Le rythme de la pensée, c'était le thème des journées à la Grande Plage, à Biarritz, organisées par Pascal et Martine Convert et toute l'équipe de l'école des Rocailles.
J'ai pensé qu'on pouvait prendre l'exercice de la lecture (lecture pris au sens large, très large, de récitation, traduction, écriture, recomposition) et se demander : que fait, dans ce travail de répétition de textes, le langage à la pensée ?
Paul Ricoeur, commence ainsi Temps et récit : « le temps est une rumination sans conclusion à laquelle seule réplique l’activité narrative. »
Aux continuelles apories du temps, Saint Augustin a tenté de répondre. D’abord, est-ce que le temps est quelque chose ? Puisqu’il n’a pas encore de futur et n’a plus de passé et qu’il ne demeure pas, on peut répondre que non, le temps n’existe pas. Pourtant nous en parlons, nous parlons dans le temps, nous utilisons des temps verbaux, nous évoquons le passé, nous imaginons le futur. Alors, c’est le langage qui donne de l’être au temps ?
En effet, les choses existent en tant qu’elles sont racontées et prédites. Elles existent, ces choses passées et ces choses futures- puisque l’expérience de langage en atteste.
Mais où existent-elles ? Où est leur lieu ? Leur espace ? Les choses qui existent existent en un lieu. Eh bien elles existent dans un présent étrange, un présent prêt à accueillir une multiplicité : un gros présent. Ce gros présent accueille le souvenir (l'image du passé, l'empreinte laissée par les événements et fixée dans l’esprit) et il accueille aussi la prévision. Une pré-perception, un signe de ce qui va se passer. Notre présent est élargi, ce n’est pas un point, comme on a pu le penser, ce n’est pas non plus un passage, une transition.
Le présent possède des images et des signes : la mémoire et l’attente. Où est-il, donc, ce gros présent ? Il est dans mon esprit, il est dans l'esprit de celui qui parle, qui peut dire : je dis que je suis, que je fus, que je serai. Il y a donc trois temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Le temps est psychologique. C'est un temps d’énonciation. Et on a fait là un grand pas. On a écarté la solution cosmologique et trouvé dans l’esprit cette structure de triple présent. Jusque-là, on liait le temps au mouvement, aux mouvements des astres. Là, abandon de la cosmologie - et on arrive dans l’esprit. On a trouvé ça. Mais on n’a toujours pas trouvé ce qui taraude depuis le début – et que j’ai mis de côté jusque-là : comment le mesurer, ce temps ?
Comment mesure-t-on les séquences, comment sait on si un laps de temps est long ou bref ? La cosmologie n'aide pas : le mouvement des astres peut varier et ce qu’on appelle un jour est tout relatif à ces variations. Imaginons que le mouvement des astres s’arrête, eh bien le temps ne s’arrêterait pas forcément. Le mouvement des astres n’est pas un bon critère de mesure du temps. Retour à l’intérieur de l’esprit.
On trouve là une notion très importante pour toute la suite, pour comprendre ce qu’on fait quand on raconte, récite, traduit ou lit. La distentio animi.
Saint Augustin écrit : « il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distension mais de quoi ? Je ne sais mais il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même ».
On note les précautions oratoires, la négation, le conditionnel et le subjonctif. Saint Augustin y va prudemment. L’extension du temps (vers le passé et le futur) est une distension de l’esprit. C’est en tenant compte de cette distension (l’esprit s’étend, s’extend, se détend) et du triple présent (ce que j’ai appelé le gros présent, le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur) qu’on pourra mesurer le seul temps que l’on puisse mesurer, connaître : notre temps de mortel.
Prenons un exemple, finit par dire Saint Augustin. La récitation d’un poème par cœur. Ou, même, d’un seul vers. A l’intérieur du vers, syllabes brèves et syllabes longues alternent. Voilà le rythme. Quand je récite, je fais un acte qui procède d’une attente tournée vers le poème tout entier, que je connais par cœur. Je vais jusqu’à épuisement du poème. Et le présent, ici, c’est l’intention présente, c'est ma concentration, en quelque sorte (praesens intentio). L’esprit travaille dans différentes directions : il attend (expectat), il se rappelle (meminit), cependant qu’il est attentif (adtendit). Autrement dit : je pense à ce que j’ai dit, à ce que je vais dire et néanmoins mon attention est toute présente. C’est, ça le phénomène de distentio animi. C’est ce qu’on fait, toujours, quand on lit, répète, récite, explique. Quand on a une notion du temps. C’est la seule manière de mesurer le temps, celui qui est enclos dans notre esprit, notre temps - mesuré à notre façon d’avancer les syllabes.
Que le temps est attesté par le langage, cette intuition du début, s’est confirmée.
Ce que j’aime beaucoup, mais ce n’est pas chez Saint Augustin, c’est qu’avec cet exemple-là, où on mesure le temps par longueur de syllabe et brièveté de syllabe, où on voit marcher l’esprit en avant et en arrière qui en même temps se concentre dans « l’intentio », on fait plus que mesurer les laps de temps. Après tout, on peut imaginer d'autres sons, longs et brefs, à mesurer. C’est d’ailleurs le premier exemple de Saint Augustin, les sons ou cloches qui résonnent.
On fait plus que mesurer les laps de temps : ici, dans le poème, il y a le sens. Ce sens auquel l’esprit s’applique (en avant, en arrière, dessus) ajoute une valeur à la mesure du temps. Peut-être est-ce la raison, le sens, pour laquelle l’esprit s’applique autant ? Peut-être que ça vaut drôlement le coup, la distension ? Ce qui est dit, dans le vers clos (fini, possédant un temps mortel) lie la capacité d’un esprit de mesurer à la capacité d'un esprit à avoir du plaisir, à comprendre et à ne pas comprendre, à deviner, à chercher, à poser (encore une fois dans l’enclos fini et limité de l’œuvre mortelle) quelque chose comme de l’immortalité.
« Nous revenons toujours aux poèmes qui nous rendent le travail ardu. Ils nous enseignent à aimer nous laisser troubler par la difficulté. »1
Le temps humain est donc mesuré par le rythme, par le sens né du rythme et par la difficulté offerte par le sens – difficulté qui donne du plaisir.
*
Exemples concrets et simples, expérimentés dans le cadre d’un groupe, une classe de 4ème, à l’école. Deux expériences qui peuvent dire quelque chose de ce que fait l’esprit quand il s’applique à traduire, ce qui est une autre façon de de lire (ou de réciter, de re-citer) un vers ou une phrase (plusieurs vers, plusieurs phrases).
La langue de départ pour nous est le latin. Et ça tombe bien, en quelque sorte, parce que le latin possède une syntaxe rigoureuse, une langue à déclinaison, l’imprécision n’est pas de mise. L’ordre des mots est singulièrement libre, puisque chacun est marqué syntaxiquement par sa désinence. Les prédicats souvent avancés les premiers, les verbes souvent à la fin des phrases.
Une langue, disait un élève de 14 ans, où on ne peut pas bavarder, parce qu’il faut attendre que l’un ait fini sa phrase pour la comprendre et lui répondre. Pas de cacophonie.
S’ajoute ici, à la tentative de voir comment notre temps humain s’accorde à la pensée, à la diction, à la ou aux fictions, une autre donnée qui est l’adresse à : le fait de comprendre ensemble, en groupe, d’expliquer à, de dire ou de redire pour les autres. De répéter.
Je dirais que dans l’exercice de compréhension et de traduction, la distentio animi peut vraiment s’exercer. Imaginons que nous sommes débutants en latin (nous sommes débutants). Nous lisons le texte, tendus (distentio) vers sa fin, nous nous souvenons des éléments par lesquels nous sommes passés (ceux du début). Nous sommes en même temps en pleine intentio, en pleine intentio praesens, car il faut regarder et analyser le mot au présent, faire sur lui un gros plan. Il faut ensuite mettre celui-ci en rapport aux éléments qu’on a déjà lus ou qu’on suppose.
Chez Suétone (historien romain entre Ier et lIème siècle après Jésus-Christ) une phrase qui commence la liste des présages de la mort de Jules César.
Proximis diebus equorum greges, quos in trajiciendo Rubiconi flumini consecrarat ac vagos et sine custode dimiserat, comperit pertinacissime pabulo abstinere ubertimque flere.
La phrase, du début à la fin. Un tout, qu’on lit et relit. Puis nous voilà ensemble en atelier de distension psychologique. De déconstruction de la phrase.
On le sait grâce à la désinence des mots, le premier groupe nominal est une circonstance. Nombreuses sont les circonstances. L'objet est au pluriel et avancé au début de la phrase : greges. Les troupeaux. Equorum greges : les troupeaux de chevaux. Pas de sujet dans la phrase, il faut poser cet objet (troupeaux de chevaux) au début, le poser en sachant qu’il lui manque quelque chose, il lui manque un sujet et il lui manque un verbe.
On poursuit le long de la phrase et on arrive au verbe principal, comperit. Il comprend. On voit, alors, secret, caché, le sujet : un sujet qui n’est pas exprimé, qui est compris dans le verbe, qui est singulier, c’est Jules César lui-même. Oh il est discret, JC, juste suggéré.
JC comprend.
Entre cet objet, greges (pluriel), qui commence la phrase, et ce sujet (absent et qu’on devine plus loin dans la phrase, quand on tombe sur comperit) il y a deux actions (consecraverat / dimiserat). Elles sont au plus que parfait. Il est question d'un temps antérieur au temps qui est passé quand l'historien, Suétone, raconte. Après comperit, on découvre deux actions, deux verbes, on les accueille à l’infinitif, flere et abstinere, ce sont des verbes hors du temps, pleurer et s'abstenir - pour la suite des temps.
On a donc un dessin de l’action, de la phrase, en faisant ces allers retours, en avant et en arrière. Ça donne pour l’instant :
(Les jours suivants), les troupeaux de chevaux (V1 + V2) JC comprit que (V1 + V2)
On a une vision globale. On ne comprend pas encore et il faut distendre son esprit vers l’arrière, c’est-à-dire la première partie de la phrase.
Les jours suivants, les troupeaux de chevaux (qu’il avait consacrés au fleuve Rubicon pendant la traversée et qu’il avait dispersés, errants et sans gardien), JC comprit qu’ils s’abstenaient de nourriture et pleuraient abondamment.
Le COD du début, les chevaux, bien mis en valeur, on peut dire qu’il revient 2 fois, une fois il est visible et appuyé, une autre fois le voilà une place grammaticale problématique, fantomatique, il est une image, une empreinte, un souvenir. Il faut que l’esprit fasse ce travail de distension, de tension, pour aller le chercher là-bas, au début de la phrase. On ne le fait pas facilement ce travail-là. Quand on l’a fait, tout s’éclaire, les élèves disent : c’est l’histoire de chevaux ! Ils ne disent pas : c’est l’histoire de la mort de César.
Maintenant qu’on a compris le rythme, la construction, avec nos allers et retours, on peut opérer d'autres mises en tension, ou distension : le temps, l’Histoire, Jules César et le Rubicon (ce moment entre tous de destin, ce moment où fut prononcée la phrase célèbre « alea jacta est ») est mise en relation avec les pleurs et l’anorexie des animaux. De l’Histoire au genre fantastique.
Cette fois il s’agit de Virgile, le chant III de l'Enéide. On est au vers 570, on lit les quelques suivants.
Le port à l’écart des vents était immobile et immense,
Lui. Mais Etna tonne dans d’horribles écroulements.
Parfois il éclate au ciel un nuage noir
Fumant d’un tournoiement de poix et de cendres incandescentes.
Il porte des bulles de flammes et lèche les étoiles.
Parfois les rocs et les viscères arrachés des montagnes,
Il les érige, vomissant, et les pierres liquéfiées sous les airs
D’un gémissement les amasse ; il bouillonne dans les bas-fonds.
(...)
Quand soudain, sorti des forêts, épuisée de maigreur suprême,
Une forme nouvelle d’homme ignoré, d’apparence pitoyable,
S’avance et suppliant tend les mains vers le rivage.
Nous reculons : une saleté abominable, une barbe longue,
Un habit cousu d’épines : un Grec.
Portus ab acessu ventorum immotus et ingens
ipse ; sed horrifcis iuxta tonat Aetna ruinis
Le port dans le premier vers, l'Etna dans le deuxième. Sujets et adjectifs épithètes du sujet sont nombreux. Les éléments sont nommés, qualifiés.
La mer et la montagne (bouillonnante). On entre, sans précaution, dans une opposition spatiale, une tension entre le très bas et le très haut – entre horizontal et vertical.
Le long vers 570 finit par un rejet au vers 571. La phrase nominale est descriptive, hors du temps et du récit, hors d’intrigue. Tranquillité (les deux adjectifs, immotus et ingens, sont coordonnés, pour l’équilibre), horizontalité de la bouche ouverte du port. Le rejet est le pronom personnel, ipse, insistant : le port lui-même. Portus et encore portus. Quand on le trouve, encore lui, au début de ce 2ème vers, les élèves s’exclament, satisfaits de comprendre : c’est un très large port ! Retourné sur lui-même ! Le très large port accueille Enée et ses camarades. Il est clos - tout large qu’il est, il fait en effet retour protecteur sur les arrivants et sur lui-même.
La clôture est provisoire. Le 2ème mot du vers 571, sed, annonce du nouveau. La conjonction est suivie d’un verbe d’action, tonat, qui en promet d’autres, à la suite. Mais Etna tonne et tout s’écroule. Ce qu’on verra : des morceaux de choses impalpables, des matières brûlantes intouchables. Matières considérées du point de vue de leur mouvement, fumées et tourbillons.
Puis, dans cet espace ainsi configuré, il va se passer quelque chose.
Cum subito, e silvis, macie confecta suprema
ignoti nova forma viri miserandaque cultu
procedit, supplexque manus ad litora tendit.
Respicimus : dira inluvies inmissaque barba,
consertum tegumen spinis ; at cetera Graius.
Cum subito : l’entrée en mouvement. La conjonction (elle attendra longtemps son verbe) et l’adverbe de temps annoncent une surprise. Quelque chose va se passer. Lorsque soudain...
E silvis : sorti des forêts, quel bazar, on ne voit pas bien, il y a des buissons, la forêt mais au pluriel.
Ce qui se passe, on ne le saura que 3 vers plus loin : procedit.
Quelqu’un ou quelque chose avance.
Quel est le sujet de procedit (= avance) ?
Nova forma miseranda … supplex…
Reprenons : le jour est venu. L’aurore et sa première étoile dispersent la nuit mouillée. Arrive quelqu’un. Rupture : cum subito. Après la mer, le passage par le port (reposant et provisoire), le tonnerre et la souffrance d’Etna auxquels Enée et ses compagnons ont assisté impuissants, sorti des forêts, vient quelqu’un. Petite chose, forme indistincte, qui a bien du mal à sortir des bois et à se faire reconnaître. D’abord, de cette chose, tout est féminin. Et elle est marquée, la forme, par du « moins » : maigreur, adjectif confecta. Enfin, le substantif : forma. Une forme épuisée. On garde la maigreur. Forme épuisée de maigreur. Et, l'épithète, nova. Nouvelle forme. Nouvelle, jamais vue. Extraordinaire, étrange, qu’on ne peut pas identifier. On ajoutera pitié (miseranda) et supplique (supplex). Mais avant : ignoti, inconnu. C’est de pire en pire mais il y a un retournement : on est passé au masculin. Ignoti viri. Une forme nouvelle épuisée de maigreur d’homme ignoré. On aura mis du temps avant d’apercevoir l’homme sorti des bois. Et encore, on peine à le reconnaître tel.
Il reste marqué au sceau de l’indistinction. Quand la forme commence à être définie, elle l’est abstraitement : une saleté effroyable. Puis barba immissa, une barbe très longue. Une saleté et un morceau poilu. L’odeur et l’apparence vagabonde – et toujours pas de traits humains. Puis des haillons cousus d’épine. Progressivement paraît l’image. On pense à Robinson sur une île, qui pue, on pense à Philoctète, qui pue aussi sur l’île de Lemnos, où l’oublia… Ulysse. Philoctète et Robinson cousent eux-mêmes, avec les moyens du bord, leurs vieilles guenilles. Le personnage hirsute de notre histoire fait de même. Il s’approche. On le voit alors. Et cetera, Graius. En bref, un Grec, dit Virgile – c’est-à-dire dit Enée dont c’est le point de vue, qui était caché dans le repli dans les bras du port.
Enée et le Grec viennent de Troie. Ils se sont affrontés, les leurs se sont affrontés, à présent ils se rencontrent sur l’île aux Cyclopes où, les lecteurs (contemporains ou non) de Virgile le savent, Ulysse s’est illustré.
Indistinct, de genre confus, à peine humain : voici un des célèbres vainqueurs de la guerre de Troie. Le voici, le vainqueur, 700 ans après qu’Homère a raconté les peines et les ruses des vainqueurs. A quoi ressemble un héros épique ? Le temps des géants et des héros est révolu, on est rentré dans le documentaire, en quelque sorte, et voilà face à face Enée le vaincu et la vraie figure du Grec, l’oublié. Vainqueurs et vaincus face à face, peureux et sales. Le vainqueur est dans l’état le plus pitoyable mais c’est encore lui qui possède la capacité du récit. C’est lui, sur un mode ironique sans doute, qui après Homère va raconter l’histoire fameuse de Cyclope.
La répétition : d’Homère à Virgile. De Virgile et de ses lecteurs contemporains de générations en générations jusqu’aux enfants ou adolescents, les nôtres, qui poussent un cri quand ils comprennent qu’on est sur cette île des Cyclopes, celle qu’ils connaissent déjà parce qu’on leur a lu ou raconté l’Odysée et que la forme nova et sale à la barbe puante, c’est rien d’autre qu’un copain d’Ulysse. Les siècles sont tout petits, la pensée toute rythmée par nos phrases. C’est grâce à la syntaxe, pas à pas, mot à mot, comme de fourrés en fourrés, qu’on l’a débusqué, ce Grec-là…
*
Travail inépuisable de temps et de texte, de répétition, de répétition du sens, de découverte du sens. Voir dans le texte notre vie rythmée : c’est possible. Parce que ces textes portent avec eux des sens forts, puissants, pas toujours déchiffrables à première lecture. Si complètes que soient les explications, le travail d’élaboration et d’analyse ne sera jamais fini, nous aurons toujours du travail et du plaisir à tenter de comprendre. 2
Ce travail de temps et de texte nous a menés, précisément, dans le 2ème exemple, celui du chant III de l'Enéide, à voir venir une image dans le texte, laborieusement peut-être on a vu se lever une idée, pas seulement une idée, une forme, comme dit Virgile, étonnante, qu’on connaît déjà et nouvelle à la fois, qu’on reconnaît et qu’on n’en finira jamais de répéter. Cette forme nous inscrit dans le temps des hommes, nous inscrit dans la suite des générations et nous inscrit dans l’espace d'un texte (vers, phrase, texte), c’est à dire dans un espace fini d’infinie répétition. Le Grec oublié par Ulysse des siècles avant le moment où Virgile réécrit l’histoire à son tour.
Lire et traduire, c’est répéter. Ecrire, c’est répéter.
Cet espace du texte littéraire et de la pensée (jamais l’un sans l’autre, le rythme est dans la syntaxe), je suis sûre qu’il est un espace de résistance. En ceci qu’il est l’espace d’une joyeuse finitude humaine - toujours à redire, répéter, qui donne l’idée d’autre chose, toujours.
«Je ne suis pas exactement au clair sur ce que peuvent être des gowans, dit Mr Micander lorsque se turent les dernières notes du bon vieux temps qu’on avait entonné avec enthousiasme – mais je suis certain que David Copperfield et moi-même en aurions cueilli plutôt deux fois qu’une si cela avait été faisable ».
Les gowans : ce qui échappe, la marque que même dans le récit d’aventure (que nous lisons pour connaître l’histoire, son cheminement, du début à la fin) il y a un élément qui se dérobe toujours et vers lequel nous tendons, nous nous tendons.
Dans un poème de Jorie Graham, la formule de l’existence de Dieu est cachée, par la sœur de Pascal, dans le manteau du philosophe mort. La formule de l’existence de Dieu, dans le cadre (fini) d’une page, insérée dans un manteau. Page et manteau : autant de supports appartenant à la temporalité humaine. Page et manteau conduisent du côté de la finitude humaine. Insérée, la formule de l’existence de Dieu, dans la clôture du poème aussi, dans ce temps fini là.
Que la syntaxe donne rythme et pensée, est une composition (ou recomposition ) de ce que c’est que d’être au monde , de ce que c’est de résister au monde, Olga Sedakova, poète et philologue russe, professeur de littérature à l’université de Moscou, le raconte3 :
Je vais vous raconter une histoire que je tiens directement de celui-là même à qui elle est arrivée.C'était un dissident qui, dans les années soixante-dix, avait été arrêté et, des mois durant, avait dû subir des interrogatoires quotidiens. On exigeait de lui qu’il signât toutes sortes d’accusation et qu’il fît en outre une confession publique, comme il était d’usage à cette époque. “A un moment donné, raconte-t-il, tout m’est devenu indifférent. Je me suis réveillé avec le sentiment que j’étais prêt ce jour-là à signer tout ce qu’ils exigeaient de moi. Non parce que j’avais peur, mais parce tout m’était devenu indifférent. Rien ne signifiait plus rien. C’est alors que soudainement me revint à l’esprit un poème de Mandelstam, du premier au dernier vers : de la flûte grecque, le thêta et le iota... J’ai alors éprouvé sans doute, la même chose qu’éprouvent les croyants, d’après ce qu’ils m’en avaient raconté, après avoir pris part à la communion - c’est du moins ce que ce jour-là j’ai pensé : il s’agit sans doute de la même chose. Le monde est là, tout entier, entièrement, et nous y participons : communion avec le monde. Après avoir vécu cette expérience, je savais désormais en toute certitude que je ne signerais rien.” C’était désormais impossible. Et eux aussi, ils l’avaient compris : de ce jour-là, ils ne s’acharnèrent plus sur moi et m’expédièrent là où il fallait.” Cette histoire ne serait pas tellement stupéfiante s’il avait été question de vers ayant quelque contenu doctrinal évident ou une finalité morale. Mais ces vers sont plutôt de ceux que l’on appelle difficiles et obscurs…
La flûte grecque avec le thêta, le iota -
Comme si elle voulait faire parler plus loin -
Sans que nul ne la sculpte ou ne s’en rende compte,
Mûrissait, languissait, franchissait des abîmes.
On ne peut pas la rejeter,
Serrer les dents pour la faire taire,
Ni, de la langue, en faire surgir des mots,
Ni la pétrir avec les lèvres.
Et le flûtiste ignore le repos –
Il lui semble être seul, avoir tout seul
Un beau jour modelé sa mer originelle
Dans des argiles de lilas.
De son souffle sonore et content de lui-même,
Pressant le souvenir à petits coups de lèvres,
Rapide, il tâche à recueillir,
Captant les sons avec application.
Et venant après lui nous ne redirons pas
L’argile modelée dans les mains de la mer,
Et quand je fus empli tout entier de la mer
Ma mesure me fut à moi-même un fléau.
Et mes lèvres à moi ne me sont plus amies,
Et le crime surgit de la même racine,
Tandis que malgré moi de plus en plus j’incline,
J’incline vers la chute la flûte isémérienne.4
Le dissident a éprouvé, retrouvant le poème, la même chose que ce qu’éprouvent les gens qui ont la foi et il s’est senti au monde. Le monde et le temps sont tout entiers là, condensables (mesurables) dans le poème (récité, souvenu). Autrement dit : le poème, par rythmes et pensées que la syntaxe porte, répète ce que c’est qu’un homme. Le répète inlassablement. L’installe, cet homme (avec son esprit au travail), au milieu des générations (Histoire) qui le précèdent et le suivent et au milieu des géographies. Il y a tout un monde (fini, mesurable) dans le poème et ce fini, ce mesurable, m’installe au milieu des autres, d’un vaste ensemble. Tout en me donnant à penser « autre chose » - que le dissident compare ici à la foi des croyants.
Il faut pour cela que le poème porte un sens qui échappe un peu, qui échappera toujours, malgré la précision de la lecture et de la mémoire. Le plus important n’est pas le sens « mais la façon dont le poème fait sens »5
Ce poème-là, qui tient ce rôle historique-là, que dit-il ? Il célèbre un poète qui compose puis ne compose plus de chants (de mes lèvres je ne suis pas l’ami), il évoque la poésie antique, ancienne, le thêta et le iota grec, la flûte qui fut. On pense à la phrase attribuée à César chez Suétone, alea jacta est, on pense à Homère quand on lit Virgile, derrière la poésie une autre poésie, antérieure. Ici
la continuité des diseurs (récitants, poètes) est longue : la flûte grecque, le poète empêché au temps de Staline, le récitant dissident des années 70.
Pour être résistant un poème n'a pas besoin de slogans, d'attaquer de front la question politique ou d'exhorter à l’action. Ce temps humain que le poème comprend, qu’il accompagne, est plus fort s’il est mystérieux, s’il possède quelques gowans, s’il faut à l’esprit chercher, se tendre, se distendre.
Auschwitz. Primo Levi, au chapitre 11 de Si c’est un homme, va chercher de l’eau avec Jean, étudiant alsacien, attaché au département de chimie et préposé à l’entretien de la baraque. Les deux hommes profitent de la route pour parler un peu. Des langues : l’italien, le français, l’allemand.
Soudain, après 3 points de suspension, Primo Levi se souvient qu'il se souvint : « …. Le chant d’Ulysse. A savoir comment et pourquoi cela m’est venu à l’esprit. Mais nous n’avons pas le temps de choisir, cette heure n’est déjà plus une heure. »
Primo Levi explique à Jean qui est Dante, qui est Virgile, qui est Béatrice. Il récite quelques vers. Le vent émet une voix, récite Primo Levi, « comme s’il fut la langue qui parlait, il émit une voix et nous dit : quand… »
Brusque trou de mémoire.
Primo Levi traduit au fur et à mesure les vers dont il se souvient, il le fait pour Jean (en adresse, et en adrese, vues les circonstances, urgente). Puis il a un trou de mémoire après quand, « quando ».
Puis c'est un autre vers : « Ma misi me per l’alto mare aperto ».
Misi me : « je me mis, mais plus audacieux, misi c’est rompre un lien, c’est se jeter sur un obstacle à franchir, une impulsion - que nous connaissons bien », dit Primo Levi.
C’est l’envoi, misi, je me suis envoyé, jeté.
Il y a urgence à se souvenir du Chant d’Ulysse, de Dante. Ce soir-là Primo Levi recompose le poème, avec des trous, des déclins, une flûte, comme chez Mandelstam, à son équinoxe. C’est le Chant d’Ulysse pour l’errance, la mer, le désert et l’impulsion, pour le Moyen âge, pour les anachronismes fascinants qu’il faut absolument pouvoir expliquer et offrir à Jean – mais ce pourrait être un autre chant, un autre poème, dans lequel on trouverait les mêmes mystères et dont on pourrait analyser sans fin, avec les disjonctions imposées par les conditions, avec les mêmes trous dans le temps recomposé, la syntaxe et le vocabulaire.
Faire ce travail de remémoration (« peine perdue, le reste est silence. D’autres vers me traversent l’esprit : la terra lagrimosa diede vento, non c’est autre chose) rend Primo Levi à sa condition d’humain qui dit et mesure, même avec « les trous », le temps. Ce soir-là Primo Levi donnerait sa soupe, écrit-il, pour trouver la jonction entre deux vers. Il veut tout expliquer à Jean. Il veut lui parler de l’Histoire, il veut lui parler de « quelque chose de gigantesque que je viens d’apercevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui ».
L’œuvre qu’avec cette urgence Primo Levi trouve et retrouve, travail de rythme, de pensée, dans les conditions les plus tragiques qui soient, il la retrouve pour la partager. Quelque chose de l’ordre de l’humain (l’opposant russe de tout à l’heure parlait de foi), de l’inattendu, de la fulgurance, suggère que quelque chose n’est pas absurde, suggère non une idée de salut, ce serait bien sûr indécent, mais de consolation ponctuelle : une explication du destin.
Le fini c’est l’œuvre, c'est le chantier du texte (à redire, à réciter, dont se souvenir, à lire et relire, à répéter). L’infini, auquel s’oppose le travail achevé et clos, proprement humain de l’œuvre, est en quelque sorte un gowan, « une autre chose » à laquelle tendre. L’œuvre close sur elle-même en donne énigmatiquement un aperçu, dans quelques conditions qu’on se trouve. La reconstruction de l’œuvre, le fait de pouvoir reconstituer, fragment après fragment, l’œuvre existante, et même dans le cas de Primo Levi en camp d’extermination, affirme qu’un homme est un homme, affirme la temporalité humaine et l’énonciation comme « quelque chose de gigantesque », comme « une fulgurante intuition » comme « l’appartenance à l’espèce des hommes ». Elle refigure, pour un moment, le réel.
Le rythme de la pensée, le temps de dire et de redire, de re-citer et de réciter, est intimement lié à notre expérience de vie. Dans le texte il y a le monde, le monde habitable. Conclure avec Saint Augustin : « ce qui se produit pour le chant tout entier se produit pour chacune de ses parties et pour chacune de ses syllabes ; cela se produit pour une action plus ample, dont ce chant n’est peut-être qu’une petite partie ; cela se produit pour la vie entière de l’homme, dont les parties sont toutes les actions de l’homme, cela se produit pour la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes, dont les parties sont toutes les vies des hommes. »
1James Longenbach, Résistance à la poésie, Corlevour. Traduction Claire Vajou.
2James Longenbach, ibid.
3Poésie et anthropologie, Eloge de la poésie, Olga Sedakova. L'âge d'homme.
4Traduction Claire Vajou