
Elle le croit vraiment que son fils n'a pas commandé le meurtre ? Elle ne veut pas le croire. Parce qu'elle se sait coupable, en fait. Parce qu'elle ne veut pas que nous, on sache. Eh bien c'est raté.
On continue. Avec les élèves adolescents de 4ème, on comprend Tacite. Ensemble, on le voit, le film d'horreur que c'est. Nous sommes un peu fatigués, à la fin d'une heure. On se répète : c'est difficile, hein. Ce devait être difficile aussi pour les gens qui parlaient latin. Difficile, on dirait un mot de passe. Je ne suis pas sûre que les enfants le diraient ainsi (le leur demander, tout à l'heure), mais on dirait qu'avec la difficulté, est venu l'enthousiasme, celui d'abord de comprendre lentement, distinctement. Celui ensuite de se sentir intelligents, ensemble.
Nous sommes dans le département des Landes et les élèves ont des ordinateurs portables (cartable électronique), qu'on ne sait pas toujours, élèves et enseignants, utiliser au mieux. Dans cette classe de 4ème où on lit Tacite, le rapport à l'ordinateur est une question qui se pose toujours. En latin, il n'y a pas de raison que les adolescents ne se servent pas de l'outil. Ils ont le choix. Saisir le cours permet une présentation claire des tableaux de conjugaisons, permet de décomposer les phrases selon les fonctions, de les recomposer après compréhension. Au début, je vérifiais que chacun avait imprimé les cours saisis – c'était rarement le cas... Peu à peu, chacun a fait ses choix, certains expliquent que pour apprendre ils recopient à la main ce qu'ils ont sur leur écran, d'autres ont abandonné l'ordinateur, d'autres encore trouvent que ça leur convient bien - et ça a l'air d'être le cas. Il y a des expériences différentes, dans la classe. C'est possible de les faire : nous sommes en latin, et peu nombreux. Il y a une chose que je demande toujours : quand nous nous parlons, regardons-nous. Et pour une poignée d'élèves, cela ne va pas de soi : l'écran de l'ordinateur portable fait barrière. Ils ne jouent pas (ou peu souvent) mais sont un peu perdus dans l'écran, s'agitent sur le clavier, changent de page, retouchent une photo, perdent le document, vérifient si les jeux installés sont toujours là, cherchent quelque chose sur Internet. Parfois, ça concerne le cours. Le plus souvent, non. Bref, c'est un espace de distraction. Les adolescents disent que c'est la même chose que s'ils regardaient par le fenêtre, rêvaient. Ou que s'ils dessinaient sur un cahier brouillon. En fait, je ne sais pas. Peut-être. Quoi qu'il en soit, je préfère, depuis le début de l'année, "rappeler" constamment à nous, à l'attention, ceux qui ont tendance à s'enfoncer dans l'écran au moment où nous parlons, cherchons et commentons les textes, plutôt que de leur interdire l'usage des ordinateurs – ce qui ne ferait que reculer la question de l'adaptation à l'outil qui est et sera de toute façon le leur. On ruse, alors, on appelle, on rappelle, Gaétan, lève le nez, Léo, sois attentif, baisse ton écran quand je te parle. Quentin, tu n'es pas avec nous... Etc.
Les quelques heures de cours où nous avons lu et traduit Tacite, avec le préalable attention, c'est difficile, je n'ai pas eu à rappeler beaucoup Léo, Gaétan, Quentin, à l'attention. Hasard ? Peut-être savent-ils de mieux en mieux eux-mêmes comment être ensemble, malgré l'outil qui donne envie d'être seul ? J'ai l'impression que la difficulté énoncée a excité quelque chose de l'ordre de la curiosité, de l'intérêt. Toutes nos intelligences étaient mobilisées.
Allez, retour au collège - Tacite suite et fin - provisoire.