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Billet de blog 8 juin 2012

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écoute Nicolas écoute

Age, ça veut dire agis - impératif 2ème personne du singulier, en latin. Lucrèce, philosophe-poète commence par cette apostrophe le paragraphe où il va dérouler, devant son copain Memmius, sa pensée. Age. Fais. Yann, en classe de 3ème, a traduit : écoute. Je t’appelle, écoute. Viens, fais, fais acte d’écoute.

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Age, ça veut dire agis - impératif 2ème personne du singulier, en latin. Lucrèce, philosophe-poète commence par cette apostrophe le paragraphe où il va dérouler, devant son copain Memmius, sa pensée. Age. Fais. Yann, en classe de 3ème, a traduit : écoute. Je t’appelle, écoute. Viens, fais, fais acte d’écoute. En classe, on s’en sert plus qu’ailleurs, de ces mots qui appellent à l’attention active. Ecoutez, attention, les enfants, là, ici, regardez… Rarement en français c’est vrai, on dit : faites pour solliciter l’écoute et la poursuite patiente des chemins de la pensée.

 Nicolas a écrit une drôle de rédaction. On est en mai 2012. Quelques jours après le 20 avril, quelques jours après les 18% de Marine Le Pen. Nicolas, 15 ans, préfère aux matières scientifiques les Lettres et l’Histoire, est délégué de sa classe et aime rassembler. Il veut rentrer dans l’armée après une licence de lettres. Il prend la parole en cours, souvent. Quand il est dissipé, il demande qu’on l’excuse. Dans une rédaction à peine achevée, qu’il veut lire à la classe, son narrateur voit d’un mauvais œil se présenter chez lui un type aux petits yeux cruels et au teint basané. Ce type vend des assurances. Le narrateur se dit dégoûté du mauvais usage de la langue française que fait le type aux assurances. Articles masculins pour substantifs féminins, ou le contraire, verbes non conjugués, le dialogue est reproduit. Le narrateur renvoie violemment le marchand d’assurances et comme ça ne lui suffit pas, appelle la police. Qui arrive sur les lieux aussitôt. Equipée, la police, de têtes de cochons. Qu’elle produit à la face du vendeur d’assurance. Qui meurt sur le coup. Si vous en avez d’autres, disent les flics au narrateur, n’hésitez pas. La classe a ri. Une fille n’a pas compris. Les autres ont ri de plus belle. C’est des maghrébins, voilà, a expliqué Thibaut.

 Dans la discussion violente qui a suivi, on a entendu : vous, vous rendez pas compte, et aussi : si on nous traite de sale français vous dites rien, et aussi : toujours à défendre les étrangers… Et surtout, surtout : mais il n’y a rien de raciste là dedans, c’est juste amusant.

 On est à la campagne. Taux d’immigration quasiment nul. Jamais Vincent, qui prenait la parole de façon virulente, jamais Nicolas, qui avait écrit ce texte, jamais Thibaut, qui riait, n’ont été traités par qui que ce soit de sales français. Or ils semblaient convaincus et étaient presque convaincants dans leur colère. Oui ils étaient en colère. Jamais cette année nous ne nous sommes opposés ainsi. J'aurais dit qu'ils me prenaient pour une ennemie. Une ennemie de classe. Ils rejetaient tout, à coup de petites phrases amères : Et nous, et nous. Nous d’un côté et vous de l’autre, du côté de la facilité, du côté des étrangers, qui nous agressent. Quelque chose comme ça.

 Rien de moi à eux ne passait . Leur réel, leur disais-je, était tout défiguré par le discours, effroyablement xénophobe, des élites et ce discours ils l’avaient ramassé partout, télé, poubelle, etc. Ils étaient tout fragilisés et s’ils se croyaient forts avec leur petit humour islamophobe, c’était le contraire, ils paraissaient tout petits. J’en appelais à ce qu’ils avaient lu et étudié cette année en classe. Nuit et brouillard, Kertezs, Celan. Et petits yeux cruels, teint basané et forme du nez, ça ne leur disait rien ? Mes arguments (rationnels, humanistes, moralisateurs, historiques) tombaient à côté. Je m’emmêlais les pinceaux quand les filles, calmes, dirent : mais madame au deuxième degré, c’est drôle.

 Tout de suite, là, leur expliquer ce que c'est que l'humour et tout de suite là leur faire une démonstration que l’immigration est une chance et que ça fait plus de 5 ans qu’on la criminalise et que de discours en discours on en est venu là, à ce que des gamins de 15 ans, à la campagne, brandissent dans leurs textes des têtes de cochon pour tuer, je les cite, des maghrébins ? Qu’ils se font manipuler, mes petits français, mes tout petits  français, que les études à venir les inquiètent fort, qu’ils n’entreront peut-être pas dans une seconde générale, qu’ils n’entreront peut-être pas, non plus, dans une de ces sections contingentées, comme on le dit joliment ? Plomberie, rêve Vincent, qui a tout lâché depuis longtemps. Devant la tâche à venir, le dehors, le travail, le vivre, quelque chose a craqué. D’autres font autrement. Ceux-là, s'ils ont trouvé drôle le texte de Nicolas, n’y accordent aucune importance. Ils font leur chemin, travaillent, décrochent de bonnes notes, ne cherchent au bout du compte qu’à décrocher de bonnes notes. On leur dit un peu mal à l’aise mais on leur dit : arrête avec cette obsession de l’évaluation. Ils sont à cet endroit où tout, nous, système scolaire, peurs de demain et manque d’inventivité sociale les ont menés et ils ne s’y débrouillent pas si mal. Tellement moins mal que ceux qui sont en colère, à côté. On est impuissant à savoir comment faire, jouer le jeu juste, au milieu, impuissant. Pour ma part tellement douloureuse. Pencher du côté de la fatigue, de l’abandon, comme Damien, qui dort, je crois, au fond de la classe. Elise Laurie et Rémi consomment de la bonne note et ne sont pas en colère. Savent que personne ne les a jamais traités de sales français. Ecoutent quand on lit De l’esclavage des nègres, Le voyage à Tahiti de Bougainville et sont attentifs quand on regarde Lacombe Lucien, de Louis Malle. Ecoutent et comprennent que lorsque arrive à Paris Aotourou, venu de Tahiti, les courtisans cultivés et sûrs de leur culture trouvent incompréhensible que notre tahitien ne parle pas français, lui qui fréquente des français depuis quelques mois. Persifleurs, les parisiens, écrit Bougainville. Qui ne veulent pas savoir, n’ont pas de vraie curiosité, s’attachent à ce qu’ils savent ou croient savoir déjà et se moquent de tout, explique Rémi au reste de la classe.

C’est un peu comme nous, lance Vincent, allongé sur la table, dans une attitude qui dit tout sauf l’attention et pourtant.

On définit persifler : 1745, adjonction du préfixe intensif au verbe siffler. Siffler jusqu'au bout, à fond. Se moquer ironiquement. Qui l'ignorance des courtisans qui persiflent rend-elle stupide : eux-mêmes ou Aotourou ? A qui fait-elle le plus de mal ?

 Quentin riait quand Nicolas lisait son texte. Il a écrit, après qu’il  a vu le film de Louis Malle : il a manqué deux choses à Lucien. Quelqu’un qui lui explique ce que c’est que le maquis, la résistance, les bolcheviques, les juifs, la gestapo. Il lui a manqué en premier la connaissance. Et puis il lui a manqué quelqu’un, en deuxième, pour l’aimer bien.

La connaissance, et le puits d’affection où ramasser la confiance. Quentin dit : c’est à cause de l’instit. Il fait pas ce qu’il faut. Il aurait fallu qu’il lui explique. Qu’il lui explique tout. Dès le début.  Bien. Allons. Age. Ecoute, Nicolas, écoute.

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