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Billet de blog 22 octobre 2012

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Camus, Camille, Vincent et les autres, récits d'école

Borges & CamusDans le collège ZEP Albert Camus, où est scolarisé en 4ème mon fils Lorenzo, aux marges d’une petite ville de province, le prof de français, un des premiers jours de septembre, fait lire aux élèves une nouvelle de l’Aleph, de Borges. Question grammaire et phrases complexes, il place la barre haut. Rien à envier aux collèges des centres-villes. Les propositions subordonnées sont étudiées à la loupe.

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Borges & Camus

Dans le collège ZEP Albert Camus, où est scolarisé en 4ème mon fils Lorenzo, aux marges d’une petite ville de province, le prof de français, un des premiers jours de septembre, fait lire aux élèves une nouvelle de l’Aleph, de Borges. Question grammaire et phrases complexes, il place la barre haut. Rien à envier aux collèges des centres-villes. Les propositions subordonnées sont étudiées à la loupe. Pas un bruit dans la classe. En latin, c’est la même chose. Les enfants apprennent des phrases latines par cœur, traquent les cas, les fonctions et n’ignorent rien des suovetaurile et des bas-reliefs romains qui les représentent. Ils  sont passionnés. Le professeur s’étonne auprès de ses collègues : on m’avait dit que j’allais en ZEP, qu’ils ne sauraient rien, je les trouve drôlement forts ! Les élèves s’étonnent : on ne comprend pas tout mais on le sent, il nous dit quelque chose !

Dans le couloir

Quand j’enseignais en collège à Biarritz, rien de ZEP (mais des enfants en difficultés comme ailleurs), je n’ai jamais réussi à intéresser une certaine classe, des 3ème, à quoi que ce soit. Je grossis à peine le trait. Dans ce collège de ville, on organisait les  classes selon les niveaux des élèves afin que les parents n’aient pas la tentation de « fuir dans le privé », comme on dit. C’était, ces classes de niveaux, le  dernier bastion de la mixité sociale !

Sans doute une des raisons (pas la seule) pour qu’il y ait là, dans cette classe en tout cas, une immense coupure  entre le côté des profs et celui des élèves. Je venais d’ailleurs et d’autres expériences : je sentais physiquement qu’il y avait une barrière invisible complètement infranchissable, dans l’espace de la classe, entre eux et nous, entre eux et moi. Quelques bémols, importants : dans le couloir, toujours même scénario – symptôme :  je ne trouvais pas la clef de ma classe. Je cherchais au fond de mon sac.  Ça prenait quelques secondes. Parfois je n’arrivais pas à ouvrir. Ce problème de clef et de porte était récurent (les élèves me disaient pourtant que tout était normal, la serrure  pas plus difficile qu’une autre). Quelqu’un se chargeait d’ouvrir la porte à ma place. Il y a avait du partage, à ce moment-là. Ils aimaient bien. Ils étaient en 3ème, des adolescents, donc, et ils aimaient bien que je n’arrive pas à ouvrir la porte, pour le faire eux-mêmes et je me souviens même de quelques filles qui me disaient ici des choses presque  intimes. Je me souviens de revendications osées ici à propos de qu’ils jugeaient dans l’établissement d’une trop grande sévérité à leur égard. Ça parlait. On pouvait même évoquer quelque chose de l’ordre du contenu du cours précédent, ça prenait la forme de « vous n’allez pas nous interroger, je n’ai pas compris ça, et ça… ». Je me rendais compte que je faisais durer. Un jour, quand les relations ont été plus agréables entre eux et moi dans l’espace de la classe, je continuais à penser qu’ils étaient bien plus attentifs, efficaces, présents à eux-mêmes et dans le partage quand ils étaient dans le couloir. Je leur ai dit : on va faire cours dans le couloir, un de ces jours. Ou bien debout. Debout, on a essayé, en demi-groupe. C’était pas mal. Non seulement parce que je pouvais faire attention  à chacun d’entre eux mais surtout parce qu’il y avait de l’espace entre les corps : on se regardait, se déplaçait. Parce qu’il y avait moins de bruits (un drame, l’acoustique). En demi-groupe, quelque chose passait de moi à eux et le contraire.

Camille, écrire le blanc

Camille enseigne dans un collège tranquille depuis quelques années. Depuis le début, les projets innovants qu’elle met en place passionnent les élèves. Je me souviens être intervenue dans sa classe ; quel étonnement de voir, alors que l’heure de la récréation avait sonné, les  élèves ne pas bouger, qui voulaient finir d’écrire leurs textes, voulaient qu’elle les lise. Camille aujourd’hui innove et passionne toujours. Elle le fait avec 30 élèves dans la classe.

Elle écrit : « impression d'être dans les débordements, c’est mon mot cette année, le débordement, sensation de me noyer, me perdre. Tu vois, le projet autour de la poésie de Philippe Longchamp[1], c'était bien mais dans un groupe de 30, seule, c'était physique. Le nombre en classe est un vrai problème. Comment aider chacun dans ce genre de projet ? Tous (et ça c'est génial) veulent partager. Normal, on leur demande de chambouler l'écrit, de déstructurer la phrase, pour créer des blancs, des blancs d'interprétation. Tout cela est déstabilisant. Et sur une heure on ne peut pas vraiment aider celui qui est bloqué et partager avec celui qui s'emballe et qui a envie de montrer  ses trouvailles... Je ne peux pas me contenter de faire cours, noter, d'évaluer. Pour moi ce métier c’est dans le partage. J'ai besoin de construire quelque chose avec eux. Un quelque chose qui sera à nous dans l'espace de cette année-là. Et malheureusement avec les classes surchargées, les programmes enrichis qui ne visent que du saupoudrage culturel, on ne peut pas s'accorder du temps pour faire quelque chose ensemble. Je me sens mal. »

Vincent Œdipe et cie

Vincent B. est un élève de 3ème. Il a un an de retard. Il est grand, toujours agité. Au début de l’année je notais qu’il « voletait », battait des bras comme de petites ailes dont il ne savait que faire. Il jouait au bagarreur, se disait boxeur, détruisait pendant les cours, ostensiblement et bruyamment, ses crayons, démontait une vieille montre, égrenait sa gomme ou encore jouait à enduire de colle la chaise d’une voisine.

La mère de Vincent B., en réunion parents professeurs, en début d’année, a éclaté de rire. Elle voulait connaître les bêtises (colle, stylo, bricolages) de son fils. Son fils racontait. Et tous les deux riaient, face à moi interloquée. La gêne était papable. J’avais froid et un peu honte, à cette place que j’occupais. Le lendemain, Vincent m’a dit que sa mère l’avait bien battu, après le fou rire.

Certains cours, Vincent les passe tranquillement à bricoler. D’autres à la porte, parce qu’il est moins tranquille et je tiens à ce qu’il nous laisse travailler. A la fin des cours, il vient s’excuser des débordements. On parle d’autre chose. De boxe, de mini-aspirations. Des musiques qu’il écoute. Je m’étonne chaque fois : il n’est pas en rupture. Malgré tout, plutôt à l’aise dans les salles de classe, si on le laisse ou en sortir parfois ou battre un peu des ailes. Il a un beau sourire, avec de l’espérance. Il se veut boxeur, buveur. Petit bricoleur, petit rêveur.

On est au mois de janvier, avec les 3ème on regarde Œdipe, de Pasolini. Quelques ricanements, des questions sur les costumes jugés cocasses, à ma grande surprise pas d’impatience devant les collines, les longues marches du jeune Œdipe dans les déserts. Vincent n’en perdait pas une, sa tête d’enfant de 15 ans dans les mains, moi je n’en perdais pas une non plus, accrochée au regard de Vincent qui s’accrochait à l’écran dans la pièce que nous avions tenté de rendre obscure. Quand Œdipe frappe le roi Laïos, après qu’il a frappé les gardes, quelques garçons ont ri. C’était énervant, de la vraie fausse bagarre, ils ne comprenaient pas ou bien ils comprenaient qu’ils passaient à côté de quelque chose. Ils riaient. Flûtés leurs rires n’empêchaient pas l’écoute. Quand Œdipe frappe le roi Laïos, après qu’il a frappé les gardes, le soleil est au milieu, dans le film de Pasolini. Le soleil empêche qu’on voie quoi que ce soit. C’est un rayon de soleil, ce sont quelques branches d’une lumière blanchâtre, la tête du roi est dans la pleine lumière - c'est-à-dire invisible. Vincent a crié. A ce moment-là, Vincent, sans battre des bras comme des ailes, a crié. Il a crié : « Il tue son père ! C’est ce qu’on ne peut pas voir, c’est ce qu’on ne peut jamais voir ! C’est écrasé de lumière. »  Les camarades ont sifflé d’admiration.

Les images fantastiques

Il s’appelle Léo, il a 13 ans, il est en 3ème, il est très en avance, il fait des performances, il le sait, il maîtrise les règles de l’orthographe et de la syntaxe, il fait collection de bonnes notes, il parle vite, un peu trop vite. Avec un accent qui trahit la campagne. Qui trahit ce qu’il appelle, lui, le patois, cette langue de famille dont il se moque. Il hausse les épaules, il ne comprend pas qu’on puisse la regretter, cette vieille langue, encore moins l’enseigner aux enfants des écoles. Comme si elle était un véhicule de savoir digne, comme si elle était un savoir, comme si elle était digne… Il s’amuse : on l’apprend dans les écoles maintenant, sourit-il, désabusé, un drôle de sourire sur son visage d’enfant, il mime le désarroi, les sourcils se lèvent, dessous on voit des yeux noirs, très noirs, inquiets je dirais, d’une inquiétude furtive qui me bouleverse, d’une inquiétude qu’il ne dit pas, ne dit jamais - ou alors s’il la dit c’est par cette façon rapide de faire des phrases, de les avaler, les phrases, à l’oral, de se précipiter, de nier ce qu’il vient de dire par une expression ancienne, empruntée aux grands-pères, une interjection : té. Et de secouer la tête, à droite, à gauche. Et de pincer les lèvres et de gonfler les joues.

Cette année en latin Léo a traduit quelques poètes. Ils sont fous ces romains, a-t-il dit quand il a lu chez Catulle nihil super vocis est in ore, rien d’une voix n’est dans ma gorge, on aurait pu dire nulla vox, aucune voix, dit Léo parfaitement à l’aise en grammaire latine mais ce rien, ce pronom, ce rien qui est, qui devient quelque chose dans la gorge, qui irrite, ce rien, c’est gênant. Il est agacé. Aussi agacé et aussi paralysé que le poète devant l’objet de son amour dans ce poème imité de Sappho par Catulle. Ma langue s’engourdit, mes oreilles résonnent, un voile de nuit couvre mes deux yeux, dit le poète à l’idée, à l’idée seulement, de regarder en face son amour. Celle qu’il aime paralyse le poète qui se plaint qu’à sa place d’autres s’en sortent bien, sourient et supportent.

Puis Léo a traduit Lucrèce. Il a compris que des simulacres tombaient, inclinés, du ciel, sans cesse, de tous côtés, partout, ils s’accrochaient, se joignaient pour fabriquer des formes complexes, des centaures ou des minotaures. Ils nous faisaient obstacle, ténus ne pouvaient fendre nos prunelles, passaient donc per rara corporis, par les mailles du corps. Les images fantastiques issues des petites peaux détachées des choses et recomposées au hasard de leur circulation dans les airs, au hasard de leurs rencontres, nous fonçaient dessus. Elles nous passaient dans le corps à défaut de nous toucher les yeux : voilà l’imagination. Les petites peaux étaient comme la toile d’araignée ou comme la feuille d’or, belles, subtiles. Léo s’agitait sur sa chaise, soufflait, s’est mis à souffler très fort, de plus en plus fort. Après qu’il a soufflé très fort, il a été un peu déprimé. Il a dit : je n’ai aucune imagination, aucune imagination. Je les vois pas, vos pellicules, vos petites peaux. Lisa, Elise, Aurélia, Thomas, Yann, Coralie, Charlotte, ils sont nés avec ça, avec ces images qui n’ont rien à voir entre elles, ils les mettent côte à côte et moi, , et il s’est mis à parler vite, à souffler, , à parler trop vite, les mots s’écrasaient dans sa bouche.

En français il a écrit une sorte de poème : Ce que je voudrais être. Je voudrais parler moins vite pour qu’on ne me demande pas de répéter. Je voudrais ne pas avoir l’esprit de compétition. Je voudrais me lâcher. Je voudrais être moins cartésien. Je voudrais avoir un frère aîné. Je voudrais ne pas avoir de pression.

Les images fantastiques, ce n’est pas pour moi, pense grosso modo Léo qui fait des performances à l’école. Léo ressemble au poète narrateur qui s’adresse en cachette à Lesbia, sa langue s’engourdit quand il aime.

On connaît des enfants qui jugent que ce n’est pas pour eux, la chose intellectuelle, la chose scolaire. Des souffrants de la performance, on en connaît aussi. Moins souvent, des gamins de 13 ans qui savent qu’ils en souffrent, de la performance. Qui guettent non pas inquiets mais effarés leur rapport au symbolique, aux images fantastiques, à ce qui fait glisser la langue quand le rien devient quelque chose, ce petit caillou dans la gorge.


[1] Philippe Longchamp, Et dessous le sang bouscule, Cheyne éditeur.

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