Le choc 2002, mon fils tout petit, Bayonne, le 1er mai, cette ferveur, il fallait voter, plus nous voterions plus notre vote signifierait autre chose que ce qu’il semblait, plus nous serions nombreux à voter pour le même homme et moins son nom compterait, moins son nom serait signe mais autre chose serait signe : le refus d’une façon de vivre et de penser, le refus de l’inégalité posée comme principe.
Le choc 2012, la télé pour une fois regardée, le visage de la fille de l’homme qui, l’annonce des 20%, quelques heures plus tard ce sera infimement plus bas mais je n’ai retenu que le premier chiffre annoncé, le choc, donc, 2012, 20%.
La très grande conscience que pour le PS ce serait une tache incroyable, qu’il faudrait une sacrée volonté, un acharnement, beaucoup d’espérance, de la joie et de l’imagination pour inverser les lignes.
On avait parlé du vote des étrangers, et puis.
Les affiches déjà prêtes, à l’issue des Municipales, le FN déclaré, dès avant le vote, premier parti de France.
Le lyrisme de Valls, avant les départementales, comme s’il se rendait compte, mars 2015, de la montée du FN - et s’il n’y a rien à dire, en effet, responsabilité des électeurs, démagogie et mensonges du FN, certes ce n’est pas aujourd’hui que Valls découvre le FN, certes il a une idée de ce qu’est l’apartheid social, qu’il nomme, certes il sait comment, socialiste, démanteler les camps roms - il a lui aussi dragué, peut-être moins vulgairement et plus hypocritement que ses prédécesseurs, les français qui ont peur et qui se sentent seuls.
Dire où en est la confiance dans l’élan politique…
2015, et on a mis plus de dix ans à le voir venir, le danger FN ? Le danger. Non, le danger c’est vous. Non, vous. Comme des enfants. Les mots creux, qu’on se jette à la figure. On en fait des paquets. Dans les paquets : corruptions, démagogies, danger, fascisme, on ne fait pas de détail.
La bataille de mots devenus des enveloppes à n’importe quoi.
En attendant, plus de mots, moins d’expériences et un imaginaire qui galope comme il peut.
Dans une classe d'atelier, un jeune enfant, mars 2015, m’explique que la chute des Tours jumelles c’est les Etats Unis qui. Les complots ont la vie longue, rien ne convainc l’enfant, sinon les articles qui circulent encore et qu’il lit avec passion.
En voilà un qui fait quelque chose avec passion.
Cependant, on se réjouit pauvrement de quelque pourcentages de plus de participation par rapport à 2011 quand la moitié des votants ne votent pas.
Monsieur T, rencontré à l’Agora, à Châtelet, toujours pas de permis de séjour après 14 ans passés en France mais s’il en avait ça ne changerait rien au voeu qu’il fait : si je pouvais voter, et son sourire.
Ce gamin, il n’y a pas si longtemps, dans un tout petit village du Sud-Ouest : quand Leclerc sera écrit en lettres arabes, vous comprendrez enfin.
C’était idiot, ce qu’il nous dévoilait de son horizon, Leclerc et la peur de l’autre. On a eu un peu de peine.
Celui, moins gamin, qui voyait des drapeaux aux fenêtres, des drapeaux d’Afrique du Nord, voilà, dans notre rue même, et il était le seul à voir.
Mon canton de Bayonne, ses 18% de votes FN alors qu’il n’y avait pas de liste aux municipales, que personne ne connaît la fille et le gars sur l’affiche alors que tant d’autres, sur d’autres affiches, font un boulot de terrain et le font depuis des années.
20% dans le village des Landes où j’ai grandi.
Ces gamins qui se radicalisent, comme on dit, aux lisières des villes et dans les campagnes, par ennui, besoin de sens et imaginaire à fleur de peau. Ils vivent ou croient vivre ce que vit l’autre, en Palestine. A Abou Ghraib. Ils vivent ou croient vivre ce que vivent ceux que l’Occident ou l’Europe abandonnent, en Syrie.
Ludovic revient de Calais.
Il y a beaucoup de Syriens parmi ceux qui tentent de passer en Angleterre.
Cet atelier d’écriture, dans un bon lycée de province, des Terminales L, ces élèves qui disent eux-mêmes qu’ils vivent dans un coin privilégié. Une jeune fille : ici, ce n’est pas la vraie vie. Leur attention (partagée entre l'atelier et l'écran de leur téléphone portable), leur politesse, leur prof qui dit : rien ne marche mieux que quand on propose des sujets d’imagination, de fiction. Ils sont doués pour le travail individuel d’imagination et de fiction. Ils accrochent moins avec le travail collectif.
C’est sans doute ce qu’on a voulu, ce qu’on veut encore, ce qu’on veut pour nos gamins, qu’ils ne vivent aucun danger, pas trop la vraie vie, comme disait la jeune fille, qu’ils déploient leur sens créatif, leur imagination, librement ou ce qu’on appelle librement.
Il y a des écoles pour ça. Parfois, mes amis choisissent ces écoles pour leurs enfants, pour qu’ils ne soient pas privés d’imaginaire, pour qu’on aille à leur rythme, surtout, pour qu’ils s’épanouissent. Et ils s’épanouissent et ce n’est pas le pire qui peut leur arriver.
Qu’on leur donne un travail perso créatif et ça va tout seul.
Cette classe de gamins, en pré-professionnel, entre 14 et 16 ans, on écrivait sur la vraie ou fausse vie d’un grand-père ou arrière grand-père, parfois c’était la guerre d’Algérie, parfois une grève, pour d’autres l‘arrivée en France, du Portugal. On partait d’objets et de photos. On ne pouvait écrire que du vrai de vrai. Précisément. Brièvement. Puisqu’on ne pouvait pas savoir, en fait. On ne pouvait rien ajouter. On était très prudent. Ceux parmi eux qui jouaient aux jeux video osaient davantage. Jouaient à la fiction, un peu.
On a un problème d’imaginaire. Il est tellement mal partagé, tellement dirigé par ici, tellement libéré par là-bas.
Qu’il prend la place, en dernière instance, parfois, de savoir. Imaginer au lieu de comprendre, au lieu d’apprendre.
Cette élève, il y a quelques années, arrêtant le latin, matière contraignante s’il en est, et rigoureuse, parce qu’elle avait besoin de laisser aller son imaginaire, disaient ses parents, ça ne paraissait pas si fantaisiste que ça, si déplacé : c’est vrai, tout est si contraignant.
Aux municipales, l’année dernière, Bayonne n’avait pas de liste FN. Le canton 3 de Bayonne a voté à 18% FN. Apparemment, en la plupart des cantons de France, voter FN donne de l’horizon. Plus quand il y en a moins, moins quand il y en a déjà un. Un horizon aussi gris que celui qui paraît (et peut disparaître aussi vite, je le crois) dans les paroles du gamin qui dit, depuis la campagne où il vit : quand vous verrez Leclerc écrit en arabe, vous comprendrez.
Monsieur T a le corps malade. Une hernie discale, des douleurs partout, la kiné lui a dit que son corps avait besoin de doux exercices. Deux fois il est resté 45 jours à Vincennes, au Centre de Rétention. Après tout, quand tu as le corps si malade. Il n’est pas expulsable, son ambassade ne le reconnaît pas. Après tout, c’est un peu de repos, on te donne à manger. Tu peux dire tout ce que tu veux mais à Paris tu ne peux pas mourir de faim.
Si c’est pas une raison suffisante.
Tu ne peux pas mourir de faim.
Il y a les poubelles et tu vois je ne suis pas malade, c’est Mac'do qui fait ça le mieux : ils jettent dans les poubelles mais c’est encore emballé, c’est propre, si tu demandes ils te donnent. Et quand c’est périmé de 5 ou 6 jours, t’es pas malade. Non à Paris tu ne meurs pas de faim.
Monsieur T est porteur de piano. Vous portez les pianos dans les appartements pleins de bourgeoisie ? Non, dans les appartements plein d’amour, parce qu'il en faut de l’amour, pour le piano.
C’est un métier très difficile. On va en Espagne chercher des pianos, dans les petits villages de la frontière, très jolis avec les montagnes, on achète du vin et des cigarettes et on ramène les pianos à queue. On les monte dans les immeubles, aux étages, la sangle te déchire si tu sais pas exactement comment faire, la première fois, j’ai dit je ne peux pas, il faut m’aider, les acheteurs de piano ont aidé à le monter, on a poussé ensemble.
Monsieur T a tout perdu dans l’incendie du squat de Saint Denis, en 2004. C’est un gars qui lui avait demandé s’il pouvait s’installer là et Monsieur T a dit oui, comme toujours il dit quand on lui demande. Il faisait si froid que le jeune gars a mis des couvertures partout. Sur les murs, les fenêtres et sur le petit chauffage électrique. Soudain il y a eu une lumière blanche, électrique. Une infinie lumière. Si on avait su, on se serait allongé sur les flammes. Mais on a jeté des seaux d’eau. Jamais un feu pareil. Tout a été perdu. Les photos d’enfance, l’enfance, tout, les souvenirs de la mère de Monsieur T en Côte d’Ivoire, le carnet de santé qu’elle avait envoyé, disant : fais ta vie, mon fils, fais ta vie, ne m’envoie rien, on se reverra là-bas.
Un matin j’ai eu un coup de fil, mon employeur a dit : ça ne va pas, j’ai dit : j’ai perdu ma mère ce matin.
Tout est perdu mais rien n’est perdu, on garde pas de trace mais les traces sont là. 2004.
Ce visage de gamin né en 1961 ? C’est que j’ai rien vécu, rien fichu, rien fichu, rires, rien fichu mais beaucoup de travail quand même, et le corps douloureux, avec une hernie, et ce qu’il me faut faire, les infiltrations.
Du travail mais il reste rien pour les fiches de la régularisation.
Porteur de piano, on ne te demande pas de papiers, c’est trop dur.
Quand la terre a soif elle demande à boire et le ciel le lui donne, c’est qu’ils sont reliés, c’est pas chacun son coin, c’est comme toi et moi, là, on fait ce qu’il y a de mieux à faire, on raconte, se raconte, on est pas dans un monde chacun le sien.
On est jamais tout seul, tout le bien qui te vient te vient de l’autre, le mal aussi comme dans mon cas, avec le squat et l’incendie, te vient de l’autre, mais ce mal même c’est du bien puisque il te vient de l’autre, il est tout en fonction de l’autre.
Jamais tu n’es tout seul, est-ce que tu vois ce que je veux dire.
Et il y a les anges. Ceux que tu ne vois pas quand on parle comme ça, dans cette journée qui est venue comme une naissance, où je ne savais pas qu’on se rencontrerait. La nuit tu dors, tu es dans l’entre-deux comme une mort et la journée se lève comme se lève la vie, une nouvelle.
Et il y a les anges, qui sont là et ne veulent pas qu’on les voie parce qu’ils n’ont pas besoin qu’on les voie, mais ils se régalent, quand on se parle comme ça, toi et moi.