Bourdieu, qui n’en a pas eu le temps, voulait, après La misère du monde, rencontrer des gens qui a priori n’avaient avec la philosophie qu’un lien lointain, le lien du souvenir scolaire. Demander à un plombier, par exemple, de dérouler son système philosophique : l’étant, la liberté du sujet, la critique de la raison, la mimesis. Quand on entend, samedi 17 janvier, que des manifestations ont eu lieu contre la nouvelle couverture de Charlie Hebdo, celle qui montre le prophète en larmes et qui fait parler, du haut du ciel, les victimes magnanimes, on se dit que sans le savoir, nous débattons (ou que nous refusons de débattre) autour des livres III et X de la République de Platon, autour de la poétique d’Aristote. La querelle théologique du filioque, querelle d’un mot et d’un fils, a opposé au VIIIe siècle l'Église romaine à l'Église grecque. La question était de savoir si l’Esprit saint procédait du Père et du fils, ou du père seulement. C’est une question qui change tout à la conception de la trinité. Ou le père est seul, dont procèdent l’esprit et la chair qu’est le fils. Ou le fils est consubstantiel du Père, alors on est catholique. On est mort pour filioque.
Dans les témoignages des jeunes qui partent faire le Djihad, je lis que la plupart du temps ils se sont convertis seuls à l’islam. Ils attendaient de la vie quelque chose de grand, une révélation, ils l’ont reçue. Ils n’étaient pas vraiment seuls : accompagnés, via Google, de vidéos de prêcheurs charismatiques et d’un texte, le Coran. Ils disent que ça se passe comme ça : dès les premières sourates, ils pleurent, infiniment attendris. Quelques-uns expliquent que la simplicité (un seul Dieu, un point c’est tout, un prophète, un point c’est tout, un principe et une parole, inimitables, dont on ne peut rien dire, à quoi on ne peut rien ajouter) les a séduits. Ceux qui parmi eux ont une éducation catholique (tiède) disent que le côté unique, ici, l’Un, seul Dieu, pas un à trois têtes, les a apaisés. Presque tous disent avoir changé de vie immédiatement et pour évoquer leur première vie, de petite délinquance, ils parlent de période pré-islamique. Certains viennent des quartiers abandonnés, d’autres, moins nombreux semble-t-il, de la campagne. D’autres encore des classes moyennes, ils trouvent là un moyen solidaire, imaginaire, de se déclasser, comme le bourgeois cherchait, dans les années 70, à se faire solidaire du prolo.
Guerre d’images ou débat d’images qui ne sait pas se dire tel, sentiment d’attente (mystique), une déception devant les affaires du monde, rage contre l’Occident, rage montée par étapes, du soutien à l’Irak dans les années 80 à la guerre du Golfe, l’Afghanistan, l’Irak, le Mali, toujours la Palestine au coeur, le malaise dans les cités pour ceux qui y vivent entre deux identités, un royaume, un califat à venir (le Sham, comme l’a prédit le prophète), la fascination devant la possibilité de simplifier ce qui est très complexe et la possibilité de mourir (la même passion de simplification qu’ont les jeunes ou moins jeunes Frontistes qui souhaitent que la réponse soit en un seul temps, la même passion qu’ont ceux qui agitent les théories du complot, qui pour expliquer rationnellement l’évènement, l’imaginent manigancé par une volonté supérieure et unique).
La possibilité de mourir précède-t-elle l’engagement, l’enthousiasme pour l’islam politique international ? Il doit bien avoir un début de début de terrain - comment pourrait-on avoir envie de vivre dans de telles conditions, disait Mary, rencontrée à l’Agora, Châtelet. Elle parlait pour elle. Quelle que soit la vacuité de la vie jusque-là et le défaut de courage, l’enthousiasme soulève le jeune converti ou radicalisé. Voici le projet : construire le fameux royaume attendu. Le construire par les armes, se battant contre des ennemis concrets (Etats-Unis, Europe), construire par les armes ce califat, là où tout se passe, en Syrie, en Irak. On y participera, de corps, par sa vie et sa mort, son sacrifice, dévoué aux autres et à l’idée. La mort est le but ultime. La peur de la mort est méprisé comme trait dominant des sociétés occidentales qui la fuient et repoussent toujours plus loin les limites de la vie. Dans la mort, on maîtrise (enfin ?) sa vie, la changeant en son contraire « en une indépassable altérité » On est prêt à tout. Malgré la mort valorisée, c’est une lutte de résistance, c’est aussi une lutte de conquête. La conquête est plus ou moins abstraite : un royaume promis dans un livre sacré et incréé. Chez ceux qui s’engageaient dans les années 60 dans les luttes nationalistes, il y avait le même grand désir de libération d’un territoire, d’autodétermination ; Ils étaient de la même façon solidaires de ceux, dans le monde entier, qui tentaient de s’affranchir aussi. L’enthousiasme (ou l’énergie) leur était soufflé par les mouvements de décolonisation. Ils étaient révoltés par la guerre du Vietnam, par les politiques des Etats-Unis en Amérique latine. Le monde était alors coupé en deux, Est et Ouest.
Aujourd’hui on a peur, pessimiste, de considérer : démocraties ratées et hyper-libérales d’un côté contre fascismes, avec ou sans dieu. D’autres voies se frayent, se dessinent, elles font moins parler d’elles. Elles ont leurs victimes pourtant : Rémi Fraisse il y a tellement peu. Le tout, califat, images, simplicité, finances, consommation ou refus de consommation et pendant ce temps, on fait les aveugles et les sourds : le climat, le climat, le ciel va nous tomber sur la tête mais c’est comme le reste, on ne veut pas trop savoir.
Les jeunes gens qui partent faire le Djihad en Syrie semblent croire. Croire que les affaires des hommes et de Dieu valent bien un sacrifice. Croire qu’ils peuvent, (héroïquement, toute une imagerie) participer à construire ces affaires d’hommes et de Dieu. Que ce sont des affaires justes : ils ne luttent pas pour posséder, bien au contraire (leur modèle, Ben Laden, richissime, vivait dans une grotte). Ils croient à la joie ineffable d’un paradis.
Si l’histoire de l’islam contredit l’interdit de la représentation du prophète (après tout on peut raconter sa vie, ses noces, ses hauts faits, après tout, lui aussi a reçu une voix, celle de Djibril, de nombreuses enluminures le représentent jusqu’au XVIème siècle, il n’était pas alors une voix seulement), peu importe : si l’interdit ne date pas de toujours, il ne date pas non plus d’aujourd’hui et aujourd’hui il semble, puisqu’on le clame, puisqu’on tue et meurt en le répétant, très important. Les amis musulmans, atterrés par les attentats, le disent, à voix bien basse : représenter Mahomet, c’est quand même un peu gênant. N’est-ce pas l’idée de la caricature qui est le plus gênant ? Qu’en serait-il d’un Mahomet très beau ? Gênant lui aussi ?
Comment les jeunes (convertis ou de parents émigrés en France pratiquant un islam modéré, normal, culturel) deviennent-ils si sensibles au sujet d’une image, d’un prophète ? Sans doute, à l’exception des convertis, l’étaient-ils plus ou moins, plutôt moins. Bientôt, les choses s’enveniment. Le vide était-il si grand que le prophète n’attendait que ça ? Ou plutôt, ils n’attendaient que ça, ces jeunes, un prophète, pour remplir le vide - mais le remplir d’absence ? Une voix, la voix qui dit à la place de, la voix seule, pas de corps ?
Les musulmans (qui ont un islam très doux dans le coeur, disait Nadia) et qui s’expriment, ici ou ailleurs, à propos des caricatures, comprennent qu’elles sont possible en France, assurent qu’elles ne doivent pas être interdites, répètent qu’il ne sont pas obligés de les regarder (quoiqu’en ce moment ce soit un peu difficile) et se disent heurtés, mal à l’aise si jamais ils les rencontrent. Pour ces jeunes qui ont baigné dans l’islam doux de leurs parents, le prophète, c’est un terrain. La voix de Djibril dans la nuit à quelqu’un qui va dire à son tour les paroles divines. Les choses s’enveniment quand le reste s’envenime. Tout est prêt pour qu’à propos d’une image, les choses s’enveniment.
Respecte mon prophète, respecte ma mère : R racontait ça. On dirait qu’il y a de plus en plus de choses sacrées, qu’on ne peut pas toucher. Ou plutôt que les choses à ne pas toucher sont de plus en plus sacrées. Une enseignante le raconte remarquablement dans son blog, étudiant les réactions par étapes des adolescents, ses élèves : à force d’utiliser à propos de tout le mot respect (quand on devrait dire politesse par exemple), la notion ne sert plus à rien, sauf à trancher. Avec respect je te tiens à distance, tu me tiens à distance, il s’agit de poser une limite (respecte la parole des autres, la différence, les horaires). Le mot est disponible, l’idée aussi : respecter le prophète, respecter ma mère. Ne rien en dire. Ne pas toucher, ne pas transgresser. A force de voir (né de ses propres cendres) le tabou, il devient absolu - et quand il est transgressé pourtant, il blesse. Je te dis que si tu fais ça tu me blesses. Et tu le fais, donc tu veux me blesser.
De la même manière que Charlie Hebdo était en justice relaxé parce que, malgré l’allure blessante d’une des caricatures, il ne l’avait publiée que pour défendre une idée de liberté et pas pour la représentation elle-même d’un prophète enrubanné prêt à se faire sauter (ne l’avait publiée que parce que l’image avait été interdite ailleurs), eh bien de la même manière je voudrais que tu cesses de représenter le prophète parce que tu sais que si tu le fais, tu me fais du mal. Ce n’est pas vraiment une histoire d’image. Mon prophète est alors un prophète métonymique, c’est moi que tu attaques, que tu cherches à attaquer.
La disproportion entre l’attaque (un prophète caricaturé en dessin, le « tu veux me blesser ») et la riposte (12 morts) fait froid dans le dos. Combien de morts, pour la querelle du filioque, au VIIIème siècle ? Pensions-nous, avant le 7 janvier, vivre dans un monde ainsi disproportionné ? Un monde capable d’une telle disproportion tragique et absurde ? Peut-être la violence dont témoignait Mary, à l’Agora, violence tournée contre elle-même (comment pourrait-on avoir envie de vivre) a-t-elle, dans notre société (française) de nombreuses copies et des copies de copies ?
Du mal à faire le lien entre ces jeunes en rupture (dont la quête est spirituelle et politique, qui en même temps sont abreuvés d’images, d’images violentes et d’images illusoires d’héroïsme guerrier, ces jeunes qui se rêvent aventuriers, prêts à combattre pour un royaume mythique, prêts à combattre pour un nom qui n’est qu’un nom, un livre non créé) et l’islamisme politique et conquérant de Daech ou d’autres groupes - un de ceux-là fait régner l’horreur au Nigéria, ces jours-ci. Entre un phénomène ici et un phénomène plus complexe là-bas on a du mal à faire du lien.
Gilles Kepel explique la stratégie de Daech, stratégie énoncée par Abou Loussab al-Souri, idéologue syrien, en 2004. Chercher à ce que les populations musulmanes d’Europe, de France, se radicalisent. Elles peuvent le faire si elles sont harcelées par la xénophobie que les attentats violents comme ceux du 7 janvier peut, hélas, faire monter. La radicalisation des jeunes désoeuvrés, le chômage des jeunes étant ce qu’il est et le travail associatif pas du tout ce qu’il pourrait être, tout cela mènerait à des situations de guerre civile, à des fractures graves. Pour Daech, l’idée c’est de transformer les fractures en failles. Que les stratégies soient parfaitement au point et manigancées ? C’est probablement beaucoup plus compliqué que ça. Il doit y avoir des tiraillements et des débats violents entre les différents groupes islamistes et des façons opposées de voir et de projeter l’action. Dans tous les cas, ce que décrit Kepel, la montée de l’intégrisme et de l’autre, celle de l’islamophobie qui rendra les gens si malheureux qu’ils chercheront des soutiens dans l’islam radical, c’est un scénario consécutif, très pessimiste. Marine Le Pen en 2017 c’est un scénario possible. Mais ce n’est pas le seul, loin de là. A côté des mosquées vandalisées les jours qui ont suivi l’attentat, on a vu aussi tout un tas de gestes de solidarité. On aimerait en voir davantage. On aimerait tenter encore de parler, de connaître, de ne pas comprendre pour entendre mieux, on aimerait, toujours mieux, se déplacer.
Depuis le temps qu’on le sait, en fait.