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Billet de blog 23 avril 2015

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Une chance pour l'Europe (Athènes, 22 mai)

190, Thrakomakedonon, 13672 Athènes, Caroline a trouvé l’adresse. A force de comparer nos plans et nos cartes d’Athènes qui n’allaient jamais assez loin, on a su qu’il fallait se diriger vers le nord-ouest, aller à Acharnai, où nous prendrions un taxi - et si nous ne trouvons pas de taxi nous marcherons, après tout Google Maps annonce une heure de marche, pour onze minutes en voiture, nous pouvons marcher une heure, nous partons de bonne heure.

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190, Thrakomakedonon, 13672 Athènes, Caroline a trouvé l’adresse. A force de comparer nos plans et nos cartes d’Athènes qui n’allaient jamais assez loin, on a su qu’il fallait se diriger vers le nord-ouest, aller à Acharnai, où nous prendrions un taxi - et si nous ne trouvons pas de taxi nous marcherons, après tout Google Maps annonce une heure de marche, pour onze minutes en voiture, nous pouvons marcher une heure, nous partons de bonne heure.


La rue Acharnon, les panneaux A louer et A vendre, la présence des plantes, jardineries, les bâtiments en cours, Alpha bank que ne gardent pas les policiers comme au centre ville cet été, rue Philadephias, on continue - sous ce petit auvent, envahi de végétations, un homme se tient debout, les cheveux dans le vent, il est droit, immobile, nous passons.
Ce très jeune homme chante dans le bus, il ne parle pas l’anglais, il dit qu’il est égyptien mais nous ne comprenons pas ; un voisin grec traduit en français : il vous dit qu’il est égyptien et vous demande où vous allez, on le lui dit, Amygdaleza. Il ne réagit pas puis réagit. Il nous indique un arrêt et nous nous arrêtons. Nous demandons notre chemin à un homme qui bricole sa voiture. Amygadelza ? Il hoche la tête, il nous dit à gauche, encore à gauche, par là. Quatre kilomètres, il faut y aller à pied. Prêtes ; nous apercevons un taxi, lui courons après.
Les chauffeurs de taxi sont deux et ils sont partenaires, nous explique celui qui occupe le siège passager, si on est arrêté par la police, dire qu’on partage la course, ok, il nous explique le truc avant de savoir où nous voulons aller, nous nous demandons s’il va d’ailleurs nous demander où nous voulons aller, en attendant ça roule, le monsieur explique en anglais et interrompt le chauffeur qui veut expliquer lui aussi, poursuit en espagnol, je ressemble à une basque de Bilbao, quant à Caroline on voit bien qu’elle est française dit-il, bientôt on arrive à glisser qu’on va à Amygdaleza, les deux garçons nous amèneraient plutôt danser, disent-ils, c’est  la fête de Saint Georges aujourd’hui mais hay que trabajar, le travail avant tout, le monsieur assis sur le siège passager dit qu’il était dans la légion étrangère, il a travaillé en Corse et c’est là qu’il a appris l’espagnol ; l’autre, le conducteur, tente de dire qu’Amygdelza, c’est un gros problème, le problème de la Grèce, dit-il, non, dit-il, le problème de l’Europe.
Première porte. Nos conducteurs de taxi nous ont arrêtées un moment, le temps de nous offrir des gâteaux à la cannelle, très bons, c’est pour vous, on remercie, on en a mangé toute la journée devant le camp d’Amygdaleza.
Première porte, donc. Premier dialogue, en anglais. Nous venons visiter le camp. Parler aux réfugiés.
Incompréhension.
Refugees. Strangers. People who come from other countries.
Ah, Afghanistan, Pakistan, c’est à gauche, longez par ici, à gauche : l’école des officiers de police. Non, on ne veut pas parler aux officiers de police, on veut parler aux réfugiés.
Pourquoi ?
Parce qu’on va écrire quelque chose sur les conditions de rétention des migrants en Grèce.
Sur la gauche, deuxième porte, la porte des visiteurs.
Deuxième porte, celle indiquée, après celle de l’école où en effet des apprentis policiers jouent au foot. Les visites se tiennent de 15 heures à 17 heures, vous avez un café là-bas pour attendre. Il est midi. On boit plusieurs cafés.
Ce vieux monsieur qui demande à Caroline si elle écrit une lettre d’amour et lui retire un brin d’herbe des cheveux, ce vieux monsieur qui comprend Gallina au lieu de Gallica, ou fait semblant de le comprendre, la poule, et plus tard, quand nous suivrons le petit chemin de collines et d’oliviers, quand nous surplomberons le camp de rétention d’Amygdaleza une petite fille, une poule dans les bras, nous saluera d’en bas, bien fort : Ya sas !
J’ai pensé : le vieux monsieur, la poule et la petite fille.
Ce monsieur pakistanais qui attend devant l’atelier de fabrication de pots pour plantes de jardin, à qui on demande s’il sait où sont les étrangers et qui dit : moi j’ai mon passeport. Tou kosmou, ta phuta, d’un côté pour le jardin, de l’autre pour les semences, ce café-ci, Picadilly, cet autre café où nous sommes installées depuis midi, dont nous n’avons pas retenu le nom, ce bistrot qui fournit les policiers du camp en cafés frappés et sans doute les nourrit et nous assisterons à la livraison des cafés une longue heure, tout à l’heure, debout plantées devant la grille du camp, nous attendrons depuis 15 heures comme on nous a dit puis comme on nous a confirmé à 13, venez à 15, une voiture de police vous conduira aux réfugiés, c’est vrai que d’ici on ne voit rien, si ce n’est les plantes, les vieux messieurs, les petites filles, les poules et les pots et les flics qui jouent au foot, une voiture vous conduira là-bas, aux réfugiés : c’est ce qui nous a mis la puce à l’oreille, après tout nous avons le temps de contourner, de marcher sur le chemin, de faire le tour du camp.
Nous avons fait le tour du camp, par le chemin des collines et des oliviers. Ici et là aussi une pancarte cuivrée, éblouie de soleil, annonce que la zone est électrifiée. Nous hésitons à avancer. Trente mètres de zone électrifiée, est-il annoncé. La petite guérite en face de nous est la seule à être occupée, elle surplombe une plateforme où une dizaine de chiens jaunes aboient fort quand nous passons, une dizaine de chiens en hauteur, entre camp et collines aux oliviers, une dizaine de chiens nous font sursauter, pas des drones mais des chiens, cerbères dit Caroline, j’ai mal à la gorge, on fait demi-tour, l’animalité d’Amygdaleza, les corps en attente d’Amygdaleza.
Nous sommes cinq ou six à attendre, bientôt davantage, nous demandons aux policiers qui se relaient à la porte, la dernière, celle où nous attendons la voiture qui va nous conduire aux blocs, nous demandons aux policiers pourquoi les horaires ne sont pas respectés, c’est de 16 à 17, à 16 heures une voiture viendra vous chercher, mais tout à l’heure c’était à 15 heures, je ne suis pas responsable dit celui-ci, je ne suis pas responsable, dit le prochain et : je ne suis pas d’ici.
Chacun de nous a posé à ses pieds des sacs en plastique remplis de nourriture. Une dame, enceinte, du Bengladesh peut-être, dit Y, offre des sandwiches à qui en veut, à nous aussi. Nous attendons.
Les policiers sont une vingtaine, jeunes hommes et jeunes femmes, viennent chercher au grillage leurs cafés frappés que le bistrot d’à côté leur livre au fur et à mesure et à moto. Nous attendons.
Est-ce que quelque chose a changé depuis février ? Non, rien n’a changé. Peut-être, nous dit-on, quand même, oui : moins de contrôles en ville, des arrestations moins nombreuses. Et puis on peut sans doute quitter la Grèce plus facilement. En juin je quitterai. En juin je quitterai pour la France. On entend dire qu’on ne reste que six mois en rétention mais on ne l’a pas constaté, on ne peut pas dire, la moyenne c’est un an, ce qui a changé c’est que tu ne restes pas après dix huit mois, avant tu voyais des gens qui avaient vingt et un, vingt deux mois de rétention.
Le gouvernement d’Alexis Tsipras a promis la fermeture d’Amygdelza, ici on n’est pas au courant, a promis la fermeture dans cent jours, promis fin février la fermeture d’Amygdaleza dans un délai de cent jours, ici on n’est pas au courant, on dit qu’après six mois de rétention on va nous donner un papier pour quitter la Grèce mais pourquoi six mois alors.
Et que vont faire nos policiers, une bonne dizaine par blocs.
Et notre bon bistrot qui livre les cafés frappés que fera-t-il quand les policiers d’Amygdaleza n’auront plus leurs  peisonniers à la santé de qui boire les cafés frappés livrés au portail d’Amygdaleza.
Nous attendons dans le soleil ; bientôt le vent se lève.
Caroline part au bloc Alpha avec les Afghans, en camion. Je suis le convoi du bloc Bêta, en voiture, avec Y. Nous sommes cinq dans la voiture, deux policiers, trois visiteurs. Nous allons rencontrer le frère de Y.
Passeport. La cérémonie de l’ouverture des sacs de nourriture. Notre policier revêt des gants en latex. Ne fouille pas mon sac. Fouille les sacs de nourriture. Ouvre les pots de Nutella et ouvre le paquet fermé, acheté au Lidl, de sucre en poudre. Se fait un devoir de verser le sucre dans un sac plastique troué, comme s’il y cherchait quelque chose. Pourquoi faites-vous ça, je lui demande, c’est une vraie question, que craignez-vous, avez-vous des ordres pour verser le sucre ?
I don’t understand, dit-il.
Les gants et chaque orange est inspectée.
Chaque orange du Lidl inspectée par les gants latex.
On fait sortir de derrière les grillages, où s’accrochent des hommes enveloppés de couvertures, A, le frère de Y.
A est face à nous ; on nous installe dans l’allée du bloc Bêta. On nous dit de garder les distances. Devant nous le policier n°2, un peu plus avenant que celui aux gants, écoute. Nous parlons français : ils ne sont pas très éduqués, dit A, ils ne comprennent pas. Quand nous écrivons sur mon cahier nos adresses mail le policier n°1 qui a retiré ses gants et me rappelle à l’ordre des corps d’Amygdaleza (on ne s’avance pas), approche. Il lit par dessus l’épaule de A. S'éloigne. Revient : pose aux pieds de A le sac de nourriture fouillée. Non, dit A. Pas comme ça. Tu ne peux pas me le donner comme ça. A brise la stricte géographie des corps, s'avance pour installer le sac de nourriture sur la table des policiers. Recommence. Donne-le moi correctement. Le policier lui tend le sac.
Cinq minutes. C’est fini. Nous insistons. Ligo. Un peu. Nous avons attendu longtemps, nous sommes venus de loin pour voir A et cinq minutes c’est peu, c’est très peu. I can’t, répond le policier un peu plus avenant.
Tu peux, c’est vrai.
Il rit, il rit vraiment et le policier moins avenant dit : c’est fini, on monte en voiture.
On roule.
Finito, a dit le policier aux gants latex.
Dans la voiture : est-ce que votre travail est difficile ?
Oui c’est difficile, les personnes sont dangereuses et il y a beaucoup de bruit.
Et à la prochaine question : time is up. 
Fermeture du portail et retour vers Athènes, cette fois nous prenons un bus, que nous indique Y.
Les deux pakistanais à l’abri de bus : vous étiez à Amygdaleza ? Pour une organisation ?
Pour l’humanité, dit Caroline.
Rien n’a changé, disent-ils. Six mois il paraît mais pourquoi six mois puisque.
Le pakistanais dans le bus qui montre son passeport Shenghen : une chance. Syriza une chance pour la Grèce et une chance pour l’Europe.
Le monsieur algérien qui parle toutes les langues, du berbère au grec et qui connaît Marseille. 
Le monsieur qui a fait une bêtise et montre sa plaie ouverte à la jambe gauche, sa femme l’a quitté après la bêtise, sa lune de miel, c’était à Toulon.  
Le clochard, un looser man, dit le monsieur pakistanais, a poor man, qui renverse son café frappé parce qu’il sombre.
Y qui nous raccompagne rue Nomikou, merci Y.

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