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Billet de blog 10 août 2014

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vous n'avez pas visité Mikonos ? (14)

retour au camp de rétention de Corinthe, la chaleur, toujours la même, la première personne qu’on rencontre, alors qu’on avance, après la gare, dépassant le carrefour market et le Lidl, vers ce qui nous semble être un camp, le camp, le mur d’un camp en tout cas, marqué de l’interdiction de photographier, la première personne qu’on rencontre est un homme pressé, sac à dos sur une épaule et sac plastique bleu au bout du brason pense qu’il va au camp de Corinthe, lui aussi. On a fait des erreurs d’interprétation ces derniers jours alors on est circonspect, on avance, accablé par la chaleur, silencieux

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retour au camp de rétention de Corinthe, la chaleur, toujours la même, la première personne qu’on rencontre, alors qu’on avance, après la gare, dépassant le carrefour market et le Lidl, vers ce qui nous semble être un camp, le camp, le mur d’un camp en tout cas, marqué de l’interdiction de photographier, la première personne qu’on rencontre est un homme pressé, sac à dos sur une épaule et sac plastique bleu au bout du bras
on pense qu’il va au camp de Corinthe, lui aussi. On a fait des erreurs d’interprétation ces derniers jours alors on est circonspect, on avance, accablé par la chaleur, silencieux


la deuxième personne qu’on rencontre est une maman, l’enfant dans la poussette, elle ne comprend pas ce qu’on lui demande, kentron kratesis, jail, ni grec ni anglais ou peut-être : cet endroit où sont les migrants, enfermés, elle ignore de quoi même il est question
alors, la boulangère
la boulangère ne comprend pas non plus et on pense à ce que disaient Vaggelis et Maria : à Corinthe tout le monde sait, si les gens ne comprennent pas c’est qu’ils sont gênés, finalement kentron kratesis déclenche quelque chose, centre de rétention, l’appellation administrative, récente, la boulangère la comprend : en effet, on y est, on approche, il faut longer le mur et là, bientôt, juste en face de ce petit café ombragé, où mangent les caissières de Lidl et où les policiers viennent chercher les cafés frappés…
le monsieur chargé de sacs bleus arrive après nous
un autre monsieur range son vélo devant l’entrée du camp, mais ça c’est après, quand on est sorti et que comme les policiers et les caissières du Lidl nous buvons une bière dans le café face au camp, accablés par la chaleur et le reste, nerveux d’avoir constaté l’insupportable et de l’avoir supporté pourtant
le premier monsieur, on l’apprendra plus tard, dans le train retour, a fait 20 mois de camp, il est revenu sur le lieu d’enfermement porter du shampoing, de l’huile, des jus de fruits à ses compatriotes
les policiers sont toujours aussi jeunes, on hésite s’ils sont compréhensifs ou incapables de juger ce qu’ils font là, ce qu’y font les autres, en face, de l’autre côté des grillages, les rôles on les dirait distribués au hasard - et ce qu’on fait là, nous, doit être assez indéchiffrable, on ne reçoit aucune hostilité de la part des policiers, on négocie tranquillement, on  porte des livres, une liseuse kobo à propos de laquelle il faut expliquer qu’elle ne reçoit que des livres (ce qui est vrai), qu’il n’y a pas de connexion internet (ce qui est un peu faux), que ce n’est pas un ipad (ce qui est vrai), qu’elle n’est destinée qu’à lire des livres (ce qui provoque la perplexité, l’hésitation), les jeunes policiers se concertent, books, only books, biblia, l’un d’entre eux prend une décision, il explique que ce serait possible de la donner à T si elle était neuve et encore dans son emballage afin que l’on puisse juger de ce qu’elle fait et ne fait pas, Vincent répond qu’à cela ne tienne, on va leur montrer les livres qui sont là-dedans - les Mémoires du cardinal de Retz, du Dickens, des polars, le dernier César Aira, une sacrée collection publie.net, non ils ne veulent pas voir, ils nous croient et la liseuse passe
penser qu’avec le fil d’alimentation on peut bien sûr tenter le suicide
penser aussi à l’incohérence de tout cela : la plupart des retenus ont accès à Internet par leur iphone et encore, là, rester circonspect : incompétence ? Bien obligés de céder, les jeunes flics, pour supporter, pour que ça fonctionne, pour que ce soit vivable à peu près, parce qu’il faut bien céder sur quelque chose ? Cependant se souvenir de ce qu’a dit V : tout se marchande, se négocie, que doit le retenu en échange d’internet, comment est-il contrôlé - on ne sait pas répondre
le camp, le bloc delta, où on va en voiture, le silence des retenus qui nous saluent de la main, l’effroyable chaleur, les hommes sous le soleil parce qu’il n’y a pas d’ombre, l’amitié de T, qui signera la lettre destinée aux députés européens dit-il, notre prudence à cet égard, que cela ne lui fasse rien risquer, sa prudence à lui, qui nous dit que ce policier-là, celui qui nous surveille de loin, est sympa avec lui, en effet il nous laisse parler plus longtemps que les quelques minutes habituelles, on se surprend tous, T et nous, à ne pas vouloir abuser, à nous censurer. Les hommes sont au grillage, jeunes, désoeuvrés, plus loin d’autres jouent au ballon sous le soleil
plus tard, en France, dit-on
le flic salue amicalement, on dirait, les retenus à travers le grillage, quand on s’en va
T montre celui-ci, on voit à peine parce qu’on cligne des yeux (le soleil) et parce qu’on ne veut pas trop regarder, on regarde pourtant, celui-ci a les cheveux longs, celui-là est un gamin, cet autre est plus âgé, il est seul derrière le bâtiment, T montre celui-ci : il en est à 21 mois


plus tard le café, les photos des murs qui pourraient être n’importe quels murs mais qui n’en sont pas, la bière Mythos ou Fix, lutter un peu, ne pas réaliser


à Gaza en même temps, la barbarie au nom d’une idée amenuisée, vidée, inversée et refuser, au nom de l’idée qui était autrefois intelligence (création d’une nation pour les sans nations), refuser de voir le réel, tomber dans l’idée amenuisée et revendiquer, au nom de l’ancienne intelligence, la barbarie
voir les enfants tomber, les hommes et les femmes, savoir que c’est inhumain et contre-productif et par une sorte de haine de soi et de tous, poursuivre (sens et sentiments, comme les idées, amenuisés, vidés, inversés), la barbarie


et toi, Europe ? 


à la gare nous avons raté le train de retour, il nous faut attendre une heure, un monsieur nous sourit, entre le grec, quelques mots, l’anglais, quelques mots, les gestes, nous parlerons l’heure entière et l’heure encore du retour. Dans le train : accompagnement bangladais et pakistanais ainsi qu’accompagnement grec. Quatre hommes prendront soin de nous, nous préviendront qu’il nous faut changer de train pour aller à Stathmos Larissis, à Athènes, sans nous tromper
cette phrase du monsieur pakistanais dans le train retour : comment, vous n’avez pas vu Mikonos ? Alors on a débrouillé pas mal de choses déjà, et ils savent, tous, là, ils l’ont compris, d’où on revient, à Corinthe
pas vu Mikonos ?
dans la salle d’attente, à Corinthe, le monsieur bangladais nous demandait d’où on venait. On s’approche. La France, un bon pays, a-t-il dit. C’est très doucement qu’on y arrivera, très lentement. Au début, le camp de Corinthe semble indéchiffrable ici aussi. Kentron, jail, illégal immigrants. Après on comprend que le monsieur est sans papier et qu’il y a passé du temps, au camp, comme on comprend qu’il connaît celui, bangladais comme lui, qui portait tout à l’heure les sacs bleus de courses, et qu’on va retrouver dans le même train, le même compartiment, il y a passé du temps, lui aussi, en camp, 20 mois et il y revient pour les courses à porter aux amis
il y a cette pudeur, ou difficulté, à comprendre ce qu’on n’est pas du tout prêts à comprendre, nous c’est plutôt à Mikonos qu’on nous envisage et ce qui concerne le camp est chassé de la conversation, au début, parce que hors champ de notre expérience, hors compréhension commune, imagine-t-on et on a beau l’expliquer, les langues sont insuffisantes. On ne comprend pas. On ne peut pas imaginer. Du moins au début.  Bientôt ça change. Bientôt on raconte, comme on peut, on se raconte, le monsieur bengladais, les yeux tristes et le sourire radieux a 5 enfants, le plus grand a 20 ans, ça fait six ans qu’il est coincé ici, Paris en vue, via l’Italie, l’Espagne aussi un bon pays, où il y a du travail, mais la Grèce non, pas de travail en Grèce, pas de business, mais Paris, oui, et à Paris on peut pratiquer l’Islam, il y a la mosquée, les mosquées. On n’ose pas, manquent les mots exacts, contredire, on ne veut pas avoir l’air de refuser, et on voudrait bien que ce soit comme il dit, l’islam, et le boulot, et le bon pays qu’il dit
quand K disait aussi, la France, le pays des lumières, quand M levait les yeux au ciel, 45 jours de rétention, quand ce même jour de Corinthe on apprend qu’au centre de rétention d’Hendaye trois gardiens ont été suspendus pour avoir insulté des retenus qui ont porté plainte
et à propos des manifestations en faveur de Gaza interdites en France, entendre : si même en France…
le Bangladesh aussi est un bon pays, dit le monsieur bangladais, un pays où il y a du business, du travail, des maçonneries et des rizières, un bon pays
il y a ce temps élargi, le temps du voyage, les dix milles, comprend-on, kilomètres à pied, il y a ce temps d’après le voyage à pied qui est le voyage encore, qui n’en finit pas, un présent gros qui dessine par opposition ou par souci de fond un futur et des lieux toujours plus radieux (la France, la Suède, l’Allemagne) et un passé en beauté - le Bangladesh, le très bon pays, où même si on le voulait on ne pourrait pas retourner - sur cette question du retour, nous restons bien silencieux, tous
pas possible, pas de visa, pas de passeport, dit le monsieur, pas de passeport, mais un jour, une maison à Paris et du business et faire venir les enfants, qui font de bonnes études, là-bas
il y a ce présent qui ne cesse pas de l’être, qui n’est pas un temps, qui est tout sauf du temps, de la durée, qui nie la durée puisque rien n’y passe, rien ne succède à rien, c’est un heurt, un fossé gonflé arbitrairement, alors on l’augmente sur les bords, on grandit l’avant et l’après, on fait du coup grossir l’avant et l’après, on les fait rayonner, l’avant et l’après, les pays d’avant et d’après explosent de joie. Ils existent. Les autres temps, celui de la mémoire et celui de l’attente, existent et ils existent en des lieux magnifiques où se mêlent les hommes, l'islam, les catholiques, les hindous, dit le monsieur
ce temps où on est, fossé, sorte de temps fossé sans chronologie, sans terme, n’existe pas. Alors pointent les cimes d’avant, d’après, les sommets qui s’arrachent, les bons pays, le business, le Bangladesh, la France
le sourire et le regard du monsieur bangladais sont en pleine contradiction, enthousiasme et tristesse, cette tension, regard et sourire, grec et anglais, quelques mots de français à répéter pour s’entraîner, l’heure de trajet en RER grec, c’est pourtant un morceau de présent. On le fait durer
vous devriez voir Mikonos, dit le deuxième monsieur, dans le proastiakos, ce pakistanais qui travaille à tailler les arbres, on ne sait pas si ce sont les oliviers qu’il nous montre, là, dehors, qui défilent, ou les arbres du bord des routes, pour 22 euros par jour
lui est en Grèce depuis 16 ans et c’est un autre regard, c’est un regard et sourire réconciliés, c’est un anglais plus aisé, le monsieur sort son passeport et nous montre qu’il a fait un voyage retour au Pakistan, il a revu la famille, très bon moment, et s’il est allé à Paris, Aulnay sous bois, il va bientôt y retourner, dès qu’il aura son visa Schengen, qu’il attend
Mais Mikonos, vous n'avez pas visité Mikonos ?

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