La rue Nomikou sépare Patission d’Akharnon. Au nord, à plus d’une demi-heure de marche d’Omonia, après Kipsêli. Vendredi après midi et couchée dans le noir. Rien à faire pour la nausée sinon lire Une poire pour la soif, James Ross.
Depuis ce matin où nous avons écouté que se mettaient en place, dans la Grèce épuisée, des solidarités bien concrètes (et il se passe la même chose en Espagne, Italie, Portugal), depuis ce matin où nous avons entendu : pas d’idéologie pas de charité mais une solidarité politique, lorsque, plus tard, nous prenons un café grec devant l’immeuble, rue Iktinou, où les médecins bénévoles reçoivent les gens qui n’ont plus droit à la santé, trois fois par semaine et il y a du monde, trois autres fois par semaine les mêmes personnes viennent chercher des médicaments, ailleurs on distribue de la nourriture, des patates, depuis ce matin la nausée monte et avec la nausée une image, une image surgie dès l’aube, elle flotte autour de moi, je la perds, elle me rattrape, je la reconnais, elle est cause de cette nausée, je la chasse encore parce que ce n’est pas l’heure, je ne sais pas quoi faire d’elle, c’est une image encombrante ou inconvenante.
Nous avançons.
Sur le trottoir, ce monsieur brûlé au troisième degré, complètement immobile, les jambes, des moignons. Le visage marron et ratatiné, minuscule, comme si les flammes avaient tout, en lui, réduit.
Hier, dans le bus, le monsieur aux vêtements très sales, troués, qui chancelait, son café à la main, le bonnet jusqu’aux yeux et je le savais bien que le café se renverserait bientôt sur nos pieds et il s’est renversé.
Dans la salle d’attente du centre médical improvisé, ces femmes en noir, en fichu, cette femme bien assise, arcades sourcilières nez et menton mangés de boursouflures, la lèpre.
L’adolescent aux pieds en-dedans - le scorbut.
L’image, je la cherchais mais elle ne coïncidait avec rien. Ou peut-être que oui. Elle coïncidait avec quelque chose mais tu vas trouver que je divague, en effet c’est bien vague, c’est une image floue, au pire ce n’est pas une image, c’est une gêne visuelle, ça gêne, me picote.
La mer avale puis recrache les corps, un millier de corps depuis janvier 2015.
La nausée monte ; l’image se précise.
On l’attrape par un bout ; ce n’est pas n’importe quel bout.
Au camp d’Amygdaleza, les policiers ou gardiens portaient des protections sur le nez et la bouche. Derrière les grillages et les barbelés, les hommes enveloppés de couvertures, corps pliés, las ; de l’autre côté de la rétention, les gardiens en bleu, protection sur la bouche et le nez.
Moi, sain, sportif, inaccessible à la maladie.
Le corps de l’autre, étranger, passé par dessus les barrières de sécurité et par dessus la mer et venu pour grignoter l’Europe, le corps de l’autre, enveloppé de vieilles couvertures, nu quand il est arrivé, ou presque, le corps de l’autre, dont je me sépare et protège par mon capuchon de bouche et de nez.
Quelque chose ne convient pas et c’est Philippe qui m’aide à y voir plus clair : il y a là un contre sens, ces protections ne sont pas destinées à se protéger des maladies mais à ne pas contaminer les autres avec ses propres maladies.
C’est donc ça.
Le policier d’Amygdaleza ne le sait pas mais il le prouve : l’autre, le malade, c’est moi. L’autre, le malade, c’est lui, en bleu, sain de corps et capuchon sur la bouche. C’est ce que l’image disait : elle m’envahissait de cette manière trouble, quelque chose en elle était indéchiffrable, elle livrait un message contradictoire.
N’est pas malade qui croit.
L’autre, le malade, dont je me sépare à toute force, c’est moi-même, coincé en rétention comme toi, derrière le grillage.
L’autre, la grande malade, qui se débat pour se dire non coupable, non responsable, comme un policier derrière la grille d’un camp de rétention, c’est l’Europe.
L’autre, la malade, capuchon sur le nez et la bouche trahissant sa maladie invisible, pas le scorbut pas la lèpre pas le feu pas le corps déglingué mais maladie, pourtant, l’autre maladie.
A Caritas, à l’entrée : ça ne fait que trois mois, Syriza, alors on ne sait pas, il faut attendre. A Caritas où on n’a rien contre l’idée de charité, en tout cas rien contre le mot, ici comme ailleurs on fait parce qu’il y a urgence de faire, on prépare la soupe et coupe le pain, qu’on installe dans les grandes panières, il faut attendre avant de savoir si Syriza nous change quelque chose ou pas, il faut attendre, on a un boulot fou avec les Syriens qui arrivent, ce jour est un jour spécial, le jour d’un grand repas offert par la communauté, on fait parce qu’on a besoin de faire et il se trouve que de faire ensemble renforce les liens, qu’on appelle ça communauté ou pas, qu’on dise charité (caritas) ou pas, qu’on dise solidarité ou solidarité politique.
L’image n’a pas dit son dernier mot.
Le corps malade de l’Europe.
Frontex, a dit le Conseil de l’Europe réuni jeudi 23 pour réagir aux nombreux morts en Méditerranée, aura son budget triplé. Les équipements seront plus nombreux et toute l’Antiquité est convoquée : les dieux, Triton, Poséidon, la tragédie, la tragédie.
Ce n’est pas une tragédie, écrit Igiabab Scego, c’est un homicide coupable.
Une oeuvre tragique est la représentation d’une terrible et fatale erreur.
Ton erreur fatale et mise en scène, Europe.
Nous ne sommes pas responsables. I’m not responsable, disait le monsieur policier derrière le grand portail d’Amygdaleza.
Fabrice Leggeri, directeur de l’agence Frontex n’est pas responsable non plus mais il connaît les responsables : les passeurs. Il y a une organisation criminelle qui envoie à la mort des innocents, déclare-t-il. Il s’agit pour lui d’assurer la répression, le sauvetage concerne les marins, dont c’est l’éthique. On ne va pas mêler à l’éthique à n’importe quoi, surtout pas au boulot. Les vaches sont bien gardées, l’Europe aussi qui d’ailleurs devenait plus ou moins une vache quand son frère Cadmos la cherchait pas très loin d’ici. Les vaches sont bien gardées, c’est du moins ce que croit Leggeri, ou ce qu’il veut ou veut croire, on ne sait pas exactement pourquoi, il ne le sait pas non plus, sans doute pas par conviction parce qu’il a dû faire comme tout le monde, lire les rapports de l'ONU et de plusieurs experts depuis les années 2000, qui insistent : à quel point la politique répressive et migratoire de l’Europe coûte cher, est inutile, contreproductive même du point de vue néo-libéral qui doit être celui de Leggeri.
Nous longeons les barbelés du camp planté en bas de la colline : soudain les chiens qui gardent sur la plateforme avec les gardiens aboient.
Le corps du gardien (sain, uniforme bleu, sportif, jouant au foot, buvant des cafés frappés, lunettes de soleil, armé de mitraillette, trahi par ce capuchon de bouche qu’il croit protecteur alors qu’il protège les autres) est l’ami du corps du chien jaune aboyant sur la plateforme à côté de la guérite.
Voilà, l’image maintenant se forme pour de bon.
Europe se protège des corps sauvages, des hordes, des inondations, de l’animalité, du flux et du flot de migrants et elle a une vieille tête de chien.
Europe, la métamorphose : cyborg à tête de fauve et au corps d’hyper-technologie qui s’apprête à détruire de loin, sans dégât collatéral ou presque ou peut-être, par drones, les bateaux des passeurs qui trafiquent et font passer tandis qu’elle empêche qu’on trafique et qu’on passe.
Europe l’animale.
De mon temps, en 2011, on n’a pas tellement souffert pour venir. Pitié, pitié pour les corps morts en mer. De mon temps on pouvait passer la frontière en Turquie, il n’y a pas beaucoup d’eau en été, on serait venu quand même, quand tu dois partir tu pars mais non, on n’a pas tellement souffert. Maintenant il y a un grand mur, là. Mon père ne pouvait pas croire que je suis resté dix-neuf mois et un jour en rétention. Chaque fois je lui disais : deux mois encore. Trois mois. Comment croire que je reste dix-neuf mois et un jour pour des papiers ? Quelques jours oui, quelques mois peut-être, et au printemps ça a été la rétention illimitée, les policiers sont venus et ils nous ont dit : maintenant la rétention est illimitée, si vous voulez rentrer au pays c’est le moment. Si je dis à quelqu’un au pays que je vis ça ? Non, il ne pourrait me croire, il croirait que j’ai fait une énorme bêtise. Quand on arrive on est révolté. On a la santé et la révolte. Puis il y a une sorte de familiarité avec les policiers, tu les connais, ils te connaissent, ils te disent Bonjour Untel, tu réponds Bonjour Untel, ils n’ont pas peur de toi et la familiarité efface la révolte. Parfois il y a un nouveau qui fait du zèle, il se méfie puis le nouveau s’habitue. Dans le bloc il y a une belle solidarité entre les migrants, si l’un est malade tout le monde appelle les policiers jusqu’à ce qu’ils trouvent une solution. Si tu ne vas pas bien, dit un policier, demande, on verra ce qu’on pourra faire. Certains policiers te font passer des vêtements, par derrière, en cachette. Quand est arrivé la rétention illimitée les hommes pleuraient.
Un jour on m’a appelé au moment du repas du soir, Toi, viens ici. Tu vois dehors ? Vas-y. Pars. Il était 18:00. A 1:00 du matin je suis arrivé à Athènes, j’avais perdu tout repère après dix-neuf mois et un jour de rétention dans le camp. Les amis, venez me chercher je ne reconnais rien et je n’ai plus de jambes.
Ce qu’a fait Syriza ? Rien. Beaucoup parlé : ils allaient libérer les gens quarante par quarante. Au début tu as dû entendre ça, quarante personnes sortaient des camps chaque jour. Puis plus rien. Ils ont dû subir des pressions, on ne sait pas. Mais qu’est ce qu’on allait faire avec tous ces gens à la rue ? T’imagines, l’espérance qu’ils ont crée et puis rien ?
Syriza ? Il y a déjà ce qu’ils ont fait pour les enfants nés en Grèce. Et pour les gens installés depuis longtemps et qui perdent brusquement leur permis de séjour. Et les policiers ont reçu des consignes : ils contrôlent moins. Ils ne contrôlent plus du tout. Depuis que je suis sorti je n’ai pas été contrôlé.
Il faut attendre.
Syriza ça fait trois mois, c’est quoi, trois mois ? Il faut attendre.
Le lendemain des élections, il n’y a avait plus un flic dans les rues. Les policiers qui gardaient chaque chose, banque, place, quartier, avaient disparu. On respirait la ville, on respirait une joie énorme. Des gens de tous les pays, pas des touristes, des intellectuels, des photographes, des journalistes, des artistes. C’est la première fois qu’on se sentait européen. Européen. Au moment précis où on risquait de sortir de l’Europe on se sentait européen. Les Européens (rire) sont déjà partis. Nous restons seuls.