Ce matin, ils ne sont que 6 élèves de 3ème, en classe de latin. D’habitude ils sont 20. Aujourd’hui 14 latinistes, élèves aussi de la classe audio-visuelle, 14 latinistes (civilisation, grammaire, littérature, étude précise de la langue, grammaire), passent leur journée au festival de cinéma Sur les Docks.
Ce matin, en latin, avec moi nous sommes 7.
Notre mission, dit G, c’est de convaincre Th de ne pas se diriger vers le drôle de métier qu’il veut faire.
Ah ?
Oui il veut travailler à la BAC.
On se reverra, mon gars, dit E, dans notre vie adulte, on se reverra.
Rires.
Il a le temps de changer d’avis, dit G.
Madame, dit Th, vous ne savez pas dans quel lycée je peux apprendre l’arabe ? Parce que pour la BAC il faut parler l’arabe.
Un silence un peu ahuri.
Rompu par E qui a d’autres questions.
On a du mal à se mettre au travail, tous les 7. On formule que ça ne nous fait pas de mal, de discuter un peu. D’ailleurs E a des questions.
E : entre la mauvaise foi sartrienne et le sur-moi de Freud, il y a pas comme un rapport ? Je me demandais.
Un silence, encore. Autre type d’ahurissement. Suivi de discussions.
Certains : Freud c’est celui qui raconte l’histoire d’Oedipe à sa façon ?
C’est à cause de lui que tu vas chez le psy.
Rires.
E explique mauvaise foi. Entre mauvaise foi et mauvaise foi il ne faut pas confondre.
Ils ont tous hâte d’aller au lycée. Ils vont vite.
Hier E a reçu une observation parce qu’il embrassait sa copine dans la cour de récréation. Il était très en colère, et la colère, explique-t-il, a failli se manifester physiquement. Il a pris sur lui. Subir la bêtise, dit-il, y être exposé ainsi, insupportable.
Mais le stoïcisme, hein, rit G.
Qui retourne sur l’écran de son téléphone portable, derrière son cartable.
Un petit signe, il acquiesce, range, puis recommence.
Je pense que je devrais expliquer que l’espace public du collège n’est pas l’espace privé où E et sa copine peuvent s’embrasser, mais comme je ne suis pas convaincue, je laisse discours et fonction.
Les enfants s’ennuient en cours ? Oui ils s’ennuient, souvent. On s’ennuie - non sans en parler. On le fait remarquer, on le dit et le répète et on ajoute que ce n’est pas une mauvaise chose de s’ennuyer en cours. C’est à dire que alios, dans le texte de Sénèque, combien de fois faut-il répéter que c’est à l’accusatif pluriel, qu’il ne faut pas le traduire comme un sujet, qu’il faut attendre le verbe et le sujet qui arrivent, patience, patience.
C’est à dire que puisque ce n’est pas évident, nous allons réciter la deuxième déclinaison. Singulier et pluriel. On recommence. Ce n’est pas assez bien su.
Les élèves certes, cherchent à éviter. Ils insistent. Madame, une histoire, pas la grammaire ! Ils savent y faire.
En face, pourtant, on répète que c’est très formateur de peiner et s’ennuyer ainsi.
L’exemple de l’épreuve sportive (à part mes enfants et quelques autres que j’aime bien) tout le monde (que j’aime bien aussi), le comprend. Tu souffres pendant l’épreuve sportive : après tu es bien.
Courage, on y va. Et on y va. On y retourne.
Alios domestiqua seditio sumovit.
Tiens, Th, 3ème, qui désire par goût de l’aventure et besoin d’ordre, rentrer à la BAC et à qui on explique, G, E et moi, que la BAC n’est pas ce qu’il croit, je le revois au tableau l’année dernière, soulignant les verbes d’une phrase latine, séparant les propositions, la principale, les deux subordonnées, attention celle-ci est au subjonctif, tu as remarqué, au SUBJONCTIF, on est dans une relative, l’action comme possible, désirée, peut-être c’est ce que pense le narrateur, je ne sais pas, fais attention, n’oublie pas, tiens en compte - je le revois, Th, souffler, puis s’arrêter un instant, regarder la classe qu’il faut rappeler à l’ordre (ce n’est pas facile, en effet, de suivre jusque-là, de suivre jusqu’à la proposition relative au subjonctif, ce n’est pas facile de ne pas lâcher l’attention sur le chemin de la phrase), je le revois et je l’entends - et d’ailleurs je le lui rappelle parfois : mais Madame, la grammaire c’est de la philosophie, en fait. Le réel, l’irréel, tout ça avec les mots.
Les enfants s’ennuient en cours ? Oui bien sûr, et souvent on parle au-dessus d’eux, par dessus eux. Le fait est que pourtant on parle et oui bien sûr les paroles s’échappent, le fait est qu’on répète, plusieurs fois, parfois on râle parce qu’on juge qu’on a répété trop souvent, vous n’y êtes pas du tout les enfants, H en général dit alors : c’est parce qu’il est 16h, demain matin on sera mieux, ok, on répète alors, sans se fâcher, soudain les paroles touchent, atteignent, ça finit par arriver, peu importe le temps qu’il faut, à 16h il en faut plus qu’à 9h, c’est en tout cas ce qu’on se dit avec H. Les enfants s’ennuient en cours, les profs s’ennuient un peu parfois, quand ils répètent, mais ce n’est pas du tout du tout pour ça que le collège unique, ça ne marche pas.
Au contraire. On pourrait même dire que ça ne marche pas parce qu’on n’accepte pas de s’y ennuyer un peu. Entre autres choses.
C’est sûr, écouter jusqu’au bout le récit de la métamorphose d’Arachné, la façon dont Sénèque définit l’exil, la scène 2 de l’acte II dans Britannicus, Narcisse c’en est fait, Néron est amoureux, la tirade de Camille qui aime sa peur des hommes et d’elle-même plus qu’elle n’aime Perdican, c’est sûr, c’est une sorte de passivité.
Cette passivité-là, je ne l’ai pas souvent vue déplaire. C’est celle de l’écoute. Souvent celle de l’admiration. Bien sûr il y a les constructions difficiles auxquelles les enfants ne sont pas habitués. Bien sûr on écoute mieux à 10 qu’à 20, à 20 qu’à 30.
Musset ? Racine ? Mais c’est pas du français !
Alors on revient. On analyse, déconstruit, explique, répète, systématise, s’exerce, conjugue - et on s’ennuie un peu. De la grammaire.
Apprendre à prendre le temps de ne pas comprendre, puis le temps de comprendre, c’est pétri d’un peu d’ennui, peut-être.
C’est comme ça, quand tu soutiens l’exigence du subjonctif plus-que-parfait en proposition hypothétique, par exemple, et tant pis si on souffle et s’ennuie, c’est comme ça que tu permets aux gosses d’un collège rural, d’un collège ZEP, public, un de ces collèges que les enfants de ceux-là mêmes qui jugent qu’il faut tout faire pour que les gosses ne s’ennuient pas (des parcours transversaux, des jeux, des approches, des choses pratiques, de la littérature pas théorique, c’est à dire pas de littérature, c'est à dire des lettres de motivation, pour contextualiser), un de ces collèges que les enfants de ceux-là même qui jugent qu’il ne faut pas s’ennuyer ont désertés, parce que leurs enfants à eux ne s’ennuient pas, jamais, avec Racine, ou connaissent, de Racine, de l’ennui et du subjonctif, depuis toujours, la vertu, c’est comme ça, via le subjonctif et la lecture exigeante qui parfois, oui, va avec une certaine passivité, que la ministre de l’Education Nationale appelle ennui, que tu permets à tes gosses de collège rural, ZEP, public, de devenir lecteurs, acteurs, actifs, capables et enthousiastes. Peu accessibles au ressentiment.
C’est ainsi que tu partages les biens que toi, tu as reçus. C’est ainsi que tu vis dans un monde commun, ou à peu près.
Non, l’option latin n’est pas élitiste. Elle ne le sera que lorsque les déclinaisons, les conjugaisons, les gérondifs (oui oui les infinitifs se déclinent, les enfants, que de surprises) ne seront enseignés que dans les quelques collèges ou lycées, privés ou triés sur le volet, où les enfants de Najat Vallaud-Belkacem vont, où les enfants de ceux qui regrettent qu’on en soit là mais n’osent prendre un risque opposé, vont, où même les enfants de mes amis, qui défendent l'idée d'un monde commun, vont ou finiront par aller.