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Billet de blog 12 juillet 2014

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anima motrix

Dans leur papier paru dans l'Humanité, écrit en réaction aux 5% de réduction du budget de la Maison des écrivains et de la littérature, Michel Deguy et Pierre Michon posent d'abord que le mot culture est multivoque, omnivore et confus : en effet, expliquent-ils, la rubrique culture des journaux s'intéresse aux films, aux musiques des jeunes, au sport.

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Dans leur papier paru dans l'Humanité, écrit en réaction aux 5% de réduction du budget de la Maison des écrivains et de la littérature, Michel Deguy et Pierre Michon posent d'abord que le mot culture est multivoque, omnivore et confus : en effet, expliquent-ils, la rubrique culture des journaux s'intéresse aux films, aux musiques des jeunes, au sport.

Que la triste réduction du budget de la Maison des écrivains et de la littérature nous permette au moins de poser quelques questions - à propos de la culture, à propos de ce que font ou ne font pas les auteurs de littérature, de comment ils le font ou ne le font pas, des enjeux de leur pratique, de leurs expériences, du champ social dans lequel ils s'inscrivent, du partage du monde ou des mondes qu'ils fabriquent, de leur statut.

Ce sera ici désordonné, incomplet et insuffisant mais rien n'empêche de prolonger, d'approfondir, de contredire. Ce sera personnel, lié à la petite expérience que j'ai d'écrire et d'enseigner.

Je suis très touchée par ce qu'écrivait Elio Vittorini à son ami Moravia : lorsque la guerre civile éclate en Espagne, il ne peut plus s'intéresser au livre de fiction qu'il écrivait jusqu'alors, Erica et ses frères. Ce n'est pas un point de vue moral, Vittorini ne dit pas que le roman est indécent en périodes troublées, il dit subir avec tristesse cette perte d'intérêt ; son propre livre lui tombe des mains. De cette difficulté, racontée par Vittorini, on retient, outre bien sûr que l'urgence du réel et de l'Histoire nous rattrape, qu'il n'y a pas de forme pour lui, de mise en forme, pas de récits ou de poésie sans un certain rapport au collectif. Ce qui tient l'auteur à sa table de travail quand il écrit Erica ne l'y tient plus, soudain. Sa singularité d'auteur d'Erica existait dans un certain horizon et soudain l'horizon se déchire. La guerre civile, les attaques franquistes, ce que vivent les peuples déplacent le geste de l'auteur et son objet d'étude, ou de passion.

Parfois, se demander si les positions les plus lointaines, d'un côté une certaine politique culturelle qui veut répondre à une demande fabriquée de toute pièce et qui propage ce qui paraît le plus facile, de l'autre celle de créateurs enfermés dans une singularité désirante, je cite Michel Deguy et Pierre Michon, ne finissent par être toutes les deux privées du sens du collectif. Peut-être pas privées du sens du collectif - mais installées dans un collectif dont le sens a dévié.

Dans le cas de la création littéraire, dont on aime à dire qu'elle est exigeante, qu'elle invente des formes, qu'elle résiste, par son magnifique entêtement, au marché, on se sent attaqué. On l'est. A preuve, les réductions de budget. On est attaqué aussi, même si on ne le dit pas comme ça, par le peu de lecteurs, par le peu de rémunération et de reconnaissance symbolique. Par la fragilité de nos éditeurs, ceux qui risquent le plus. On se dit alors de plus en plus fier de sa singularité libre de désirer, jamais pliée au marché et aux formes dominantes. On est prêt à abandonner nos droits d'auteur : on y a tout intérêt et on ne peut pas faire autrement. On n'est pas seul : on se connaît les uns les autres, on s'achète et se lit (ou pas), on est en réalité une sorte de petit collectif, on est rassurant, on parle le même langage et on a les mêmes références - on s'aime bien.

Dans les librairies, une vingtaine de personnes se réunissent lors d'une lecture réussie et bien sûr ce n'est pas un problème, ce n'est pas une question de nombre, ajoutons qu'il n'est pas rare que les vingt personnes présentes se connaissent et si c'est très agréable, c'est quand même un signe, un signal. Oui, il y a un collectif. Lequel ? Est-ce qu'on peut se risquer à le définir ?

C'est la meilleure des choses, on est entre-nous, on y est bien, c'est aussi peut-être la pire : cet entre-soi, qu'est ce qu'il nous permet ? Qu'est-ce qu'il nous permet de penser ? Nous rend-il possible l'accès à des façons d'être, de faire et de dire un peu différentes des nôtres ? Que nous offre-t-il de neuf ? Comment supporter l'idée qu'un certain type de littérature (celle que nous défendons avec entêtement, donc, celle dont nous attendons beaucoup) n'atteigne ou ne concerne que ceux qui sont déjà concernés ? N'est-ce pas  la négation de la pluralité dont pourrait se composer un collectif ?  La négation même de ce que nous disons littérature, elle qui porte des mondes pleins d'audaces et qui se tient loin du système de l'offre et de la demande ?

A ne pas interroger cette clôture, n'est-on pas un peu responsable de l'abîme qui se creuse entre deux types d'accès à la littérature - à la culture, si on veut ? De l'abîme qui se creuse entre classes sociales ? Ces mondes une fois clos, comment les rabibocher, non pour que tout le monde supporte le même, mais pour que chacun ait le choix d'accéder (ou pas) aux formes que moi, ou toi, tu juges les plus subtiles ?

A ne pas interroger la clôture des mondes, à ne pas chercher les moyens d'y remédier, ne risque-t-on de très prévisibles effets politiques ?

Alors ? Comment se poser la question ? Comment faire circuler, comment déplacer ? Bien sûr la question de la transmission - langage officiel selon Deguy et Michon. Ce langage officiel-là me plaît beaucoup. La transmission, on a des lieux pour cela. L'école, on y revient. Faire lire Michon à des enfants réunis en collectif (oui, oui, en classe, en groupe), c'est fait. Virgile, aussi. Arno Bertina, aussi. C'est fait et c'est passionnant. Pour les enfants, c'est sûr : la qualité des échanges, des réflexions le prouvent. Pour les transmetteurs, qu'ils soient auteurs ou lecteurs amateurs, c'est vrai aussi. C'est cela qu'on n'entend peut-être pas, dans transmission, c'est la réciprocité. Il y a à l'école un public encore un peu mélangé, pas tout à fait acquis d'avance, et qui pose des questions inattendues. Où a-t-on le même public ? Où prend-on autant de risques ?

Par ailleurs, si on pense que la publicité, les média dominants et les systèmes de diffusion mettent en avant des auteurs peu dignes de la littérature parce qu'ils ne font pas bouger la langue, si on pense que l'aujourd'hui est si terrible que ça, si mortel, comment ne pas tout mettre en route pour réjouir des publics possibles, jeunes, à qui faire découvrir les œuvres qui comptent  ? Les enjeux de la littérature contemporaine, c'est très bien au Petit Palais ; c'est très bien aussi, et très pointu, et très enrichissant, dans les classes. A 15 ans la question du récit passionne : quelle chronologie, pourquoi cette déconstruction, à quel point il faut être actif quand on lit Anima motrix dit cette adolescente - et elle explique pourquoi. Les enjeux de la littérature contemporaine, ils pourraient se discuter ailleurs encore. Lors des lectures en librairies, portes ouvertes, en médiathèque, au théâtre, ailleurs. Bien sûr c'est déjà le cas. Pas assez.

Autre chose, qui compte. Les attaques dont on a parlé, les 5% de réduction du budget de la Maison des Ecrivains et de la littérature pourraient nous pousser à interroger le statut d'auteur. Les droits d'auteurs sont ridicules et le plus souvent, il faut le dire non pour s'en plaindre mais pour donner une image honnête de ce qui est un métier, ils ne sont pas payés. L'éditeur ni le libraire souffrent aussi.

Alors, quel public, quel partage, quels lieux, quelle gratuité, quels biens communs, quel salaire ? Quel nouveau collectif, autour de ces questions qui font débat et conflit ? 

Plutôt que de regarder dans son miroir sa belle singularité désirante ...

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