5 octobre, terrasse du petit Opportun, à Châtelet. Je suis arrivée par le RER B, de Luxembourg. Je suis en avance, je choisis une crêpe au sucre, je prends quelques notes ; je les oublierai dès que C. se mettra à parler.
On a commencé comme ça : on assiste à une tragédie impensable. Il n’y a pas une famille qui ne soit touchée par la mort tragique, sur l’eau, d’un ou de plusieurs de ses membres. Je n’ai aucun moyen de dissuader qui que ce soit, même dans ma famille, même alors que plusieurs personnes de la famille sont parties et jamais revenues.
On n’empêche jamais personne de partir. 2017, dit C., mon petit frère a disparu en Libye. Un petit frère qui n’est pas capable de s’identifier. Si quelqu’un l’a recueilli, s’il est quelque part après tout ce temps, il ne peut dire ni qui il est ni où il est.
Il y a ce poids qu’on porte, la culpabilité, comment aurait-on pu le retenir ?
Il y a l’infini de ce poids : dès que je suis joyeux, très joyeux, dès que je me laisse aller à la joie, tout de suite le poids me rattrape.
Le problème, répété : on n’a aucun moyen de convaincre, même au sein de la famille. Ma famille a perdu plusieurs membres. En 2017, il y a eu cette expédition avec six garçons de ma famille. Un seul est arrivé. Mon petit frère, comme je l’ai dit, mon frangin, celui qui me suit, n’est pas monté dans le bateau. Pourtant il a disparu. Il a disparu jusqu’à ce jour. Parti en 2017, arrivé nulle part. J’ai fait de nombreuses démarches auprès de la Croix-Rouge, programme de recherche des disparus, une dame très sympathique a essayé, longuement, de m’aider. Le dramatique, c’est ce que j’ai dit : il est incapable de s’identifier lui-même.
Dans la même expédition, il y avait le fils aîné de ma petite soeur ainsi que deux de ses amis. Ils sont tous trois montés dans le bateau. Aucune trace d’eux. Jamais. Ma petite soeur n’a pas voulu faire le deuil. Elle n’avait aucune certitude.
Pas plus tard que dimanche, j’étais avec elle en Côte d’Ivoire. Le fils lui est venu en rêve. Il est venu dire : je ne suis plus là, je suis mort. On n’avait eu aucune nouvelle jusque-là. C’est là, au moment du rêve, qu’on a compris.
Il lui a dit ça. Je ne suis pas là. Pendant cinq ans, elle l’a cherché partout. Ici, là, au Mali, elle l’a cherché, cherché, combien de francs elle a dépensé, en voyages, en charlatans, il y avait ceux qui disaient : je vois, je le vois, il est là-bas, il faut sacrifier un mouton, un boeuf. Elle a dépensé, des années et des années, elle a dépensé auprès de ces marchands d’illusion.
Personne n’est capable d’avoir une vision. Seule une maman en désespoir croit les visions.
Son fils et ses amis étaient en prison quelque part, en Libye, en Tunisie ou en Italie. Personne ne pouvait lui enlever ça de la tête. Son fils vivant s’échapperait de la prison. Nous, on connaissait son fils, à vingt-cinq ans il était très remuant, s’il était vivant, on se disait, il ferait parler de lui. Ce n’était pas possible de lui dire ça. Il fallait continuer les prières, lui donner l’espoir. Nous aussi, on était attrapés par l’espoir. Nous aussi, c’est vrai, on était attrapés par l’espoir. Silence.
(Dès que nous ne croyons plus - à la vision, à la prison -, dès que nous ne sommes plus attrapés par l’espoir, nous sommes coupables. Coupables cette fois de laisser un frère invisible se changer en mort.)
Une fois, on a eu une fausse alerte, continue C., une fausse nouvelle. Le seul de l’expédition qui a pu entrer en Europe a reçu un appel : quelqu’un avait aperçu mon neveu et ses compagnons, dans une prison ! Et ce jour, ma petite soeur, comment elle a pleuré, ce jour-là, comment elle a pleuré de joie, son fils était vivant, vivant !
Et puis d’autres nouvelles sont arrivées. Les passeurs disaient qu’aucun bateau n’était entré ce jour-là. Personne n’était entré. Il n’y avait pas un survivant. Ils avaient lancé trois bateaux ce jour-là. Et aucun n’était entré. Aucun. On ne peut pas imaginer. Silence.
Une tragédie, sous nos yeux. C’est ma famille. Nos voix se sont perdues, ici. Silence.
C’est ma famille. Je sais ce qu’elle vit. Moi aussi j’ai des enfants. Mon fils a à peu près l’âge de son fils et je me mets à la place de ma petite soeur. Après, on a attendu cinq ans, espérant son retour. Jusqu’à ce que le môme arrive, lui-même, en songe. Ce n’est plus la peine de m’attendre. Il était apaisé.
On nous a parlé de lui, de lui avant le départ. Il y a eu des témoignages de gens qui étaient avec lui en Libye mais pas de la même expédition. En Libye, c’est lui qui pensait toujours aux autres ; quand il y avait peu à manger, il partageait. Une femme a fait un témoignage qui a bouleversé tout le monde. Mon neveu avait dit : c’est donc vrai que des gens souffrent ainsi, c’est donc vrai que nous souffrons comme nous souffrons, que d’autres avant nous ont souffert, que d’autres après nous vont souffrir, et tout ça pour quoi, pour périr dans l’eau, c’est donc vrai que nous vivons et souffrons tout cela ? Il y avait beaucoup de pitié en lui pour ceux qui souffrent. Quand la fille a dit ça, tout le monde s’est effondré. Tout le monde a pleuré devant ce témoignage.
Il y a eu d’autres témoignages. Le rescapé, le seul rescapé, lui encore, a dit que mon neveu priait, qu’il était religieux. Que tout se passait comme s’il savait qu’il allait mourir. Qu’il faisait de bonnes oeuvres.
Quant à mon petit frère disparu, sur lui aussi, il y a eu des témoignages. On a raconté qu’il avait beaucoup pleuré avant de s’acheminer vers le bord de l’eau. Il avait beaucoup pleuré et ce n’était pas dans ses habitudes. Ils partaient vers le bord de l’eau et mon petit frère pleurait. Mon demi-frère a dit au coxeur que mon petit frère était un peu malade mentalement, voilà pourquoi il pleurait, même si ce n’était pas dans ses habitudes. Le coxeur l’a fait descendre de voiture. L’a confié à des gens qui retournaient en ville. L’ont-ils laissé quelque part sur la route, lui qui n’est pas capable de s’identifier ?
J’ai demandé à mon demi-frère, sur place, de ne pas quitter la Libye sans l’avoir retrouvé. Lui n’avait pas pris ce bateau que les autres, mon neveu et ses amis, avaient pris sans retour. Mon demi-frère devait retrouver mon petit frère. Pour cela, il restait chez un tuteur malien, un jeune qui travaillait là-bas, j’envoyais un peu d’argent pour les soutenir, ils cherchaient mon petit frère, le cherchaient, cherchaient. Ils ne pouvaient pas sortir seuls, c’est inimaginable en Libye de sortir seuls, quand on est noirs, par la ville, ils étaient aidés par un taximan libyen. Ils cherchaient, cherchaient. Ça a duré des mois. Ils avaient sa photo, ils demandaient, ils ne trouvaient pas, quant à moi je poursuivais les démarches auprès de la Croix-Rouge, qui me parlait d’un hôpital, non loin de l’endroit où mon petit frère avait disparu, mais pour eux aussi il était difficile d’avoir accès à l’hôpital.
Nous n’avions pas d’autres espoirs. Mon demi-frère a fini par partir en Italie. Tu ne peux pas retourner. S’il était retourné au pays, il n’aurait pas vécu. Ou il n’aurait pas vécu longtemps. Il n’avait d’autre choix que de partir en Italie. Au pays, tu peux être la risée des gens, tu reviens dans une situation tellement plus précaire que celle qui était la tienne avant de partir, puisque tu as tout vendu. Mais surtout, au pays, tu vas vivre avec ce poids-là. Surtout ça : tu vas vivre avec ce poids-là. Avec le poids des morts.
Partir, avancer, c’est t’aménager quelque chose qui te permet un peu d’oublier.
Tout ce que je raconte là n’a pas empêché mon autre frangin de partir. J’étais là ce jour-là, j’étais en Côte d’Ivoire quand il est parti. Il a pris son sac, il a dit : j’y vais. J’ai pleuré, mais la maman était consentante. La soeur était consentante.
La maman n’était pas d’accord, il ne partait pas.
C’est la maman qui pousse les enfants, quand d’autres en Europe ont une situation confortable, du moins ont l’air d’avoir une situation confortable, sont bien habillés, envoient quelques cadeaux, les mamans disent : t’as pas vu le fils de l’autre ? Espèce de feignant, tu peux pas faire comme lui, bon à rien !
Quand, après Lanzarote, où je suis allé reconnaître le corps de ma belle-soeur qui est aussi ma cousine, car chez nous on fait des mariages de famille, quand après Lanzarote, je suis venu au pays pour les funérailles de ma belle-soeur et cousine, elles étaient toutes là, les mamans qui laissent partir leurs enfants, elles étaient toutes là.
Chez les femmes, partir est devenu une mode. Même les femmes mariées partent, quittant leur mari. J’ai un ami dont la femme était partie depuis deux ans, quand ma cousine est morte à Lanzarote. Elle était encore au Maroc et j’ai voulu la dissuader de prendre le bateau. Mais elle n’a pas dit qu’elle ne partirait pas, non. Et puis elle est décédée, sur place, au Maroc, après deux ans là-bas, de la covid.
C’est du vécu, c’est du réel, tout ça, c’est pas de l’imagination, toutes les familles sont touchées.
La cousine et belle-soeur a passé neuf mois au Maroc. Sortie d’où ? Je ne sais pas. Quand ? Je ne sais pas. Un peu plus tard, nous nous souvenons tous les deux : sortis de Tan tan, arrivés à Orzola, le 18 juin, pour y faire naufrage.
La cousine - belle-soeur a passé neuf mois au Maroc. Ses petits ont sept et quatre ans, elle les a laissés à sa mère et à l’entourage. Son mari était déjà parti, elle allait le rejoindre. Ironie du sort, ou tragédie du sort, dit C. : son mari est le rescapé du bateau de 2017. Le seul rescapé.
Le jour où on lui a dit ça, que sa femme était restée dans l’eau, le rescapé est devenu fou. Il ne veut pas rester ici, il veut partir, retourner, il dit : je ne veux pas rester ici, je n’ai plus de raisons, c’est moi qu’elle venait rejoindre, je ne peux pas rester.
Et la dame qui était dans le bateau avec ma belle-soeur, celle dont le petit garçon est resté dans l’eau alors qu’elle, elle n’y est pas restée ? Qu’est ce qu’elle va avoir, comme bonheur, ici ? Qu’est-ce qui va remplacer son fils ? Qu’est-ce qui va remplacer la vie de son fils ?
(Le tombeau du petit garçon, sur la photo. Laetitia m’a raconté : la lutte pour que la maman voie le corps de son petit garçon et le refus, tout d’abord. Puis l’idée acceptée. La maman s’approche. Elle ne peut pas entrer dans la salle. Elle s’installe derrière la porte, chante une berceuse pour le corps mort de son petit garçon.)
Tu le vois, à mon niveau et dans ma famille, simplement dans une famille, le désastre, tu le vois, dit C.
Les parents de la belle-soeur, je suis allé chez eux, ils avait besoin de voir et savoir, le frère était là, la mère, les tantes étaient là, tout le monde était là, sur le lieu où elle a grandi, j’ai expliqué. Le seul fait d’expliquer, le seul fait que je me tienne là, devant eux, revenant des lieux du naufrage, était pour eux un soulagement.
Si je n’étais pas parti, le mari mourait. J’ai vu le corps. D’abord, j'ai vu photo, que la police m’a montrée.
Il y avait quatre cercueils. Ils ont filmé la prière, une prière générale, dans la salle, et j’étais seul, malheureusement. Les familles qui sont en Europe n’ont pas forcément l’argent, et puis il y a autre chose, que je comprends. Je comprends la réticence des familles de France, moi-même je l’ai sentie : on sait que des personnes du bateau sont en prison, on pense que les gens vont imaginer que de près ou de loin on savait, que peut-être on a payé, et puis la police scientifique pose beaucoup de questions, prend nos empreintes, l’ADN.
Le passeur était en contact avec le mari, et c’est terrible, il a appelé tout de suite pour dire : ça y est, elle est entrée, il faut donner le reste de l’argent. Quatre jours plus tard, il appelle de nouveau : excuse-moi, je t’ai donné une fausse information, il y en a qui sont restés dans l’eau, ta femme est parmi eux. Mon frangin est devenu complètement fou. Lui, le seul rescapé de ce jour de 2017, et maintenant, sa femme.
Voir le corps, l’identifier, est très important. Quand je suis allé de Lanzarote au pays, ils voulaient tous me toucher, moi, car me touchant, moi, ils touchaient le corps de leur fille, j’ai été accueilli comme un héros, de retour au pays.
C’était une fille tellement généreuse. Quand j’allais dans la famille, elle me sortait ses plus beaux draps. Elle m’offrait ses plus beaux couverts.
Les gens ne savent pas ce qui les attend. Ce n’est qu’au bord de l’eau qu’ils savent qu’ils ont fait une grosse bêtise. Une cousine a dit : ou tu montes sur le bateau et t’arrives en Europe, ou tu montes sur le bateau et tu restes dans l’eau ou on te tue. Il n’y a pas une quatrième option. L’option qui manque, c’est marche arrière.
(Une sirène déchirante nous interrompt. Puis cette petite scène : un monsieur se jette sur le capot d’une voiture, c’est sans danger car dans la rue passante devant laquelle nous sommes attablés, en terrasse, les voitures vont au pas. Le conducteur, s’arrête, crie, éloigne le monsieur. Qui recommence. Une fois encore. Des gens rient, le conducteur a compris que le monsieur n’a pas toute sa tête, il tente de le raisonner après que l’autre s’est encore jeté sur le capot de la voiture, violemment).
Je pense, dit C., à une jeune fille de ma famille. Une gamine de quinze ans. Elle s’est retrouvée en Libye, avec son grand et son petit frère. Le grand frère a été mis en prison, à sa sortie on l’embarque en Italie directement, il laisse les petits derrière. La fille ne savait pas comment elle s’était retrouvée ici : sa mère avait tout organisé. Quand elle est passée en Italie, à peine quinze ans, elle a accouché. Sur cette route, pour les hommes, c’est que la mort. Soit tu passes soit tu finis dans l’eau. Les filles, c’est plus que ça.
Et donc le passeur a dit qu’il s’était trompé. Et donc le mari était complètement désespéré, ne sachant à qui s’en remettre. Il voulait que je dise aux parents de sa femme qu’elle n’était pas entrée. Là-bas, tout le monde fêtait son arrivée. Je ne pouvais pas le leur dire, il insistait. Je n’avais pas la certitude. Il insistait encore. On a fini par parler au passeur, ça s’est passé ainsi : le mari ne retrouvait pas son numéro, mon fils a passé en revue son téléphone, il l’a eu. Le gars a donné des détails, ou plutôt, il a confirmé la mort. Le reste je l’ai appris en Espagne. Grâce à Laetitia.
(Comment on répond à l’histoire. D’abord, il y a la question, ou plutôt le besoin désespéré, de quelqu’un. Ici, du mari. Ensuite, étape numéro deux, on cherche les informations. Ça ne va jamais de soi : c’est la scène du téléphone, qui ne faillit jamais mais faillit à cet instant-là, si bien qu’il faut un tiers, le fils de C., pour passer l’obstacle. Rien, au moment de la mort, même pas nos outils techniques les plus fiables, ne répond. Il n’y a aucune certitude, le réel se dérobe juste au moment où il ne le doit pas. Le fils à la technique et le père en voyage vont répondre, ils vont le faire absolument justement parce qu’il n’y a pas de réponse, ils vont le faire parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. La réponse est contenue dans le nom étrange d’une île : Lanzarote).
Le passeur a les noms, lui. En tout cas, il connaît les gens qui sont dans le bateau. Et puis il a les numéros de téléphone et les reconnaissances de dettes. Et puis il couche avec les filles, il les connaît toutes. Tous les passeurs ? Tous les passeurs le font, c’est systématique, dès qu’une fille leur plait. Pour elles, il n’y a pas d’autres façons de partir, même si tu as de l’argent, même si tu as payé, tu dois payer encore. Une soeur, toute maigrelette, s’est fait passer pour malade du sida. Ils l’ont laissée en paix.
Ma cousine avait fait deux ou trois tentatives, déjà. Son mari lui avait conseillé de s’en retourner, non non, ne t’inquiète pas, je vais y arriver, il s’est passé ce qui s’est passé. Le mari est devenu fou et il n’y a pas, pour des cas comme le sien, d’assistance psychologique. Alors j’y vais, je fais mon possible, je suis un grand frère, je ne peux montrer aucun signe de faiblesse.
Je n’ai pas de papiers, je peux pas partir voir son corps, il m’a dit. C’est exactement comme s’il m’avait dit : tu peux y aller, toi. J’y suis allé.
J’y suis allé.
La famille ne voulait pas admettre. On attendait les nouvelles. On attendait les preuves. Les jours s’égrenaient et rien, aucune nouvelle, aucune preuve. On ne veut pas admettre, mais on pleure, pleure. Qu’est-ce qui nous reste ? Essayer d’obtenir la certitude que c’est elle : au moins ça. Je ne suis pas riche et nous sortions de la covid, je travaille dans le spectacle, tu vois un peu. Je ne suis jamais allé en Espagne.
Heureusement, là-bas, j’ai rencontré Laetitia. Je partais comme ça, à l’aventure, même pour trouver l’île, dont je n’avais pas compris le nom, d’abord, Lanzarote, ça a été difficile. Et j’ai vu Laetitia, c’est comme si Dieu m’avait ouvert une porte.
Laetitia m’a accompagné devant le juge, devant la police scientifique, elle faisait mon interprète, me rassurait à chaque étape. C’est étrange mais c’est une expérience, dans la douleur même, extraordinaire, c’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé vivre. Surtout pas en Europe. Cette intensité du lien, c’est inoubliable, c’est gravé pour toujours. J’ai expliqué ça à mes parents : ici en Europe, tu peux trouver ça. J’étais perdu, j’étais perdu.
Je savais les papiers qu’il me fallait trouver, Helena m’avait expliqué, j’ai eu la chance de les obtenir. Il fallait dans un premier temps démontrer administrativement qu’elle était bien ma cousine. Puis les empreintes et l’ADN. Au début, je partais dans le but de faire rapatrier le corps mais la procédure est trop longue et trop chère.
Laetitia m’a aidé à me loger dans l’hôtel social où étaient logés les migrants, je voulais parler avec les survivants. Je savais qu’une femme, Mariam, était sur le bateau. J’ai su qu’il y avait une Mariam dans l’hôtel, j’ai tout fait pour la voir. Quand enfin je l’ai trouvée, elle m’a dit que ce n’était pas elle. Je n’ai pu parler à personne qui était dans le bateau.
Deux femmes sont mortes.
Un petit garçon est mort.
On compte aussi, pour ce bateau d’Orzola, un disparu.
Au début on m’a montré la photo d’une autre dame. Non, ce n’est pas elle. Puis c’était elle. Sur une photo faite après sa mort.
Le naufrage, c’était un jeudi soir.
Quatre jours après, le passeur a parlé.
Puis les parents ont pleuré.
Une semaine après, j’y étais.
Je voulais parler à quelqu’un qui était sur ce bateau.
C’est Laetitia qui m’a donné les informations et ça, c’est précieux, c’est le plus précieux. Avoir des informations compense un peu l’absence de corps. Le récit remplace.
Ça s’est passé comme ça : au bord de l’eau, où je suis allé avec Laetitia, il y avait beaucoup de vent, des vagues mais surtout beaucoup de vent. Le zodiac devait arriver au port, il aurait dû y être repéré par des radars afin qu’un bateau le secoure. Mais un tel vent a poussé le bateau de ma cousine qu’il est arrivé dans un angle mort du radar. Les courants l’ont déporté dans une zone dangereuse. Les gens sont tombés dans l’eau. J’ai vu la photo du bateau : le fond en bois, les ballons autour, dégonflés.
Les gens sont tombés dans l’eau, il y a eu une immense panique, les villageois qui connaissent le terrain ont accouru en cet endroit impraticable, semé de rochers, une dame a autant qu’ils ont pu, d’autres sont restés dans l’eau - comme ma cousine.