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Dans un collège classé dans les banlieues de nos villes collège ambition réussite, c'est-à-dire un collège où les enfants n’ont pas accès par voie familiale aux codes culturels qui sont ceux que désire l’école, des adolescents d’une quinzaine d’années, à qui l’on demande de produire un petit récit bien cadré, il y est question d’un souvenir, d’un secret, d’un faux souvenir, d’un faux secret, insiste-t-on avec les professeurs, restent muets. Ce n’est pas vrai, répètent-ils. Ce n’est pas vrai, on ne peut pas. Et ce qui est vrai, il n’en est pas question. On n’en restera pas là, quelqu’un commencera, cela éveillera le désir chez les autres - imaginaires vus et revus, films sanglants appelés au secours, et ceci, qui revient dans tous les textes de quelques lignes finalement écrits : ma sœur ma mère mon père mon frère mon grand-père.
Ce n’est pas vrai, on ne peut pas. Et le vrai, c’est … impossible. C’est secret en vrai. Et même si nous n’en sommes pas restés là, voilà ce qui nous a saisis, nous les adultes qui avions préparé plein de manières de plonger dans des secrets compliqués et dans les beaux mensonges qui nous faisaient envie car ils étaient selon nous plus vrais que le vrai. Les SDF, pour accéder à un logement de nuit, doivent dans certains cas être capables de produire un mini-récit de soi à peu près cohérent[3]. Or les récits de soi ne sont pas cohérents. On comprend bien pourquoi les travailleurs sociaux demandent cet exercice qui n’est qu’un exercice. Ils évitent ainsi les gens qui, trop ivres, pourraient causer des ennuis aux autres et mettre en danger le fragile édifice social du soin et de la sollicitude. Nous sommes nombreux à perdre (ponctuellement ou absolument) la possibilité de raconter. De raconter non pas seulement l’événement, tel événement de notre itinéraire de vie, mais même de raconter, intransitivement. De tout petits délinquants passent devant une chambre correctionnelle, une fois, deux fois, plusieurs fois. Ils sont loin des règles et des lois qui régissent la vie collective dans la société à laquelle ils appartiennent pourtant - en sa marge. On fait semblant de croire qu’ils appartiennent comme soi à cette société qui interdit de prendre la voiture du voisin, d’exprimer de manière violente sa révolte ou de vendre un peu de cannabis. On fait semblant, on le semblant marche longuement, court et galope. Puis voici la justice, ses codes, son langage, ses sanctions. Elle crée la rupture. Dans l’espace du tribunal (et dans une moindre mesure dans l’espace d’une salle de classe où solliciter les adolescents : rêvez imaginez écrivez) une vie brusquement dépouillée de son rapport à la loi collective vient au jour et c’est dans la douleur. Il est possible que le pouvoir (les nombreux pouvoirs que le système de nos organisations sociales entérine et reproduit) se nourrisse véritablement de la fabrication d’écrasements. L’étranger en France (ou en Europe) qui est venu chercher, chercher quoi que ce soit, est mis systématiquement dans la situation, pour une raison ou une autre (refus d’asile, refus de visa, refus de carte de séjour, politique nationaliste pour les raisons un peu inconnues, un peu décelables, que l’on cherche à comprendre) de ne pas avoir de papiers, d’être, c’est devenu une catégorie créée de toutes pièces, un sans papier et donc de ne pouvoir appartenir (sauf, on le voit ici, à se défendre par les moyens fermés du droit pris en charge par les avocats militants), à une instance protectrice (voyons l’Italie et le refoulement, sans qu’ils aient pu même demander l’asile, des migrants en Libye). Les fabriques de pouvoir écrasent le corps de l’individu, son corps social et intime. Parfois c’est le corps intime qui répond, on l’a vu et c’est désespéré. C’est rare. Parfois, il semble que ce soit de moins en moins rare, c’est le corps collectif qui répond[4]. Cette vie toute seule, prise dans ce qu’elle est pour elle-même (ni citoyenne ni nationale ni amie ni parente – c'est-à-dire prise dans nulle relation) et que l’on croit, telle quelle, sacrée (comme on dit, la vie est sacrée) est soumise à un pouvoir tout ramifié, permis par chaque institution. Dans les cas extrêmes que l’on ne citera pas ici et dont le XXème siècle eut l’ahurissant privilège, à force de création de vies qui n’appartiennent à rien, la vie nue fut vouée à une mort de masse. Dans la maison d’Ovide, sur les hauteurs sans lieu, entre plages du ciel, mer et terre, nous plairait-il de vivre ? Il y a beaucoup de bruit, le corps est exposé, et la voix, et les sons. Il n’y a pas de pièces closes de protection. Nous sommes là un peuple léger. Dépouillés. Dépouillés et manquant de lieu de soi – mais munis de récit, fama, de récits dits, entendus et gonflés à n’en plus finir, criés comme de beaux orages dans un ciel de terreur.C’est dans un film de Erwin Wagenhofer, Let’s make money, que j’entends un grand financier hollandais faisant ses affaires en Inde, à coups d’usine implantée là-bas et de très bas salaires qu’il souhaite toujours plus bas afin de faire les plus hauts bénéfices, dire : il faut qu’il y ait des pauvres.
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Il faut qu’il y ait des pauvres. Ces pauvres-là, servant la machine de fabrication des objets de consommation de l’Europe et servant la machine de la fabrication d’argent que les paradis fiscaux enterrent pour les quelques uns, très peu nombreux, qui vont en profiter, ces pauvres-là, les murs de l’Europe pourront faire dix mètres, les gardes-côtes italiens pourront en laisser mourir la moitié dans leurs eaux et reconduire aux pays des tortures l’autre moitié, poursuivront, comme l’on poursuit un récit, là où il court, leur argent – leurs biens, leurs richesses, leur vie. Qu’ils tenteront de rhabiller. Ce, au corps défendant de l’Europe qui les exile à eux-mêmes et à leur tentative d’avoir droit à des droits. Ces pauvres-là tenteront de rhabiller la vie que l’on fait nue – rhabiller de récits, de liens, de relations, de sens, de confort et d’un peu de justice. Ils tenteront, ils tentent, y parviennent. Ils feront, malgré les résistances et les peurs des continents qui s’en protègent, vaciller les pays, bouger les frontières, ils ouvriront les villes qu’ils réinventent. Ils trouveront à concocter de nouvelles lois, elles échapperont à celles des vieux continents, des vieilles nations. Ils auront d’autres façons d’être citoyens et d’être au monde, habitants et habités par le souci de fabriquer un possible.En attendant, de ces personnes en prouesse d’itinéraires, prenant les plus grands risques pour eux et leurs proches, l’Europe tente de faire un groupe indésirable et silencieux, un groupe humain fermé aux zones d’attente des aéroports, aux chaloupes sur lesquelles il est maintenant question que les demandes d’asile se fassent, aux centres de rétention administrative modernes d’où l’on sort brisé, amaigri, insomnieux. Un groupe caché dans les villes, groupe laborieux sous exploitée et utilitaire dans les secteurs de la restauration, du bâtiment et de l’agriculture. Un groupe exploité mais luttant, organisé, de plus en plus solidaire malgré les entraves et les empêchements.
Lorsque les jeunes agents de la Police aux frontières, qui « ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun »[5], ont pour tout objectif d’accumuler individuellement, sans grande honte, grâce aux reconduites à la frontière des personnes dont ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils ne méritent pas ça, le plus grand nombre de miles sur leur carte de fidélité air France, on peut craindre l’éclatement des responsabilités de groupe. Les avantages visés ici sont si superficiels (quête surfaite de loisirs, imaginaire fictionnel et télévisuel, consommations de destinations et d’exotisme vulgaire et surreprésenté) que cela ne peut pas faire tenir ensemble, ne peut pas fabriquer un corps collectif fort. Un partage, un intérêt commun est dans le plaisir de photos ou de messages instantanés échangés depuis le bout du monde indésirable avec ceux des collègues qui ne sont pas partis mais partiront plus tard. Messages et photos fonctionnent comme des mots de passe : nous appartenons à ceux pour qui le monde est illimité, même si nous n’en saisissons dramatiquement rien, rien qu’une petite surface préfabriquée. « Le terme de masse, écrit Hannah Arendt[6], s’applique seulement à des gens qui soit du fait de leur seul nombre soit par indifférence soit pour ces deux raisons ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt commun »Les policiers avouent de plus en plus l’absurdité de leur tâche[7]. Depuis le mois d’avril, où j’ai commencé de prendre des notes, l’absurdité de base d’un tel système est devenue, semble-t-il, un lieu commun. Il y a quelque temps, le représentant de la Préfecture conduisait encore au tribunal ses hommes pour leur rendre un peu de courage, rendre à leur travail une cohérence interne. Aujourd’hui ce même représentant de la Préfecture, les juges et policiers le disent : les hommes que l’on renvoie, ils reviendront. Cela coûte beaucoup d’argent et rien n’est logique là-dedans. Certains policiers ajoutent au moins nous, nous voyageons. A peu près tous ajoutent il faut bien qu’il y ait des règles, la France c’est pas l’Eldorado. Et la trouvaille : il faut faire quelque chose contre les réseaux de passeurs. N’importe, les convictions ont du mal à s’imposer, à se transmettre. Quelle force collective possède un groupe qui se constitue sur l’acceptation de l’absurdité ?
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Du monde nous ne saisissons rien, qu’une surface étriquée pourraient dire la plupart des agents de la politique d’immigration, nous ne saisissons pas que nous avons accepté, sans la mettre en question, la violence faite aux corps des individus après la violence faite aux groupes[8]. Tout se passe comme s’il y avait de l’inévitable, c’est comme ça, c’est la petite phrase qui revient toujours quand on parle, lors des moments au TGI, aux policiers de la PAF. Phrase prononcée avec haussement d’épaules fataliste un peu découragé, un peu gêné, comme si était complètement intégré ce qu’expliquait dans les années soixante-dix Michel Foucault : après que le pouvoir s’est exercé en termes de droit de vie et de mort sur les individus, la mort a reculé et il a été question de gérer la vie, de l’organiser, de l’ordonner. Ordonner la vie et l’espèce, cela signifie qu’une nouvelle violence se constitue et s’accepte : violence qui consiste à chasser celui qui, s’il vivait près de moi, prendrait mon espace, mon travail, mon eau potable et mon air respirable. Ainsi des populations se trouveront paradoxalement dressées les unes contre les autres au nom de la nécessité pour elles de vivre.[9]
Lorsqu’on parle avec les policiers de la PAF qui escortent les personnes sans papiers au tribunal, lorsqu’on parle aux représentants des préfectures lors des audiences ou aux passagers des vols qui emportent aux Philippines, au Cameroun ou en Algérie tel père de famille, telle fille de père ou de grand-père mort pour la France, tel migrant que rien ne distingue d’un repris de justice et qui, escorté et menotté, n’éveillera pas la compassion, les réflexions se ressemblent. On ne peut rien faire, je fais mon boulot, ce n’est pas moi qui décide, mon vol ne peut pas être annulé, j’ai un rendez vous professionnel, il faut voir avec nos politiques, on ne peut pas accueillir toute la misère du…, il y en a qui exagèrent, on ne peut rien faire, ah si je pouvais, si j’avais les moyens de décider, même le préfet ne peut rien. La personne qui parle est persuadée qu’elle n’a aucun pouvoir. Que pouvez-vous faire pour elle, dira le représentant de la Préfecture aux bénévoles de la Cimade devant un cas qui l’a ému et pour lequel, en audience, il vient de plaider le maintien en rétention, obéissant aux ordres du Préfet ? Que pouvez vous faire pour elle, son père est mort pour la France en 1940, moi je suis né au Maroc et on est qui on est - ce qui signifie sans doute que l’on a des sentiments humains, tout attaché à sa fonction comme on l’est. Que pouvez-vous faire, vous ? Nous, nous ne pouvons pas, le Préfet ne peut pas. Le représentant de la Préfecture est persuadé de ne rien pouvoir. Un policier dira un jour : les Français ils ont voté, maintenant il ne faut pas se plaindre. Le même a passé les menottes, pour le court trajet du CRA au tribunal, à un vieux monsieur qui après des études et du temps de travail en France n’est pas parvenu à se faire régulariser. Au Maroc, ce monsieur ne touchera pas sa retraite. Mais qu’est ce que je peux y faire, s’il se sauve, j’aurais des sanctions. Allez dire ça aux français qui ont voté. Les personnes à responsabilités, à responsabilités minimes certes, semblent dire qu’elles n’en ont aucune, qu’elles ne peuvent rien. L’absence imaginaire de puissance, la soumission, poussent sans doute ces personnes destitués de responsabilités à exercer d’une manière irréfléchie le peu de pouvoir qui leur reste : passer les menottes à un vieux monsieur, plaider avec ferveur pour la régularité de la procédure d’arrestation de telle personne dont le grand-père est mort en 1940 en espérant pourtant avec un reste de ferveur que quelque chose rendra impossible l’expulsion de cette personne. Les voyageurs témoins d’expulsion, qui ne sont pas impliqués dans l’affaire qu’ils ont sous les yeux, regardent impuissants et se concentrent sur le but de leur voyage d’affaire, regrettant le plus souvent à leur tour leur absence de pouvoir.
N’est ce pas là une véritable nouvelle masse - masse d’individus centrés sur leur voyage, leur confort et les sanctions possibles, masse mal à l’aise et bien plus écrasée que celle des migrants que l’on prive de la liberté d’aller et venir ? Une masse destituée d’initiative et humiliée ?
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Nos démocraties occidentales ont développé le souci de l’individu ou plutôt le souci d’une image d’individu dont le corps serait le signe pur, corps infatigable, inaccessible à la vieillesse. Et non seulement le corps. Dans les collèges, lycées et grandes écoles, les adolescents de bonne famille et de classe moyenne subissent, à côté de l’inquiétude de leurs parents et de leurs professeurs, une pression de travail qui plutôt que de respecter le « souci de soi » et d’épanouir leur curiosité intellectuelle cherche à assurer leur avenir de futurs consommateurs adaptés. Ils sont tenus à l’écart de ceux à qui la rhétorique offre l'« ambition réussite » et que l’école, avec et après la société, relègue. Deux mondes séparés, le premier, luxueusement malmené, acceptant la mise à l’écart de l’autre comme le différent absolu – alors qu’il suffit à chacun de peu de temps pour apercevoir, derrière les codes variés et sous des formes variées, l’étrange analogie de la souffrance scolaire, que l’on vive dans le 93 ou au cœur de Paris.
L’image infatigable de soi (poussée à l’excès grâce aux moyens modernes de vivre et d’étudier dans des lieux) n’a-t-elle pas pour corollaire une autre image, celle-là destituée de responsabilité et de conscience de soi et du monde, dénuée de pensée ? Il devient alors facile d’accepter, pour marquer la différence, par souci de réappropriation apparente de soi, que soient rejetés dans des espaces clos qui font peu de cas du corps, ceux que l'on prive de l'accès à connaissance, ceux que l’on contraint à l’illégalité, ceux que l'on prive de circulation ou enferme dans la circulation, comme l’écrit Chowra Makaremi[10] ?[1] Imre Kertesz, L’holocauste comme culture, Actes Sud, 2009.
[2]Giorgio Agamben, Homo sacer…
L’Homo sacer, tel que le définit G. Agemben est l’homme non relié (le droit romain prévoit qu’il ne peut être sacrifié aux dieux) et l’homme que n’importe qui peut tuer sans encourir de peine. Si l’homo sacer est exclu de la communauté de hommes, il est exclu aussi de ce qui fonde la communauté des hommes, la religion qui les lie à un principe supérieur. Le réfugié, selon Hanna Arendt, est de même exclu des droits civiques que l’Etat Nation lui octroie.
[3] Jean François Lae.
[4] De nombreuses grèves sont menées en cet automne 2009 par les salariés sans papiers.Voir plus loin le bilan des piquets de grève recensés le 12 octobre 2009.
[5] Hannah Arendt. Le origines du totalitarisme
[6] idem
[7] A titre d’exemples : émission de dimanche 12 octobre sur Canal, témoignage recueilli par Carine Fouteau pour Mediapart, article de Jean Sébastien Mora dans Politis, septembre 2009, le représentant de la Préfecture à Bayonne (« monsieur A ») reconnaît devant ce journaliste l’absurdité de sa tâche, ce même Monsieur A ne voudra pas être filmé par canal +)
[8] Les réfugiés de la bourse du travail, la jungle de Calais.
[9] Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, seuil 1997
[10] Culture et conflit n° 71, Confinement des étrangers, entre circulation et enfermement, automne 2008.