Un ministre vole et ment allègrement. C'est tout petit, c'est nul et on s'en doute un peu, scandaleusement banal. Un autre poursuit en droite ligne la politique d'immigration de ses prédécesseurs, Hortefeux, Besson, Guéant, sans vergogne désigne les boucs émissaires que le discours de Grenoble nommait avant lui. Poursuit les "démantèlements de campements illicites". Après 2011 et la réaction de la commission européenne au discours de Nicolas Sarkozy, le complément du nom, Roms, qui discriminait, ne devait plus figurer à la suite de "campements illicites". Il figure, et à outrance - et même quand il ne figure pas : que penser de démantèlement, de campements ? Un champ sémantique s'ouvre avec démantèlement. On démantèle une centrale nucléaire. Campement en appelle au nomadisme, à un choix de vie. Quand c'est bidonville qu'il faut dire. Bidonvilles qui n'ont rien de choisis.
Le gouvernement de Hollande a transposé le 6 mars l'Accord National Interprofessionnel, en accord avec le Medef, accord qui ne cache pas son objectif : il est "au service de la compétitivité des entreprises". Vie salaire et conditions de travail des salariés n'ont qu'à suivre.
Enterré, dirait-on, le droit de vote des étrangers aux élections locales - qui permettrait d'entendre un autre discours, qui localement, verrait s'ouvrir d'autres champs sémantiques.
On le savait en mai 2012, soit Hollande faisait en sorte que se remplissent quelques réservoirs vides, bien vides de sens, de confiance et de ressources ou...
Ou, on le savait en mai 2012, on voyait monter les amertumes et avec elles les crispations et avec elles ce qui vient toujours, ce besoin de trouver des boucs émissaires, ce besoin bête, le nôtre, de trouver solutions simples à problèmes très complexes. Et cet autre besoin bête, vérifiable si souvent : l'entre-soi, le repli sur le même, un groupe, une classe, quelques uns qu'on connaît et dont on partage ... l'horizon sémantique. Parce que l'horizon de ce voisin dont la langue et la pensée s'éloignent, à vitesse inouïe, des nôtres, on a terriblement, mais terriblement envie de ne pas s'y frotter. Ça fait violence.
(Cependant : plein de choses se tricotaient patiemment. Quelques exemples tout proches : nos tentatives de relocalisation d'économie, d'échanges pas comme les autres, pas plus tard que ce week end, dans un village à grande mixité sociale. Merci à Isa, à Laetitia. Ateliers d'écriture contre conseils de jardinage, plantes contre plantes, livres et vêtements à choisir, pâtisseries, spectacles et leçons de danse, conférences sur les transitions énergétiques.)
Il y a presque un an, je n'aurais pas imaginé que le mariage un peu bêtement appelé pour tous provoquerait tant de remous, focaliserait des crispations et la peur toute nue de la chute d'une civilisation. Je n'aurais pas imaginé que l'UMP, décomplexée en matière de valeurs chrétiennes, tenterait de s'appuyer sur celles-là pour en appeler publiquement à la révolte dans les rues. Ni que tous les repères d'analyse seraient, du moins en apparence, renversés : des happenings organisés par l'extrême droite à la façon de ceux qu'Act'up, et à sa suite, d'autres activistes "de gauche" ont pratiqués, l'appellation "manif pour tous" répondant à "mariage pour tous".
Je n'aurais pas imaginé qu'une chanteuse inconnue deviendrait l'égérie d'un mouvement de réaction - chanteuse dont le pseudonyme fait mine de revendiquer folie et frustration, en plus que par jeu de mot une appartenance à un monde de stars ridiculement dépassés.
Ni que pendant la nuit l'assemblée nationale puisse s'enflammer au nom ou à la vue d'une ballerine de jeune fille : plus de jeunes filles, c'est ça ? On a fait du mal à une jeune fille, on a assassiné un enfant - des enfants ?
Que les excès soient ainsi ridiculement exhibés, et parfois de façon ironique (voir le pseudo de la chanteuse), qu'ils soient mis en scène - on voyait, dans la rue de la République, à Toulouse, passer un cortège matrimonial façon noces funèbres, mariés baillonnés, empêchés – a de quoi nous interroger. Certes Jean-François Copée et ses amis se servent de ce qu'on appelle le mécontentement. Certes les franges les plus extrêmes (GUD, printemps français), à savoir si ce sont des franges, en profitent. Monte l'homophobie qui comme les autres phobies monte si vite en temps crispés. Cette crispation-là ne répond pas à la question complexe de la crise, du chômage, des souffrances sociales. Cette crispation-là répond caricaturalement à une autre question : qu'est ce qu'une famille, qu'est ce que la sexualité, qu'est ce que l'éducation d'un enfant. Non moins complexe.
Le XXIème siècle aura à faire, et il fait, avec de gros enjeux. Celui des montrueuses inégalités et des murs qui s'élèvent pour tenter d'empêcher que les uns se déplacent chez les autres. Celui de la crise climatique. Celui de la culture, nouveaux médias, circulation libre des oeuvres, comment penser les échanges en général et celui-ci en particulier, l'échange culturel, le droit d'auteur ?
Un des enjeux, me semble-t-il, est celui des changements bio-éthiques. C'est ici que nos manifestants "pour tous" s'inscrivent. Je parle de ceux qui ne se revendiquent pas de l'extrême droite ni d'une homophobie décomplexée. Je parle de ceux, je les imagine, qui n'en profitent pas pour crier un mécontentement vague et sans fonds précis. Je parle de ceux, je les imagine, qui manifestent parce qu'ils sentent qu'on entre, oui, dans une nouvelle ère. Combien sont-ils ? Est-ce qu'ils sont ? Est-ce que le partage se fait bien dans ces termes ? A supposer que oui, on peut néanmoins s'étonner de plusieurs choses :
- Qu'ils ne réalisent que maintenant l'entrée dans une nouvelle ère (ou civilisation), qu'ils n'aient pas aperçu que l'histoire de la famille traditionnelle, ça avait depuis longtemps du plomb dans l'aile et que la loi ne fait qu'entériner ce qu'on savait déjà.
Qu'ils continuent à manifester encore et toujours, aux côtés des crispés (pour ne pas dire frigides) qui s'affichent heureux de l'être, aux côtés de ceux qui font preuve de haine après la peur, ou de haine tout simplement, sans la peur. Qu'ils ne craignent pas l'amalgame. Qu'ils ne soient pas effrayés de l'amalgame.
Qu'ils n'envisagent pas que cette question de civilisation, de famille, de différence sexuelle (comme si le mariage homosexuel la niait, comme s'il niait plus, en fait : la possibilité même du récit) est liée aux autres enjeux de ce début du XXIème siècle, déjà cités.
Alors quoi ? Certes ils craindraient ce qu'ils voient venir les quelques-uns (combien ? Un noyau ? Plus ? Très peu ? La majorité ? ) qui manifestent, gênés aux entournures de leur civilisation. On peut juger cela bête, et comme toujours avec la bêtise, dangereux. Mais ce serait une autre bêtise de penser qu'on peut changer pour de bon (dans la loi) de modèle, qu'on peut élargir élargir l'horizon sémantique du mot famille - et que ce soit dans l'indifférence générale. On ne peut pas penser ça, et on ne souhaite pas, non plus, sans doute. Que ça passe avec difficulté est la preuve sûre que ça passe. En revanche, ce qui hurle de haine, à côté, aux bords - au coeur ? Dedans ? Où exactement ? Est-ce qu'on sait ?
Il semble que ça changerait tout à l'impression dégueulasse qu'on a en ce moment de savoir s'ils sont et combien ils sont, ceux qui actent, difficilement certes mais qui actent que oui, la famille a changé de modèle. S'ils sont en majorité et si, à force de faire semblant d'être bien sûrs d'eux-mêmes (genre, sexe et droit à l'enfant) ils en arrivent à une telle haine des autres – il y a, oui, de quoi s'affoler.
Qu'ils soient à ce point déboussolés qu'ils vont jusqu'à se proclamer frigides et barjots : sans doute. Mais qu'ils le soient au point de se laisser à ce point déborder sur leurs droites...