dans le train qui revient de Corinthe, le proastikos, le monsieur iranien, jeune, les cheveux blancs, accompagné d'un ami qui vient d'obtenir l'asile, eux deux avec qui j'étais tout à l'heure dans la voiture qui nous conduisait, eux dans le bâtiment alpha, moi dans le bâtiment delta du camp de rétention, camp de rétention qu'on ne sait pas nommer, que personne ne sait nommer - personne ne savait, ne comprenait, tout à l'heure, quand je cherchais
retention center, centre de rétention, military camp, jail for illegal immigrants, jail, kentron kratesis - jail pour finir
le garçon pakistanais qui fait mine de porter des menottes quand je l'interroge, à côté du Lidl, attention. Le chauffeur de taxi qui me conduit à la prison, dit qu'il sait, ne veut pas y aller, demande le double du prix
dans le train qui revient de Corinthe, la mer bleue, à droite, les bateaux, les montagnes de l'autre côté, le monsieur iranien explique que l'Europe aide la Grèce à condition que la Grèce se garde les immigrants, ce n'est pas le siècle des immigrants, ce n'est pas le bon siècle pour les immigrants. Le siècle 19 oui, c'était le siècle des immigrants. Son ami, qui ne comprend pas l'anglais, assis à côté de lui, est resté huit mois dans le camp. Et l'ami qu'ils viennent de visiter tous les deux y est depuis trois mois mais il va avoir l'interview pour l'asile, il devrait avoir l'asile, l'Iran, tu sais
non, mon ami n'a pas d'avocat, parfois il y a des avocats pris en charge par des associations, mais il y en a très peu - et beaucoup de monde
tout à l'heure on était dans la voiture tous les trois
d'abord, à la porte, on débarrassait nos sacs tous les trois, les sacs pleins de ce qu'on portait d'un côté, nos pièces d'identité de l'autre. Les policiers (jeunes, très jeunes) fouillaient : ils ont ouvert la bouteille de jus de fruit pour T, palpé le chocolat liquéfié et les livres ils les ont feuilletés, pour chercher entre les pages. C'est sur la table, dehors, entre les deux grandes portes noires, comme a dit T. A côté des arbres il y a même une terrasse, les policiers vont se chercher des cafés, il fait une chaleur terrible, blanche. Accueillants, presque, les trois policiers : on prend notre temps, ils expliquent.
c'est une ville, tu entres en ville et c'est une ville en guerre et la voiture je crois que c'est une jeep
les policiers parlent l'anglais lentement ils expliquent
là où le chauffeur de taxi m'a conduite, au début : la guérite en hauteur, les barbelés. J'ai sonné. J'ai demandé à parler à Monsieur L. Monsieur L c'est le nom de T ici. Heureusement que j'ai appelé T pour avoir son nom d'ici. Ne donner à l'écrit aucun des noms, ni celui de dehors, ni celui de dedans. La prison : dans l'interphone expliquer qu'on est venu voir Monsieur L et non, c'est grève, no visit, no visit. Finalement une porte s'ouvre, une femme me parle à travers le portail. Les barbelés, enchevêtrés, au-dessus de nous. Not at all, rien du tout. Je ne verrai pas Monsieur L. Vous êtes en grève à cause de vos conditions de travail, que revendiquez-vous ?
eux ils vont bien, ils vont bien, dit-elle, elle n'a pas compris que je parle de la grève, de ses conditions de travail à elle. Elle tourne le dos
T au téléphone, en français, m'explique : devant le camp il y a deux grandes portes noires, une entrée, un arbre, de l'ombre, des flics à qui tu peux parler, ils ne sont pas en grève, ça m'étonnerait dit T qui s'appelle Monsieur L, au camp
une femme m'interrompt, en français : vous cherchez quelque chose ? Le camp des étrangers ? On va demander. Elle habite là, à côté. Elle ne sait pas. On sonne au même interphone. On recommence, mais ça n'a pas changé, c'est la grève, toujours. Cette fois un policier descend, nous parle à travers le grillage. Ecoutez, vous vous trompez, on n'a aucun Monsieur L, personne de ce nom (sueur froide, ma dyslexie, il allait me laisser rentrer, cette histoire de grève est bidon mais pour une histoire de nom et d'oubli et s'il savait quel nom d'oubli), on n'a personne du Congo, les clandestins ce n'est pas ici, c'est là-bas, vous voyez le virage, dix minutes de marche, à droite
Corinthe, ville d'enfermement
on remercie la Française, sur son tee-shirt Bob Marley
le camp, les deux grands battants noirs, ouvert au milieu, la table au milieu, les policiers qui boivent le café frappé, et les deux messieurs iraniens qui vident les sacs de provisions apportées pour les retenus, et moi bientôt qui fais de même. La route, au milieu. Les blocs, de chaque côté de la route. Les blocs avec les cours grillagées et dans chaque cour des hommes qui portent, contre le soleil, des serviettes de bain sur la tête. Pour l'instant, on ne voit pas encore, ni les hommes aux serviettes sur la tête, ni les cours grillagées, plein soleil. On monte dans la voiture. Peut-être une jeep. Tous les trois derrière, les portières fermées sur nous, à clef. On s'arrête au bloc alpha et on m'ouvre la portière, out, out. Les hommes, pendant que les deux amis parlent à l'ami, font des bruits, miaulent, s'accrochent au grillage, un est au téléphone, d'autres sont assis, désœuvrés. Je vois T, Monsieur L, au loin, dans le bloc delta. Je le vois au loin, je ne peux pas y aller, on se fait des signes. Les policiers remarquent les signes, le plus vieux me dit qu'on va y aller, après
comme si : des amis qui se font des signes après du temps et un mini empêchement les retarde mais ils sont rassurés, on y va on y va
les amis iraniens se parlent à travers le grillage. Le policier le plus âgé me dit qu'il y a un peu d'ombre, ici, et il me montre l'ombre, je comprends Shadock et j'ai un moment de panique, ces couloirs blancs, le ciel blanc, la mer que j'ai vue en arrivant et dont la masse, bleue, était ridicule soudain, ne sauvait de rien, le pays qui n'est plus un pays et tous les pays du monde qui miaulent, qui miaulent
c'est dans un siècle contre les immigrants, comme dira tout à l'heure le monsieur iranien
T fait des signes et je fais des signes aussi, de loin, mon paquet pour lui à la main. Shampoings, jus de fruit, chocolat et bouquins. Un polar de Vilar et du Carver. Les policiers n'ont pas laissé passer la liseuse kobo sur laquelle il y avait tous les Dickens et les mémoires du Cardinal de Retz et le dernier livre de Cesar Aira, traduit en français. Une histoire de magicien
T dira, après, que c'est parce qu'ils n'imaginent pas qu'on peut lire, dessus, ils croient que c'est un ordinateur et ils ne veulent pas d'ordinateur. Par contre tu peux avoir un iphone. On rira : on peut le dire fort, en français, ils ne comprennent pas, dit T, qui rit. On rit.
c'est déjà fini pour les amis iraniens, les miaulements s'arrêtent et ce qui semble un petit groupe, sous escorte, se prépare à une marche ou un footing, toujours serviette éponge sur la tête, plein soleil
salam
moi aussi je suis sous escorte vers le bloc delta
du bloc alpha au bloc delta, on prend pas la voiture, mais nos pieds
ceux-là même, qu'au retour, dans la voiture, le très jeune flic qui est venu me chercher plaindra : votre travail doit être stressant, je lui dis. Oui, il répond, tout sourire et cordialité, oui, c'est stressant pour les pieds il faut beaucoup marcher
T, derrière le grillage. Les policiers veulent donner eux-mêmes le paquet par dessus le grillage. Je fais semblant de ne pas comprendre. Je dois expliquer à T quelque chose qui est dans le livre, telle page, ouvrez, sourire, on se serre la main, tenir là-dessus, entrouvrir, entrouvrir la porte ou portail, le policier le plus âgé dit que si on ouvre ils vont tous s'enfuir, comme une plaisanterie il dit ça mais il a ouvert, entrouvert
on entrouvre et se serre la main et s'explique, on fait mine de se pencher sur le livre de, on referme, on parle, grillage entre nous, plein soleil, de ce qui se passe ici et de comment le dire, à toi de le faire, dit T, mais c'est toi, vous, qui le vivez dans le corps, jour après jour, dix huit mois au mois d'août pour T, ce devrait être fini mais, ici il y a eu la grève de la faim au mois de juin, ici on le connaît le décret Dendias qui prolonge la rétention, sans TV sans journaux on le connaît, les 3 minutes sont passées, please, encore, on insiste, plaisante, T plaisante, ils passent et nous laissent - ils nous accordent un quart d'heure de plus, mini mini victoire
ce moment, minuscule, anecdotique, où la relation, à l'intérieur d'un cadre rigide, d'une contrainte absurde, prend le dessus sur la fonction. Ici, au camp, faire semblant de ne pas comprendre. Avant, aussi, dans le taxi. Après encore, quand je chercherai le chemin, 38° sous le ciel blanc et les moustiques, de retour vers la gare de Corinthe on me parle de prison et de menottes - mais non, ce sont des immigrants qui n'ont pas encore leurs papiers
que ça conduise à des confusions, quand tout est confusion (avoir lu au retour les paroles d'un député à l'assemblée nationale française : "nous aussi, en France, on a une communauté issue d'une religion qui pose des problèmes et qui a du mal à s'adapter". On ne dirait pas, on ne s'y attendrait pas, mais le député parle là des attaques contre la bande de Gaza, de l'opération bordures protectrices)
alors, que la mamie de Corinthe qui t'indique le chemin qu'elle ne connaît pas, que le caissier du Lidl de Corinthe pensent qu'on a là, enfermés dans le centre ou camp ou prison, des délinquants dangereux ou moins dangereux, que le couple français installé là confonde prison et prison, que ça criminalise, que ça polarise, que ça stigmatise, on n'est pas très étonné. Et c'est ça, aussi, ta responsabilité, Europe. Ta culpabilité
on a vu des hommes en cage, accrochés aux barreaux, certains secouaient, celui-là hurlait en arabe, la plupart silencieux
T a écrit un mail, le soir même : il va raconter, il va le faire, jour après jour
comment on fait avec les langues, le grec l'anglais et ceci, qu'on a remarqué avec T et plus tard avec le monsieur iranien, dans le proastikos : parfois un mot que tu ne pensais pas connaître te vient dans la langue de l'autre, ou la langue commune, tant l'idée t'importe, te porte
le monsieur iranien aux cheveux blancs, dans le train de retour : on est allé si loin que ça ne peut pas continuer ; Il évoque la bande de Gaza, l'Iran et la dictature, il dit qu'il est chrétien, qu'il prie, qu'il prie pour la patience de l'homme et avec la patience de l'homme, il évoque le grand enfermement. Des docteurs ? Des juge et avocats ? Des antidépresseurs ? Non, ils ont besoin d'être libres, c'est tout
il n'y a pas plus libres qu'eux
ça monte ça monte ça explose ça explose, d'ailleurs la planète aussi, ça ne peut pas aller plus loin, et le monsieur se signe, met la main sur son cœur
salam
et toi, Europe ?