2/06/2011 – Le jeudi 2 juin, un bateau de réfugiés en provenance de Libye, où s’enlise la guerre autorisée par l’ONU contre les forces pro-Kadhafi, a fait naufrage. Entre 200 et 270 personnes sont portées disparues. Selon le HCR, 1200 personnes se sont noyées en Méditerranée depuis le mois de mars 2011. Que la Libye insurgée ait intérêt à voir partir les immigrés sub-sahariens (soupçonnés mercenaires de Kadhafi), que Kadhafi fasse payer cette guerre à l’Europe en libérant et encourageant les flux migratoires qu’il tenait jusque là, pour lui plaire, sous sévère contrôle, que partir, brûler, soit devenu si urgent que la traversée, même infernale, soit la seule possibilité, on l’a compris. Vendredi 3 juin l’espoir a été perdu de retrouver les corps noyés de deux cents migrants environ.
Sophocle est très vieux quand il écrit Œdipe à Colonne. Œdipe est très vieux lui aussi. Je lis la traduction de Robert Pignarre. Œdipe est vagabond et attend de chétives aumônes. Il ne sait pas en quel pays il vient d’arriver. Il s’assied à l’abord d’une ville. On aperçoit des remparts, dit à son père Antigone qui accompagne l’aveugle. Cette ville toute proche, c’est Athènes. La cité qui entre toutes respecte la justice. La cité qui a inventé, au siècle de Sophocle, le théâtre tragique et la démocratie. La cité dont Thésée, au temps légendaire d’Œdipe, est le roi.
Le mouvement du 15 mai espagnol a touché la Grèce, le Portugal, la France, la Belgique. A Bayonne, sur la pelouse du campus universitaire, entre le mail Chao-Pelletier et le Conseil Général, une centaine d’indignés se fabriquent un village. Les assemblées générales décident des points techniques et des questions de fond, pour y parler on se met au centre du cercle et quand il y a du monde on utilise un porte-voix.
La terre où s’est installé le vieil Œdipe, étranger, suppliant décidé à ne pas quitter cet asile, bien qu’on lui signale que c’est un sol inviolable et interdit, est le seuil ou le chemin qui mène à Athènes, le couloir qui en défend l’accès, avant les remparts. Ce territoire dépend d’Athènes et du roi des Athéniens. Ce lieu sacré, inviolable et interdit, ce lieu avant le lieu est habité par de redoutables déesses, les Euménides, les bienveillantes, filles redoutables, malgré leur nom, de la Terre et de l’Obscurité. C’est un passant qui l’explique à Œdipe. Pour la petite histoire, Œdipe est drôlement entêté, et il a mauvais caractère. Il est défiguré et sa mauvaise réputation le précède.
A Paris des jeunes hommes venus du sud de la Tunisie, qui ont emprunté des bateaux instables et ont vu des camarades se noyer, ont été expulsés début mai de la rue Simon Bolivar. Aujourd’hui ils sont nombreux à être enfermés dans les prisons ou camps pour étrangers que sont les CRA. Au mois d’avril 2011 on a vu un pays d’Europe, qui 2010 reçut de l’Europe l’ordre de motiver chacune des arrestations aux frontières au risque de nier l’espace Shengen auquel il appartient, tenter d’arrêter les trains à ses frontières. L’effort fut vain. Qu’à cela ne tienne, par une circulaire, le 6 avril, le ministre de l’Immigration demandait aux préfets de vérifier que les visas accordés par l’Italie respectaient bien le droit communautaire. Entre le droit communautaire et le droit des Etats on peut ratiociner[1]. La tentative de la France de braver les deux, on hésite à la comprendre encore. On n’en finit pas de proposer des explications, entre racisme, peurs d’Europe en perte, besoins électoraux et pure bêtise, incapable d’anticipation démographique, allant d’absurdités stratégiques en échecs économiques mais jamais on n’interroge ce qu’est un homme, ce qu’est son temps, son devenir.
Ce qu’est un homme, son devenir, son énergie, sa mauvaise tête, la catastrophe qui le touche, son caractère, son parcours, son désir et ses besoins : je ne sais pas si Œdipe nous aidera à le comprendre. Mais au centre d’un chœur qui le presse, le vieil homme tente, par bribes et après coup, un récit de lui-même. C’est dans Œdipe à Colonne, et c’est écrit par le vieux Sophocle. Les Euménides, on les dit parfois filles de la terre fécondée par les gouttes du sang d’Ouranos, le ciel, mutilé. Les filles déesses punissent les excès, pourchassent et rendent fous les criminels qui souillent l’ordre social. Elles n’ont d’autres lois qu’elles-mêmes. Avant de parler, têtu et obstiné, Œdipe affirme : je ne bougerai pas. Puis il rassure les filles qu’on flatte en les disant bienveillantes : c’est vous qui m’avez mené ici, c’était donc ici que j’étais attendu, je suis venu ici pour mourir. Ne vous en faites pas : mon séjour va devenir une bénédiction pour cette terre et pour mes hôtes. Œdipe - le bienfait.
Nathalie me dit : partir, brûler, c’est sans but, c’est sans espoir concret d’Europe, c’est plus fort que tout. C’est un mot de passe, c’est un désir en soi. « C'est facile de dire que nous aurions dû attendre de récolter les fruits de la révolution. Bien sûr, je ne souffrais pas de la faim ni de la soif. J'avais un toit aussi. Mais j'étais rongé de l'intérieur, je devais faire quelque chose. Et l'exil, c'est une manière de tout recommencer, de se dire qu'il y a encore une chance de pouvoir vivre sa vie, comme un homme. »Au camp des Indignés, à Bayonne, de nombreux SDF ont rejoint les jeunes qui rêvent une société décroissante et juste. Des punks, accompagnés de chiens, se sont arrêtés. On construit des toilettes sèches, organise des réunions, prend des décisions ; la parole, en assemblée générale, circule, rarement violente, souvent avisée.
Pendant qu’Ismène s’occupe des libations (trois libations par vase qu’on épanche debout et face au vent), Œdipe attend auprès d’Antigone. Le chœur l’entoure. C’est peut-être cruel de réveiller les maux par la parole mais le chœur voudrait entendre le détail des souffrances, le chœur brûle de savoir ce dont le bruit a couru, le récit vrai. Il brûle de l’entendre de la bouche même d’Œdipe. Celui-ci hésite. Puis : mes crimes ne doivent rien à ma volonté. Et il pousse des exclamations de douleur : mes enfants sont sortis du ventre de ma mère / ces filles filles et sœurs de leur père / interrogations, suspensions, eh, ah, oh / Infortuné, le meurtre, malheurs, nos maux, j’ignorais tout, pur devant la loi. Comment être meurtrier et pur devant la loi ? Que sait-on d’Œdipe enfant, jeune homme, devant la Sphinge ?
Comment mener l’enquête, après que lui, Œdipe, a mené la sienne ? J’ai griffonné des notes désordonnées. J’ai devant moi, assis sur un rocher, ou le dossier d’un rocher contre son dos, un vieillard. On dirait un de ceux qui font la route dans des camions tatoués comme eux. Ils portent des boucles d’oreille qui écartent les lobes et n’ont plus beaucoup de dents. La peau est brune, marqué de cicatrices, j’ai lu quelque part, chez Juan Benet, deux histoires d’horribles cicatrices, l’une d’entre elles m’a marquée, la peau du front retombait sur les yeux, en visière de casquette, dedans on voyait les muscles du front, je ne sais pas d’ailleurs si ce sont des muscles, sous la peau du front.
Œdipe porte des cicatrices. Ses yeux furent sauvagement éteints, à l’épingle à nourrice. Il fait la route à pied, il vient de Thèbes, il est sale, il porte la voix, il engueule les passants qui lui disent : attention ici c’est interdit, le lieu est sacré, il y a les Erinyes qu’on appelle les Euménides, les bienveillantes, on ne peut pas faire n’importe quoi, lève-toi, trouve la place juste, c’est à côté, ici, non, un peu plus loin, voilà, là tu pourras supplier qui tu veux (et demander l’asile) mais avant parle, parle, dis-nous les malheurs qu’on connaît déjà, ça fait mal mais on veut entendre de toi le détail de tes souffrances sans issue. Ta mère, dit le Coryphée, t’a fait une place auprès d’elle et c’est la mort d’entendre ça. Le récit d’Œdipe, le monde clos, clôturé, autosuffisant, rétréci, le monde annulé, le lit de la mère, le parricide, le meurtre des fils par imprécation, c’est la mort. L’histoire empêchée, le temps rétréci, la durée et les passages bloqués : on dirait qu’Œdipe a tout avalé, l’avant et l’après : c’est bien la mort. Et c’est la mort de l’entendre. Mais ce n’est pas la mort tout de suite : Thésée, roi d’Athènes, arrive, il interrompt l’insupportable dialogue. Il promet son assistance. Lui aussi est né en terre étrangère, lui aussi a connu l’exil d’enfance, lui aussi a eu affaire à des monstres, lui aussi est un homme. Il offre au vieil homme protection absolue et asile. Moi aussi, je suis un homme, a dit Thésée.
Je mène l’enquête sans savoir, comme Œdipe, ce que je vais trouver. L’intuition de départ était l’importance de ce lieu, celui où est possible le récit et de plus, c’est bien cruel, le récit vrai entrepris par celui-là même qui a souffert. On a cherché ce lieu en tâtonnant quand on est arrivé aux portes d’Athènes. J’ai pensé aux zones d’attente, aux récits des migrants demandant le statut de réfugié, ces récits tout faits proposés par des associations. J’ai pensé aux récits conformes aux attentes et à ceux singuliers et aberrants. Ceux où l’on devine des accrocs personnels, des chagrins d’amour et des malédictions familiales. Mais ces tunisiens, pourquoi ont-ils abandonné ainsi leur révolution de jasmin ? entend-on parmi nous. L’abîme est grand entre les réponses cohérentes, formant un tout satisfaisant pour l’esprit et ces chemins que dessinent les pas de chacun, chemins de besoins immédiats et de rêves incommensurables. Une révolution n’est pas un point figé du temps, celle dont la répression au XIXème siècle français dura une semaine occupa le temps d’une génération et demie, celle des pères et des fils qui perdirent les pères ou attendirent le temps d’une vie leur retour d’exil canaque. Et ces places qu’on n’a pas choisies, on les occupe entre drame et acceptation énergique du drame.
Parfois ça brûle à l’intérieur, il faut partir, tenter d’être un homme, désirer à tout prix avoir une vie d’homme. Œdipe n’a rien choisi, acteur de crime et pur devant la loi.Sa destinée familiale ne le concerne en rien : Oedipe est le point de jonction entre Père et Fils, entre question et résolution, il est l’assis et l’errant et de toutes façons, il est l’homme blessé. Enquêtant sur l’affaire d’Œdipe à Colonne, j’ai réuni quelques éléments à organiser, comme écrit Jean Bollack que le fait Œdipe (qui a le pouvoir quand il est jeune devant Thèbes de soumettre la vie aux règles du temps). Il s’agit des questions suivantes : être un homme, question empruntée à Thésée et résonnant avec celle que l’on posa, quand il était jeune, à Œdipe. Histoire des monstres, histoire d’exil. Et malheurs d’une cité, révolution, invasions, malheurs passés, présents et à venir. *On se souvient de la réponse que donne, aux portes de Thèbes, Oedipe à la Sphinge. Celle-ci l’interroge sur un étrange animal à quatre, deux puis trois pattes. Il s’agit de l’homme, pris dans son devenir et son vieillissement, l’homme enfant, adulte et vieillard. L’homme qui limite les aires indéterminées, compte les temps et de ce fait établit des règles. Des règles qui empêchent la durée d’être glissante et chaotique, des règles qui sont autant de frontières où se cogner afin de reprendre le fil et passer à l’étape suivante. Œdipe est l’homme qui sait dire ce que peut l’homme. Il est donc cet homme-là Si on lui pose la question, si c’est là-dessus qu’on l’interroge, c’est que la cité subit une vraie crise d’identité. Des meurtres sont commis, les femmes n’arrivent pas à accoucher ni les fleurs à fleurir. La maladie gagne. Crise des lois, crise de gouvernement, crise climatique, cosmique.
Une cité connaît une crise terrible. Economique, politique, écologique. Pendant ce temps, un jeune homme, au hasard des routes, cherche à savoir qui il est. Il a quelques doutes sur son identité, sur celle de son père, de sa mère. Ce n’est pas le problème le plus grave. Il a une peur qu’il résume en disant qu’il tuera son père et couchera avec sa mère : il craint d’être seul, isolé, au milieu de tous les tracas, de tous les mouvements, d’être le point-Œdipe en qui tout se subsume, l’avant (le père) et l’après (les enfants qui parce qu’ils naissent de l’avant -sa mère- ne représentent aucun futur). La ville en crise et le garçon en crise se rencontrent. Tout s’étrangle en Œdipe. Le roi son.père, il le tue et le devient. Ses enfants, ils seront ses frères, c’est à dire des pareils. C’est la peur d’Œdipe, c’est ce qu’il accomplira en craignant de l’accomplir, c’est ce qu’il ne verra pas venir dans sa vie et quand il ouvrira les yeux après enquête, il devra les fermer pour toujours. Nous on sait, pas lui, qu’Œdipe a été, nourrisson, exilé de la cité devant laquelle il se tient à présent. Le jeune errant coléreux rencontre au seuil de la ville malade un monstre inconnu, mélangé, mixte, informe. Le monstre pose une question essentielle. Le jeune homme mourra s’il ne peut y répondre. Il le peut. Il est le seul à le pouvoir. S’il a la réponse, s’il est le seul à pouvoir offrir au monstre la définition de l’homme comme devenir, peut-être qu’il y a des raisons. La ville crève d’elle-même et d’un trop d’elle-même. Laïos le père ne devait pas faire d’enfant et il en a fait un. Il devait le tuer et il ne l’a pas tué, l’a exilé.
C’était le premier exil d’Œdipe. Une bonne quinzaine d’années plus tard, Œdipe se retrouve ici, devant son destin, et il est angoissé comme on a dit : s’il était le seul, au milieu de tout et de tous, celui en qui passé et avenir se résument, en qui les espaces d’avant et ceux d’après, les lignes souples, forment un petit noyau dur et serré, la chose dure et ponctuelle qu’est un homme – et devant lui sont des remparts protégés par la femme chanteuse et ailée, de l’autre côté sont couchées les vallées entre les collines ocres. C’est justement parce que l’écrasement est possible, justement parce qu’Œdipe vient de l’écrasement ou qu’il le redoute qu’il peut répondre, sûr de lui, que l’homme doit ranger les temps et les franchir, fabriquer des frontières et les dépasser. Et qu’entre la naissance et la mort l’homme rampe, marche et boite. Œdipe dépasse son angoisse, il devient cet homme qu’il n’est pas sûr d’être, puis un roi. Si la ville va mal, les dramaturges anciens ne disent pas pour quelle raison politique. Mais ce qu’on a appris de Sophocle dans le premier épisode, c’est que la naissance de l’enfant thébain était la naissance de trop. Quand Œdipe sera dans la ville après l’avoir, du haut de son savoir, soignée, quand il y régnera, une nouvelle crise éclatera, laquelle il faudra soigner de nouveau par la connaissance. On recommencera : qui est l’homme, qui est-il, cet Œdipe, l’homme enfin qui a donné des cadres et des institutions ? L’angoisse d’Œdipe, ou sa peur secrète, oubliée aujourd’hui, le rattrapera, justement peut-être parce qu’il l’a oubliée. En tout cas, la réponse d’Œdipe est dans ce deuxième temps beaucoup moins riche de promesses : l’homme est celui en qui, tout, en effet, a été réduit, réduit à soi, plus de déplacements, plus de fuites, plus d’inventions et plus de passages.
A chaque nouvelle crise, un nouvel exil. Œdipe prendra la route (tatoué, plein de cicatrices, les yeux arrachés, entre avec son bâton de vieillesse et sa fille, et c’est presque une autre histoire). C’est presque une autre histoire et on est parti de celle-là ; je vois le vieil Œdipe de Colonne, je le vois tenu à sa fille, je le vois lui qui autrefois inscrivait l’homme dans son rôle politique de maître des temps et des lois, je le vois prendre au mot la réponse que jeune homme et sur deux pattes il donnait à la Sphinge. L’homme, certes, est celui qui échappant à l’écrasement des générations, à l’écrasement tout court, s’inscrit dans le temps et y laisse son empreinte. C’est celui qui fabrique la cité. Mais l’homme, c’est aussi ce parcours individuel, singulièrement misérable - enfant au pied abîmé sur le mont Cithéron, qui n’a que faire des cités, qui a fréquenté les loups et les ours et se retrouve un jour, vieux, tatoué, sur trois pattes, suppliant aux abords d’une ville, Athènes, ville dont le roi, Thésée, aux capacités d’ordre a ajouté celles de l’accueil et de l’asile sans réserve. D’accord, il y a l’angoisse, qui permet à Œdipe d’être vigilant, de deviner les besoins de Thèbes. Mais quoi encore ? Pourquoi, Œdipe, gamin qui arrive à Thèbes avec toute sa colère, sait-il instinctivement ce qu’il faut à la cité ? Pourquoi lui ? On l’a dit, Œdipe vient de l’excès, du trop. C’est paradoxal, autant il devait disparaître, autant on a besoin de lui. Il est l’excès et le manque. C’est peu dire que son identité est flottante. Il est sur tous les plans le garçon du milieu, le garçon « entre ». Celui qui erre entre une ville et une autre. Celui, on le sait mais lui pas encore, qui se tient entre un exil et un autre. Et l’immigré et l’indigène. Une chose et son contraire. Celui qui a douté, a pris la route, a affirmé l’homme et hélas oublie, roi devenu, de douter. Finit par résoudre les autres, père, mère et enfants, en lui-même. Celui qui se tient debout devant la Sphinge et s’assiéra sur le sol des Euménides. Celui de la sagesse (l’homme et son devenir, le soin porté à la ville) et de la colère. Celui qui occupe une place impossible, étranger pour les autochtones et le plus légitime d’entre les autochtones pour les dieux qui savent. C’est au nom de ses capacités de déplacements, venus ou à venir, qu’Œdipe sait ce qui est bon pour la ville. La ville est fermée sur elle et sur sa crise. Œdipe est capable de fabriquer des passages, de donner un futur à ce qui gît et végète dans la cité - les enfants dans le sein des femmes, les fleurs dans le ventre de la terre. Œdipe sans lieu ou sorti du lieu, chassé, revenu incognito, invente, mais ça ne dure pas, un lieu. Et puis il dégringolera, tout dégringolera en lui, il deviendra cette chose fripée et sanglante accroché au bras de sa fille Antigone, elle-même sans génération, sans suite ni poursuite. Dans l’histoire d’Œdipe, il y a les monstres. Ils sont placés aux abords des cités. Il y a la chanteuse, la Sphinge, dont on ne sait d’où elle vient, d’Orient peut-être ; dans Œdipe-roi Sophocle l’appelle la vierge à la griffe crochue et au chant prophétique. Les deux épithètes disent la mixité, la bigarrure. Griffe et chant n’ont pas coutume d’être réunis. Parfois elle est dite chienne, d’autres fois ailée, et toujours elle chante. Le chant se module, échappe et reste, comme la bête, insaisissable. La vierge griffue chante l’énigme. L’énigme, on croit la connaître. Le contenu n’en est pourtant pas précisé dans le drame écrit par Sophocle. Les gloses en font une question qui situe, comme on l’a vu, l’objet de la quête dans le temps et maîtrisant les temps. C’est un historien du IVème siècle avant J.C qui propose le texte reconstitué de l’énigme, en hexamètres. Il insiste ici sur l’identité changeante, déplacée et protéiforme de celui que l’énigme définit : « Il y a un deux pieds sur la terre qui est un quatre pieds et un trois pieds. Avec une seule voix il est seul à changer de nature, parmi tous les vivants qui se meuvent. Allant sur la terre, dans les airs et sur la mer »L’homme est le seul être vivant à changer de nature. L’homme est d’ailleurs défini par cette capacité de changement, de métamorphose. De plus, il va sur terre, dans les airs et sur la mer : partout, et rien ne l’arrête. Si ce n’est que parfois, au seuil des cités, la mixité elle-même, personnifiée et savante (elle sait les énigmes), le fait attendre. A cette mixité vierge, griffue, ailée et d’où le chant s’élève, l’homme doit répondre. Il doit dire qui il est. Que les ignorants s’abstiennent. Que ceux qui n’imaginent pas que l’homme, c’est dans le temps et dans des espaces variés, que ça circule, que c’est de double ou de triple de nature, s’abstiennent. Devant Athènes, beaucoup plus tard, après l’échec et le dernier exil d’Œdipe, ce sont les Erynies-Euménides, les furies-bienveillantes, les enfants de la terre et du ciel, double nature elles aussi, qui vont arrêter le vieillard. Avant de pouvoir parler ici, d’y produire un récit vrai, il faut tâtonner, chercher le lieu adéquat, respecter de nombreux rites. C’est une autre forme de connaissance. Les cités sont instituées. La nature complexe et variable de l’homme, on la connaît. Les sœurs furieuses, changées en Euménides, veillent pour qu’on n’oublie pas ce savoir. Et Thésée, le roi de la terre qu’elles protègent, offre asile sans condition au vieillard qui a connu le désastre et fait horreur à tous.
Plus tard Thèbes voudra garantir sa cité en installant à ses portes, à l’extérieur, le corps d’Œdipe. Corps de monstre, subtile et bipolaire nature, paradoxe personnifié qui protège la cité. Œdipe savant sauva la ville ; Œdipe la détruisit du même geste. C’est à Athènes qu’Œdipe choisira de faire cadeau de son corps protecteur, corps-avertissement, qui a vu puis n’a plus rien vu, qui a gagné puis a tout perdu, qui porte en lui le savoir et l’échec. Qui est l’homme ? Quel est l’homme ? Comment s’installe-t-il dans la ville ? Que fait-il aux frontières ? Comment gouverne-t-il ? Que se passe-t-il s’il oublie à quel point il y va de sa nature d’être multiple et de franchir les temps et les espaces ? Quand est-il excès, tout excès ? Pourquoi oublie-t-il de douter de son identité ? N’est-ce pas le même, celui qui errant dépasse les frontières et celui qui bâtit les cités ? Une fois qu’il a régi les temps et les cités, pourquoi ne continue-t-il pas à lancer son chant modulé, mobile et interrogateur ? Comment lui rappeler qu’il doit encore, sous peine d’écrasement, d’échec total, d’autodestruction (tel Œdipe dans son épisode deux, l’avaleur des temps et des générations), se poser la question : qu’est-ce qu’un homme ?
Le 9 juin le Gisti annonce par communiqué porter plainte contre l’OTAN, l’union européenne et les pays de la coalition en opération en Libye. 17317 décès en méditerranée sont certifiés depuis 1988. Le nombre réel des victimes de la politique européenne d’immigration reste inconnu. L’homme emprunte toutes les voies possibles de circulation, l’homme en grande fragilité prétend au ciel, aux mers, aux routes, en même temps il installe devant les villes de quoi se rappeler qui il est, de quel savoir de lui-même tout dépend, sa santé et celle des villes. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que les mers, faute de passages navigables, se transforment en cercueils. Il n’est pas loin le temps où les enfants poussent à l’envers dans le sein des femmes et les fleurs à l’intérieur du ventre de la terre. Les awacs, drones, avions, hélicoptères, radars et bâtiments de guerre de la coalition internationale intervenant en Libye surveillent tout ce qui bouge en Méditerranée. Ils voient les bateaux des exilés originaires d’Afrique subsaharienne cherchant à fuir la Libye. Ils voient que de Tunisie, du Maroc ou d’Algérie des jeunes s’entassent dans des embarcations fragiles pour gagner l’Italie ou l’Espagne. Ils voient ces épaves flottantes de corps d’hommes, de femmes et d’enfants morts d’épuisement, de faim, de soif. Ils n’interviennent pas.
Je lis ce que dit Thésée au vieillard en fin de course qui se présente devant Athènes et qui craint d’en être expulsé : « je sais que personne ne t’enlèvera d’ici contre ma volonté. Quand la raison reprend ses droits, il n’y a plus de menace qui tienne. Je t’adjure d’avoir bon espoir, je suis sûr que même en mon absence tu n’as rien à craindre : mon nom sera ta sauvegarde ». La raison, dit Thésée, un jour, après la colère, reprend ses droits. Voilà ce qui manquait peut-être à la définition de l’homme selon Thèbes, la sphinge et Œdipe. Que l’Otan, l’Europe, la coalition opérant en Libye retrouvent, avec la connaissance d’eux-mêmes, la raison. * A la fin d’Œdipe à Colonne, Œdipe offre son corps à Thésée. Il dit : « je viens te remettre mon misérable corps, présent chétif en apparence, mais qui vaudra plus de bienfaits qu’il n’est beau. » Si le corps misérable (ou monstrueux) d’Œdipe vaut bienfait, c’est parce qu’il avertit, au seuil de la ville, qu’il est un seuil lui- même, la figure du seuil, du passage, de la puissance fragile, de l’institution et de la destruction à la fois. C’est aussi parce qu’il récompensera Thésée de l’accueil qu’il lui fait. C’est autre chose encore : l’accomplissement total de la destruction de la ville, Thèbes, qui, par excès d’elle-même, par excroissance d’elle-même, a failli. Le corps misérable d’Œdipe servira à protéger Athènes contre une guerre thébaine. En cas d’attaque, mon corps glacé dans la nuit de la tombe boira tout chaud le sang thébain. Mort, Œdipe participera à la destruction définitive de la ville où malgré lui il réduisit l’homme à cette chose menue et ignorante, détruite, point et non passage, résumé de générations annulées. Œdipe en mourant défait de son corps misérable les cités qui ont perdu la mémoire du passé et empêchent l’avenir. Etre un homme, faire une ville en bonne santé, la sauvegarder : voici les questions. Peut-être que la générosité de Thésée et son recours à la raison ne suffisent pas à se tenir entre ces pôles : toute-puissance et immensité, fragilité et réduction à la petite chose qui nie le temps et l’espace. A la fin du dernier épisode d’Œdipe, une nouvelle énigme est proposée. Cette fois c’est par Œdipe lui-même, ce qui est cohérent si on pense qu’il a remplacé, en quelque sorte, la chanteuse orientale, la chienne ailée griffue. La mort s’approche, dit Œdipe à Thésée. Des grondements de tonnerre l’annoncent et les flèches de feu qui zèbrent les airs ne laissent aucun doute. J’imagine un superbe incendie, des flammes bleues, en toile de fond de la marche vers la mort. Le vieillard boite et parle encore. C’était bien ici, dans les parages, le lieu du récit vrai. Eh bien c’est simple, dit Œdipe à Thésée, je vais découvrir pour ce pays un trésor inépuisable. L’endroit où je vais mourir te protègera de tes ennemis mieux qu’une forêt de piques et de boucliers. Un instant. Le trésor inépuisable, est-ce bien le corps protecteur que déjà Œdipe a promis ? Peut-être. A moins que le trésor ne réside dans les paroles qu’Œdipe promet de prononcer devant Thésée lorsqu’il sera sur le lieu de sa mort. Encore une histoire de lieu. Le lieu exact, celui où les décrets interdits aux lèvres humaines pourront être prononcés. Il ne s’agit plus de récit passé, vrai et cruel. Mais de ce qui est éternellement à venir et à recommencer : des décrets donnant le secret d’une cité connaissant la paix, obéissant à la justice et cherchant à savoir ce que c’est qu’un homme. Ces décrets secrets, il ne faut les confier à personne d’autre qu’à Thésée. Thésée lui-même les confiera à son successeur. Ainsi de suite. Œdipe disparaît sur le chemin, il s’écarte, encore errant, encore, par ici, oui, prenez par ici. Thésée demeure auprès de lui et apprend le secret. Œdipe est mort, l’énigme est vivante, Thésée et les siens en savent quelque chose. On se doutait bien que tricoter ensemble les deux questions, être un homme et faire une ville, c’était une chose difficile. Rien de moins qu’un secret pour le tenter ….
A Bayonne, entre le mail Chao-Pelletier et le conseil général, au campement des indignés, le vent feuillette les branches des lagerstroemia, les discours se croisent, on se donne un coup de main, on répare des vélos, on propose un dimanche de luttes convergentes, une dame dont la vieillesse est blessée comme celle d’Œdipe demande à quelle heure est l’AG puis qui sommes-nous puis nous trouvons-nous bien là où nous nous trouvons. Attention, peut-être a-t-elle entendu parler d’un secret ? Il fut un temps où on se le transmettait en chuchotant, quand on était bien vieux, en un lieu choisi et bien sacré, c’était au temps de la démocratie. C’était bien plus beau, bien plus ténu aussi, qu’un récit vrai…
[1] Exemple de la directive retour, non traduite jusqu’au mois de juin 1, en droit français.