le balcon, les cigales qui concurrencent les camions, ou ce que tu prends, d'après le bruit, pour des camions, notre conversation inaudible, la nuit qui a suivi, le rêve dont je voulais me souvenir, ne m'en reste qu'une forme, c'est un rêve-forme, une sorte de cyprès qui perle d'ambre
station Evangelismos, retour de la mer, je constate, alors que je cherche quelques sous à donner au monsieur qui fouille dans la poubelle, jambe gangrénée, que mon sac a été ouvert et que mon téléphone portable a disparu. Sans en doute raison d'un certain sens de la communion par delà les embêtements, je donne au monsieur un billet auquel il ne s'attend pas ; remerciant quelqu'un de la perte de quelque chose ou comme si la perte était une chance. Le monsieur brandit la photo de la Vierge ; cette nuit le rêve en forme d'arbre bien vertical, vert sombre, suintant l'ambre
une chance, ou la promesse d'une chance inaperçue ou qui est déjà venue, de loin et déjà
Omonia, au matin. Le monsieur taillé maigre maigre, encore, assis sur le rebord d'un grand magasin, endormi on en jurerait mais dans une position impossible, le corps raide, aucun naturel, la main tendue, la tête ployée
dans le métro l'homme au visage vitriolé, les yeux agrandis, rouges, la peau grumeleuse, psalmodie, puis il avance de wagon en wagon, ne reçoit pas un euro
la rue Kapodistriou. Les sex shop vieillots. Devant l'entrée : deux chevaliers en amures, cerclés de chaînes en suggestion de pratiques sado-maso ?
I parle français, elle était enseignante chez les Ursulines, comme tout le monde voit sa retraite réduite, ses deux filles ont fait polytechnique, l'aînée va partir dans la recherche à l'étranger, la plupart des amis de ses filles sont en Australie, aux Etats-Unis, citoyens du monde, nos enfants, si c'est évident pour eux ce n'était pas le cas pour nous
ce sont deux choses différentes, partir à l'étranger quand tu fais de la recherche et partir à l'étranger pour trouver du boulot quand il n'y a pas de boulot, dit I ; quand je me suis engagée à Caritas mes amis disaient c'est courageux, il faut le faire, moi je ne pourrais pas, mais, dit I, moi non plus je ne peux pas, je ne peux pas, et tous les soirs je pleure
les adolescentes, venues d'Italie, aident au matin à distribuer jouets et vêtements aux étrangers, des Afghans, des Pakistanais, quelques Africains, oui il y a des Africains, pas beaucoup, depuis quelques années il y en a
les filles vident les grands sacs poubelles pleins de robes et de petites chaussettes, installent sur des cintres pour qu'on puisse choisir, c'est plein de couleurs et de fleurs, ça fait très beau magasin, les filles et moi on se surprend à passer en revue les robes, cette jupe, vintage, cette couleur
la cuisinière devant l'énorme marmite, son rictus un peu mécontent quand elle me voit mettre gants et tablier. Chacun à sa place, je pense qu'elle pense mais je ne suis pas sûre
il y a des Grecs parmi nos hôtes, mais ils ont un peu honte alors ils préfèrent aller dans la rue Pireos, il y a un centre social municipal, ici quand ils viennent il n'y a pas de problèmes avec les étrangers, si ce n'est qu'ils veulent emporter deux sacs au lieu d'un
il y a un discours, un discours facile comme celui d'Aube dorée ou de votre Front national, il n'y a pas de travail et les étrangers te le prennent et il y a les actes, et ce n'est pas pareil, dans les actes c'est la solidarité
le père mange près de ses deux enfants, le plus grand fait des photos du plus petit sur son portable. D'un geste de la tête le père demande à une jeune fille de lui apporter une cuillère, la cuillère ne convient pas, la jeune fille recommence
les mineurs je ne peux pas les recevoir, pourquoi ton père n'est pas là ? Mon père est à l'hôpital - mais non, arrête, il n'est pas toujours à l'hôpital, ton père
que les gens se cachent en journée ? si Maurice le dit. Mais moi je préfère ne pas voir ça
la rencontre de Saghir, jeune, Afghan, depuis six ans en Grèce, deux fois en prison, une fois deux mois, l'autre trois, on vit à vingt dans de petits appartements, la police t'attrape, tu te caches en journée, c'est trop dangereux, et il n'y a pas de boulot ici, pas de boulot
on a les cours d'anglais et de grec, il n'y a personne en cours de grec, les gens sont de passage, enfin c'est ce qu'ils veulent, passer - et ils restent
personne, je n'ai vu personne qui veuille aller en France. En Angleterre non plus, d'ailleurs, ils veulent aller en Allemagne, en Suède, en Norvège. En Belgique peut-être
Saghir me dit qu'il veut aller en France, il y a des amis. Six ans qu'il attend. Qu'il se cache
cette loi sur la prolongation indéfinie de la rétention ? je ne vois pas, dit I, je ne sais pas. Mais quel intérêt pour la Grèce une loi comme ça si on suit leur logique, je ne vois pas
Saghir : ici tu peux rester trois ans enfermé. Trois ans, dit-il, dix huit mois renouvelable, donc ?
et de retour rue Bassileos Georgiou , le mail de T. Il ne peut rien expliquer de son parcours jusque là, il est passé par la Turquie, mais sur la détention il peut dire : personne ne sait le jour de sa libération et maintenant il y a cette prolongation de la détention, entre temps l'alimentation est mauvaise et la plupart des retenus souffrent de problèmes de santé mentale. Stress, frustrations, dépressions, troubles psychosomatiques. Le tunnel, nous sommes dans le tunnel, ici, aux centres de détention en Grèce.
comme I disait, il y a le discours et il y a la solidarité, le geste qui ne tient pas compte du discours puisque jamais on ne se réduit à un discours, surtout quand il est aussi emprunté, martelé. Combien de temps tenir, ainsi, le discours d'un côté et le geste de l'autre ?
Günther Anders explique, en 1950, que "l'inaptitude à la double vie fut sans doute la raison d'un phénomène qu'on dit énigmatique : la mise au pas des années 1933 à 1938. Celui qui n'acceptait pas la mise au pas ne devait pas rendre perceptible son refus du conformisme. Mais qu'est-ce qu'un non conformisme qui n'a jamais de raisons de s'exprimer en actes ou en paroles ?"
notre non-conformisme 2014 refuse le discours médiatique et xénophobe et la rétention sans limite de ceux qui se déplacent pour travailler et manger. Mais que devient-il, notre non-conformisme, alors qu'aucune parole, aucune argumentation rationnelle, aucun acte insurrectionnel ne fait bouger la moindre chose, bien au contraire : on apprend qu'en Grèce un décret tord le droit européen et prévoit d'enfermer sans limite de temps les plus pauvres d'entre nous et les plus mobiles. Nous finissons par vivre sur deux plans et comme nous n'y avons pas d'aptitude quelque chose du discours dominant nous rattrape
C, rencontrée récemment, aide les migrants venus d'Afrique sub-saharienne et se désole de voir les municipalités impuissantes face à ce qu'elle appelle "le problème rom"
Pourtant le geste, qui rompt avec le discours, tient encore. Il est, comme le dit I, de solidarité. Combien de temps ce dédoublement intérieur va-t-il nous garder sains d'esprit ?
"A la fin, écrit Gunther Anders, on croyait au "Sieg heil" qu'on était contraint de crier simplement parce qu'il était trop fatigant de crier sans y croire"
combien de temps supporter de faire comme si nous supportions ce que nous ne supportons pas ? Combien de temps avant de supporter ?
tu vois, le bon côté de cette crise, ce sont les gens sur les bancs. Les jeunes qui ne travaillent pas discutent, les vieux jouent à une sorte de jeu de l'oie, dit K qui aime les oiseaux et les connaît
une huppe
la promenade avec M et K autour de l'Acropole : les lumières rosées, le noir des cyprès, le blanc du temple, les martinets qui annoncent l'orage, l'ocre partout et la découpe des crêtes et des caroubiers
il n'y a pas de graffitis fascistes sur les murs ? Ces gens-là sont trop crétins, pas éduqués. A l'époque faste, celle des jeux olympiques, ils n'avaient rien fait, rien appris, ils croyaient tout posséder. Ils avaient fait de petits emprunts. Ils sont furieux. V dira : je ne crois pas qu'ils soient si crétins. Mais ils ne croient pas aux murs de la ville. Ni à l'écrit