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Billet de blog 17 juin 2015

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suppliants

Dieux mes parents, écoutez-moi, vous qui savez parfaitement ce qui est juste :          ma jeunesse accomplie, ne lalivrez pas en dépit du partage légitime,    mais détestez pour de vrai la violence            et tenez-vous à la justice dans l’affaire de nos mariages.          Pour ceux que la guerre accable,            il existe un autel, secours à qui fuitle désastre, objet vénéré des dieux.(Eschyle, Les suppliantes, vers 79-85, traduction Myrto Gondicas)

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Dieux mes parents, écoutez-moi, vous qui savez parfaitement ce qui est juste :
          ma jeunesse accomplie, ne la
livrez pas en dépit du partage légitime,
    mais détestez pour de vrai la violence
            et tenez-vous à la justice dans l’affaire de nos mariages.
          Pour ceux que la guerre accable,
            il existe un autel, secours à qui fuit
le désastre, objet vénéré des dieux.
(Eschyle, Les suppliantes, vers 79-85, traduction Myrto Gondicas)

De mémoire : la nuit va tomber, c’est ce moment d’entre deux, le crépuscule, le petit port on l’aperçoit encore, l’image est de mauvaise qualité, on l’a agrandie, ce qui lui donne ce flou, ce grain pour de faux. Tant mieux, ça fait un brouillard qui convient. Sur les rochers qui font face au port italien, les couvertures d’argent protègent contre le froid et la mer on suppose, en avril lors des naufrages en Méditerranée les morts gisaient sur le sable dans des sacs blancs, ici les morts ne sont pas morts, ils sont assis, à genoux, supplient, attendent, enveloppés donc d’argent dans la nuit qui vient, recroquevillés. Puis ils sont évacués, dispersés. Les policiers français viennent leur faire du raffut et de l’empêchement à la frontière intérieure, comme on dit, comme on peut le faire, apparemment, lors de circonstances extraordinaires - Sarkozy en 2011 empêchait un train de circuler pour éviter que les Tunisiens qui venaient de vivre et de faire une révolution n’arrivent en France.
La fin des contrôles à l’intérieur de l’espace Schengen, c’est autour des années 80 et c’est après que des camions et leurs camionneurs avaient protesté contre les contrôles qui faisaient perdre du temps aux marchandises qu’ils camionnaient. Si on se souvient bien.
Si au moment des noyades en Méditerranée, médiatisées de telle sorte que les réactions de la communauté Schengen ont été celles qu’on sait, un Frontex durci, des bateaux de passeurs à détruire en amont, des frontières extérieures à renforcer et ça coûte beaucoup d’argent, si au moment des noyades en Méditerranée on entendait ou lisait des choses comme afflux, flux, arrivées massives ici, aujourd’hui, à Vintimille, on lit et entend des dizaines, deux cents, quelques migrants.
Migrants : le participe présent qui dit la chose en train de se faire. A force qu’on le répète, le participe présent, et à force de contrôles d’abord extérieurs puis intérieurs, les murs de flics en face des silhouettes d’argent dans le crépuscule de Vintimille, à force qu’on le répète, le mot, il perd de sa chose en train de se faire, de sa force progressive, il se rétrécit, le mot, devient tout figé, un paradoxe, c’est ce qu’on voulait peut-être, ça rassure : un corps qui dort sur une plage, une attente, un autre corps dans le sac isotherme, replié, un corps, un autre, qui prend un coup dans le ventre et il y a  bien un type qui le lui donne, un policier - en tout, combien de corps à Vintimille dont on fait incident et fermeture de frontière intérieure, ce qui a lieu quand un événement extraordinaire se profile, je ne sais pas, une révolution en Tunisie ou encore, il y a longtemps, on se souvient, 1999, le mois de mars, cent cinquante sans papiers italiens, accompagnés de leurs soutiens, s’apprêtaient à manifester à Paris, dans l’idée de rendre européen le mouvement des sans-papiers et le gouvernement de Lionel Jospin les en empêcha.
Allez, les Etats membres, contrôlez votre petite section, votre petit fragment de mur ou de terre frontière, votre ligne pointillée. Si vous ne le faites pas, on le fera nous-mêmes, voisins, déclarant crise et événement extraordinaire. On empêchera les trains de circuler. On frappera au ventre les cinquante types qui viennent droit de la guerre, de celle que nous vivons aussi ou plutôt à laquelle nous ne sommes pas si étrangers que ça mais nous c’est les yeux fermés et les corps plutôt bien protégés, pas dans les couvertures isothermes mais sous nos bons toits ; on trouvera les pragmatismes qu’il faut, les petits discours ou plutôt les phrases-réflexes, on en a des comme ça, des toutes prêtes et même déjà dites, à tire-larigot, depuis on peut pas toute la misère jusqu’à j’applique le droit la loi la circulaire l’avis le décret machin, enfin tout ça, paroles, tout ça qui nous définit un espace, une façon de concevoir un espace, tout ça qui nous fait construction européenne, qui nous définit, hélas, nous définit - et nous trahit aussi, trahit la peur qu’on a et autre chose que la peur, sans doute, l’incapacité à  penser plus loin que la petite phrase déjà dite et toute faite, trahit l’incapacité, notre incapacité, toute incapacité, merde, les Etats membres, contrôlez votre petite ligne en pointillés tout en pleurant vos anciennes capacités ou ex-définitions enthousiasmantes, sans doute en avez-vous eu, sans doute avez-vous rêvé quelque chose d’autre que : quand on peut pas on peut pas, quand une pièce fermée est fermée elle est fermée, quand on a une dette on la paie et au centuple, quand on a un corps en guerre eh bien que le corps soit en guerre, là-bas, sur le rocher, dans le centre, ou carrément on rembarque, retour en Erythrée, au Soudan, nous on s’occupe du Mali et de la Centrafrique, saviez pas ?
Allez les Etats membres d’incapacité, frappez au ventre les types et les femmes qui étaient au coeur de la guerre, guerre qui, vous le savez, vous concerne, que vous avez au coeur vous-mêmes, allez les Etats membres, frappez au ventre et c’est bien sûr, personne ne peut imaginer que vous ne le savez pas, ne le devinez pas, c’est bien sûr une façon très sûre, très certaine, de vous frapper vous-mêmes au ventre.
Des dizaines, cent cinquante, deux cents, une poignée, quelques.
Migrants, donc, au participe présent substantivé, devenu petite identité figée et posée là, sur le rocher.
Ou dans un centre.
Les filles de Danaos sont cinquante quand elles demandent l’asile en Grèce, c’est en 460 environ avant Jésus-Christ qu’Eschyle raconte, les filles ne veulent pas se marier à leurs cousins promis. Elles viennent d’Egypte et le roi qui les reçoit, méfiant d’abord, les croit, aux costumes, libyennes, il dit : vous avez un sacré culot de venir ici sans messager, sans héraut. Ce à quoi elles répondent qu’elles ont déposé sur l’autel de Zeus les rameaux de la supplication et que si le roi ne les accepte pas sur son rivage après le danger pris sur la mer, elles se pendront, hors d’espoir. Elles refusent le mariage, ce n'est pas à discuter. Elles se pendront. Le roi réfléchit, il est question de la guerre que, s’il accepte chez lui, en suppliantes sacrées, les filles en fuite de Danaos, le père des cousins refusés lui déclarera à coup sûr. Le roi demande à son peuple si on peut bien prendre ce risque de guerre mais qu’est ce que ce risque de guerre par rapport à cinquante filles qui attendent sur le rivage d’Argos et vont se pendre si on ne les accueille pas, qu’est ce que ce risque de guerre par rapport à l’idée qu’on a de soi et à la définition qu’on veut donner de soi et qu’est-ce que ce risque par rapport à ce qu’on doit à ce qu’Eschyle appelle dieux mes parents et qu’on appellera autrement, si on veut, mais on voit à peu près : ce qui me donne d’être quelqu’un devant quelqu’un, ce qui nous donne, bon sang, de nous aimer un peu nous-mêmes et ce n’est pas honteux, c’est urgent. Le peuple à qui le roi parle comme il faut répond que oui, il faut risquer la guerre pour sauver les cinquante filles du mariage refusé, et ils sont fiers de la protection accordée, peuple et roi.
L’exil est si douloureux qu’on veut se pendre mais arrive un roi, un type, quelqu’un, une oreille, il dit qu’il n’a pas peur, ou alors qu’il a peur de bien autre chose, du malheur qui sur lui après ton malheur à toi fondra sur lui si jamais il te fout des coups de pieds dans la gueule, dans le ventre, il a raison, il accueille les cinquante filles de Danaos, venues d’Egypte. Supplier est sacré, écouter le suppliant est sacré. Fugitif, épuisé par la guerre, on trouve chez Eschyle refuge près d’un autel.
Mais si tu étais, petit Etat membre, au fond de toi, terrorisé par une autre guerre ? Une que tu imagines ou ne peux pas imaginer ? Tu penses fiction le réel qui te vient, tu le sais ou le sens, tu es toi-même la fiction et tu es toi-même le corps recroquevillé sur le rocher de Vintimille, dans ton sac isotherme, tu confonds ce corps à celui que tu auras, à celui qu’auront tes enfants, tu confonds à ce que sont dans les séries que tu regardes ou dont tu entends parler les monstres marcheurs blancs, ceux qui viennent des terres du nord et tu es, oui, dépassé par les événements futurs qui sont ton presque présent, du moins le présent de tes enfants, tu es, oui, dépassé par les événements plus que par cinquante ou cent ou même deux-cents personnes à Vintimille ou rue Pujol et si tu es dépassé par la guerre au coeur de laquelle tu es toi aussi, les yeux doucement fermés, tu es dépassé de plus belle par celle que tu envisages ne voulant pas l’envisager, celle que tu confonds à la fiction : il vient ce moment où entre réfugiés de guerre, réfugiés d’économie et de climat personne ne peut plus distinguer, il vient, il vient, ce moment où toi-même, de tes terres du nord, tu vas devoir partir, puis tu vas devoir marcher, blanc de peur et de froid, puis tu vas devoir demander, affolé, sur l’autel de quelqu’un qui peut-être aura des dieux parents et une belle idée de soi, l’asile.

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