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Billet de blog 26 novembre 2015

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le monstre qu’on est, qu’on est un peu moins, qu’on peut ne plus être (notes et questions)

Ce n’est pas facile, toujours le silence se heurte au désir de le rompre. On ne va pas trop (pas assez) en terrasse, alors on lit et voit passer les réflexions, les analyses. Certaines font vraiment du bien, on finit par entendre des choses.

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Ce n’est pas facile, toujours le silence se heurte au désir de le rompre.
On ne va pas trop (pas assez) en terrasse, alors on lit et voit passer les réflexions, les analyses. Certaines font vraiment du bien, on finit par entendre des choses.
Qu’on assiste à une islamisation de la radicalité (Roy), que les jeunes qui portent une violence (comme dans les années 70 certains voulaient violemment en découdre ) sont des produits d’époque, ont choisi la marque Da’ech qui proposait la plus grande violence (Liogiet), se radicalisent en chambre dans un contexte d’exclusion sociale (Khosrokhavar), que le récit Da’ech fonctionne auprès de jeunes qui ne font pas groupe, l’endoctrinement est individualisé, parfois il est très kitch, les garçons en chevaliers et les filles en princesses de chevaliers (Salmon).
Derrière ce pauvre récit il y en a un grand, qui nous fiche des frissons : celui de l’apocalypse, de la fin des temps.
Nos gosses, quelques-uns de nos gosses sont attirés par le récit catastrophique de la fin des temps, ça nous fiche des frissons.
Attirés par les récits de la fin des temps, il n’y a pas que certains de nos gosses.
C’est un ressort de fiction sensationnel, la fin des temps.
(J’ai noté : lister et lire les premiers récits d’apocalypse. Lire.)
Certains de nos enfants, nés en France (ou en Belgique) de parents nés au Maghreb ou nés en France de parents nés en France et qu’on appelle affreusement « de souche », sont plus qu’attirés par les récits de fin du monde qui leur proposent une place, un rôle : ils y vont, ils vont y jouer, jusqu’à la mort.
Rentrer dans un récit, c’est vivre d’imaginaire, c’est ce que nous faisons tous, c’est notre chance et  c’est notre plaisir, c’est « le partage du sensible » (Rancière), je me prends pour - puis très vite la chance d’empathie devient un poison, je me prends pour un palestinien, pour un arabe sunnite du Moyen-Orient dont l’intervention américaine en Irak a fait un paria (Benraad), la fiction prend toute la place, jadis nous étions deux, moi ici et l’autre là-bas avec qui je communique, dans la peau de qui je peux me déplacer pour sentir avec lui, nous étions deux et nous naviguions, je tirais de cette expérience d’imagination plus d’humanité, de la compréhension, je mettais en oeuvre des choses concrètes, dans le lieu (le pays, le quartier) où j’étais, puis je suis devenu lui, bien sûr c’est la chronologie en moins, je deviens lui, je suis plus royaliste que le roi, comme toujours, la violence a trouvé son chemin, le chemin me permet de faire d’une pierre plein de coups.
Ce coup-là : je suis ailleurs. C’est virtuel d’abord et ça ne l’est plus.
Bon sang, combien de révolte, quel besoin d’actions avant que.
Combien de temps passé à tenter de contrôler ses pulsions (à se les interdire, à les rendre coupables, à activer un sur-moi plein de haine) avant que.
Et comme elles font retour, les pulsions, et avec quelle puissance.
(J’ai noté : combien, en France, compte-t-on de radicalisés ? La population des jeunes de 18 à 30 ans, en France, origines des parents confondues, quel chiffre ? J’ai imaginé que la proportion, que je n’ai pas cherché à établir, me semblerait, nous semblerait ridicule. Ce qui ne dédramatise rien. Puis, juste à la suite, j’ai noté  : aux grands rassemblements que la COP21 attendait en ses marges, combien de jeunes, engagés non pas autour d’un désir de fin du monde mais au contraire autour de celui de préserver le monde commun qu’ils vivent et veulent vivre, avaient-ils décidé de se retrouver ? Comme j’habite en un lieu d’ex frontière Shenghen et que l’ex frontière est redevenue frontière, je fais l’expérience d’une circulation très dense d’un côté et de l’autre : c’est que les contrôles sont de nouveau actifs. Hier soir je répondais à la question de mon fils : c’est qu’ils cherchent le jeune gars qui s’est échappé après avoir balancé sa ceinture d’explosifs dans la poubelle de Montrouge. Non, me répondait notre ami. C’est pour éviter que des mouvements d’extrême gauche - notre ami a l’âge de l’extrême gauche plus que celui de l’ultra-gauche - ne débarquent à la COP21. C’est un blocage prévu bien avant les attentats.
Au retour, dans la voiture bloquée dans les embouteillages et après que nous avons allumé puis éteint la radio, mon fils a dit : quel dommage que les gars qui s’embarquent dans ces violences-là, qui ont tant d’énergie, ne se battent pas contre les multinationales, le capitalisme sauvage, la mort annoncée de la planète).
Que le goût de la fiction est une chance qui tourne poison, que l’empathie ou la capacité d’imagination peut parfois, quand on est salement manipulé, donner le pire, ou donner des états d’esprit bien tristes, on a du mal à graduer l’horreur, on le voit ailleurs.
Dans un village que les vagues ou flots ou flux migratoires n’atteint pas, les craindre pourtant, se sentir envahis - c’est ce qui explique le nombre de votants FN dans les campagnes, les gens qui votent sont pourvus d’imagination, d’un imaginaire qui se contente de ce qu’on lui donne parce qu’on croit qu’il veut cette pauvreté-là, ou parce qu’on croit qu’il ne peut rien recevoir ou comprendre d’autre que cette pauvreté-là.
(J’ai noté : surtout ne commence pas à faire la liste de toutes les raisons pour lesquelles les média nous vendent comme ils le font le FN, depuis, je dirais, une vingtaine d’années. Ne commence pas, parce qu’en fait il n’y a pas de raisons, il n’y a pas une cause, aucun projet là-dedans, on suit un penchant, une pente, sans doute la pente de la facilité, d’une facilité).
Que la capacité d’imagination, quand elle rencontre la difficulté à faire groupe, à être avec les autres (sans parler des autres-différents, non, mais des autres-camarades, de classe, de boulot, de quartier), que la capacité d’imagination, quand on est seul, sans lien, dérape, nous échappe, nous fasse un peu fous, on le devine.
Il est difficile d’être relié, lié aux autres (aux autres-mêmes, aux camarades de classe, de boulot, et aux autres-autres). C’est vrai, c’est difficile. Les centres-villes se vident (ouvrent les centres commerciaux et ferment les boutiques), les villages sont habités par les néo-ruraux qui s’occupent de leur jardin et de leur voiture, ne prennent pas les transports en commun car il n’y en a pas souvent et n’attendent pas à la poste parce que le bureau de poste est fermé.
(J’ai noté : ne parle pas de l’école, pas encore du moins parce qu’il faudrait alors faire long, très long).
La capacité d’imagination, quand elle débouche sur des engagements mortifères comme celui de certains de nos gosses en Syrie, comme celui de l’adhésion aux thèses du FN, a dû longuement chercher à se raccrocher à quelque chose, elle avait tant à recevoir et à donner. Tristesse qu’elle n’ait pas rencontré mieux et attention, ici, préciser que zut, elle avait de quoi rencontrer mieux, individuellement on peut toujours rencontrer mieux et on est responsable aussi de qui on rencontre, de quoi on rencontre.
Un peu comme dans la vie amoureuse.
Tu avais tant à donner et à recevoir que celui ou celle qui est venu(e) pleurer qu’il avait besoin de toi et de toi exclusivement pour respirer, tu n’y as pas résisté et tu t’es retrouvé(e) sous l’emprise psychique de quelqu’un que plus tard tu as pu nommer pervers ?
Mais ce n’est pas fichu, tu apprends des rencontres et tu la soignes, peu à peu, l’imagination cavaleuse qui fait fi du réel. Non ?
Dans la vie amoureuse tu l’avoueras facilement, ce n’est pas fichu, rien n’est jamais fichu.
Est-ce qu’on peut dire la même chose des engagements qui te mènent sur le terrain d’une guerre de conquête avec idéologies dégueulasses d’exclusion totale et de haine de soi ? Est-ce qu’on peut dire pareil des engagements que tu as pris, seul dans ta chambre, de ces engagements qui te mènent à croire au diable et à le voir devant toi, qui deviens quelque chose comme ça aussi, diable, l’envers du diable, l’autre absolu ? Est-ce que tu peux faire marche arrière et accepter qu’on te fasse d’autres propositions ?
Qu’on ouvre un autre chemin à ton besoin de …
De quoi ? 
Ton besoin de danger ?
Je poursuis la comparaison.
Dans le choix amoureux passionnel, ce que tout le monde comprend, tant de récits nous en sont proposés, il est évident que c’est par un excès de vie (de joie, d’enthousiasme, de capacité à donner et recevoir) qu’on peut choisir la mort, du moins l’enfer.
Voir ceci ; comment dans les choix dingues de certains de nos gosses, la désespérance (ils vont tuer et ils vont mourir) va de pair avec un élan de vie (une énergie) incroyable.
(J’ai noté : y revenir).
Ce n’est pas facile de ne pas être seul. On parle toujours de lien, de lien social mais non, ça ne va pas de soi, parfois on ne sait pas comment on fait pour être dans un groupe. Il faut ne pas avoir honte, il faut accepter de ne pas tout comprendre, il faut faire le clown, il faut ne pas faire le clown, il faut supporter l’ennui, il faut avoir des choses à dire, il faut penser quelque chose sur chacun des sujets, etc. Pour qui, en réalité, est-ce facile, d’être dans un groupe ? Et puis il y a la fin de la journée, les enfants sont couchés, il pleut, on a bien le désir d’aller à cette réunion, de faire quelque chose avec et pour les autres - on est fatigué, on ne sait pas s’y prendre.
J’ai fui les commentaires d’après le 13 novembre. Ceux du quartier, ceux de la rumeur des villes et villages, ceux qu’on lit derrière les articles des journaux. Je les craignais. J’ai choisi ce que je lisais, j’ai fui, volontairement, les terrasses et les réseaux. Puis le silence et ma surdité ont pris fin ; ils ont pris fin grâce à une parole d’enfant, une parole d’enfant de 11 ans, une enfant de 6ème, c’était plus fort qu’elle, la parole de l’enfant a jailli en plein cours, hors propos :
il ne faut pas dire islamistes, Madame.
comment il faut dire ?
il faut dire terroristes, c’est tout. Parce que dans islamistes on entend islam et c’est dégueulasse pour l’islam.
Dans la classe, personne ne l’a contredite, pour les enfants ce jour-là, dans cette classe-là, ça avait l’air clair, il y avait terroristes d’un côté et l’histoire d’un Dieu, quel qu’il soit, de l’autre côté.
J’ai été émue, j’ai été rassurée.
Bien sûr l’état d’urgence permettait de mettre en place des mesures injustes qui risquaient d’envenimer les choses dans le sens que craignait la petite fille, la confusion, l’amalgame comme on n’arrêtait pas d’entendre (le dire plus et plus pour ne pas le craindre et donc ne pas le voir venir), bien sûr les contrôles au faciès on ne pouvait même plus les critiquer, bien sûr les villes pouvaient devenir de plus en plus vides et la solitude, avec ses élans d’imaginations qui ne demandent qu’à galoper, qui galopent dans le vide de la toile, d’endoctrinement en endoctrinement, de plus en plus lourde.
Mais j’ai été un peu rassurée.
Et je suis sortie de chez moi.
(J’ai noté : le coeur du sujet, le coeur du sujet - mais je ne pouvais pas, j’avais une tristesse de plus, une inavouable, une inaudible, j’y viendrai, allons, allons, tu tournes autour, c’est vraiment, je me disais, ton imagination à toi, galopante, une de solitude, qui ne fait pas autant de mal que d’autres, elle m’a frappée là, au coeur, au coeur du sujet, vas-y, on verra, je peux pas, pas tout de suite).
Je suis sortie de chez moi parce que j’étais invitée.
J’étais invitée dans un lieu emblématique, on dira.
Un lieu qui a de la gueule, qui nous renvoie à une idée de l’accueil, de l’hospitalité, de la culture. Un lieu qui n’a plus rien à prouver parce qu’il a tout prouvé, il a fait, il a été au coeur de la pensée et de la fabrication d’objets bien bons à partager. Un lieu hors solitude, hors de la solitude dont on parlait. Un lieu qu’ont connu les parents de ceux de ma génération. Puis ceux de ma génération. Puis ceux de la génération d’après. Il compte encore, ce lieu. Je crois, du moins. Je croyais, du moins.
On n’y faisait pas n’importe quoi, après les attentats du 13 novembre, on n’y faisait pas n’importe quoi mais ça n’avait aucune sorte de rapport avec les attentats du 13 novembre. C’était dans le cadre du festival Migrants scène, le festival de la Cimade, on allait parler de parcours migratoires, d’accueil des réfugiés.
On n’avait pas encore entendu le premier ministre sur la question, heureusement ; le festival était prévu de longue date, c’était une belle chose (j’étais de plus en plus rassurée) que le débat prévu soit maintenu, en même temps il n’y avait aucune raison pour qu’il ne le soit pas, on parlait de personnes fuyant la guerre,  celle que mène Da’ech mais pas seulement, on parlait du monde comme il nous est, comme il nous est commun ou pas, comme il nous sera, on était à quelques semaines de la COP21 et on parlait des présents et des futurs réfugiés climatiques, on expliquait les parcours migratoires, on avait le désir que les gens présents, nombreux, imaginent moins ce qu’on leur donne à imaginer mais imaginent mieux, sachent.
Soudain la maîtresse du lieu emblématique, en maîtresse emblématique des lieux, interrompit l’intervention.
Nous n’étions que gauchistes à cause du discours de qui on en était où on en était.
On ne pouvait pas faire comme si rien ne s’était passé.
On ne pouvait pas faire comme si depuis vingt ans on n’avait pas renoncé à la laïcité, comme si on n’avait pas cédé sur le communautarisme.
On avait cédé.
On ne pouvait pas faire comme si le problème était qu’on ne pouvait pas ne pas manger hallal si on voulait ne pas manger hallal.
On ne pouvait plus entendre ce discours de perroquets militants que nous étions alors que nous étions attaqués comme nous l’étions.
Bref, la maitresse des lieux étant la maitresse des lieux et son oeuvre et sa biographie magnifiques comme elles l’étaient, personne ne put vraiment répliquer, bien que chacun tenta de le faire. Que le problème n’était pas le communautarisme. Que la laïcité avait été pensée à un moment de notre histoire et qu’elle pouvait bien être repensée avec des aménagements, parce que nous ne vivions pas au XIXème siècle. Que oui, beaucoup de choses sont négociables. Que la solitude et l’imagination. Que les jeunes qui ont commis les attentats sont nés en France et en Belgique. Que nous étions invités à parler de migrations.
Que.
Etc.
J’étais sortie de chez moi.
Je rentrais chez moi, comme après un combat de boxe, rouée de coups.
Je n’arrivais plus à traduire Ovide.
Je lisais Le chevalier de maison-rouge.
Sur la route du retour, j’avais entendu, au hasard d’une conversation amicale, autre chose.
Je n’avais pas voulu savoir.
Je recommençais, avec la surdité.
J’avais entendu d’ailleurs, dans la même conversation amicale, les 41% d’intention de vote du FN.
Mon fils avait dit alors : c’est bizarre, à 20% tu pleurais toutes les larmes de ton corps et là non, tu pleures plus ?
J’avais entendu autre chose, je l’avais un peu oublié parce que je n’osais pas l’entendre pour de bon, je me censurais.
C’est revenu.
J’avais entendu qu’à l’Assemblée Nationale, on avait applaudi l’annonce de la mort d’Abdelhamid Abaoud. J’avais entendu des mots forts, fermes, on souhaitait la mort des monstres, des barbares terroristes responsables des 130 morts parisiens. On voulait éradiquer, frapper, se débarrasser, etc. Bien sûr par la violence verbale on exorcisait l’horreur vécue, le traumatisme. Le monde qu’on aimait, terrasses, sports, musiques. Nous. Nous-mêmes, notre plus intime, l’intime de ceux qui savent à peu près (mais ce n’est pas si facile) ne pas être seuls, trouver le lien, faire du lien, vivre avec les autres proches et les autres-autres, on était infiniment choqués et donc on voulait éradiquer, pas seulement une idéologie, pas seulement on voulait en finir avec da’esh, on voulait en finir avec l’idée qu’il y avait de l’humain derrière les jeunes qui prennent les armes et mitraillent de sang froid une foule qui écoute de la musique ou boit un verre en terrasse. On en finissait avec l’humain, on disait monstre, barbare.
Il y a plein de façons de sortir quelqu’un de l’humanité. On peut refuser de voir son corps enterré. On peut le traquer à mort. On peut lui trancher la tête. On peut faire exploser son corps, le déchiqueter.
Pour tirer sur les jeunes qui font la fête il fallait bien qu’Abdelhamid Abaud soit allé loin dans la déshumanisation de ses victimes et dans la sienne propre, et sans doute imaginait-il très bien ce qu’il obtint : un corps décomposé, qui n’a plus forme de corps.
Humains, on tient à un fil. On tient chacun à un fil. Si on tombe de l’autre côté, parfois dangereusement funambules, peut-on revenir ? Qui le sait ? A-t-on des exemples ?
On tient à un fil.
Les manières de revenir à l’humanité, c’est à dire de retrouver l’équilibre entre toi et moi, l’autre et moi, un imaginaire de bonne distance, existent-elles quand on a basculé ?
Je n’en sais rien.
Je voudrais savoir.
Je me sens concernée par cette question, infiniment.
(J’ai noté : pourquoi mais pourquoi cette obsession, question devenue principale, alors que, alors que. Si je  m’approche d’une réponse, elle est intime et comme tout ce qui est si intime elle nous concerne collectivement).
De retour chez moi, après le silence suivi du débat suivi de la violence verbale suivi du silence de nouveau, de retour chez moi, pleurer, pleurer, en cachette.
Il y avait un jeune homme en fuite.
Il avait été loin, il était tombé du fil de notre humanité où nous marchons tous plus ou moins dangereusement, en funambules, il avait basculé.
Je pouvais avoir très peur de lui.
Je connaissais, comme tant de monde, des gens qui avaient échappé à sa folie. Parmi eux, des très proches. J’avais tremblé une partie de la nuit. Pas tremblé : je m’étais décomposée. J’avais fait une expérience pas glorieuse : rien ne m’intéressait que de savoir cette nuit-là si D était vivant. J’étais sur un fil, moi aussi.
J’avais eu peur et j’aurai encore très peur de lui et de ceux qui comme lui sont prêts à tout, à regarder une foule comme une foule de morts, déjà.
Pourtant je ne savais pas répondre à cette question : et s’il revenait ? S’il revenait à lui, s’il (re)grimpait sur ce fil, du côté de l’humanité ? Si je posais la question c’est que, allons, disons-le, c’est incroyablement optimiste, disons même qu’il y a quelque chose de presque religieux là-dedans (je veux bien), si je posais la question tout en imaginant la traque et comment elle finirait, c’est que je pensais que jamais jamais personne n’est ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il a fait, en tout cas personne personne ne se réduit à ceci qu’il a fait, a dit, a cru, a pensé. Qu’il y a un quelque chose d’autre et que ce quelque chose d’autre est parfois si loin qu’on n’y croit pas, parfois on peut aller le chercher, parfois c’est tout près.
Je dis que c’est quelque chose que je pensais. En réalité c’est plus du côté de la croyance. Je l’avais, cette croyance, ok. Mais maintenant ça ne me suffisait pas, je voulais savoir : si on peut revenir à soi, retrouver le petit équilibre d’à peu près la solitude, la raison, d’à peu près l’imaginaire, si on peut retrouver un point à peu près supportable de vie entre soi et les autres - si on peut, comment le peut-on ?
Qu’est- ce qui fait qu’on hésite ?
Qu’est-ce qui déclenche le doute ?
Le premier doute ? La première image ?
Qu’est-ce qui fait qu’on hésite au moment même du basculement ?
C’est une question générale et elle ne présume de rien, pas du tout de ce qu’a pensé, fait, imaginé, voulu ou pas Salah Abelstam.
Je pensais qu’on pourrait savoir quelque chose de ça.
Je pense qu’on pourra savoir quelque chose de ça.
Je pense que c’est infiniment important pour réagir à ce qui se passe quand certains de nos jeunes, endoctrinés, tuent d’autres jeunes du même âge, de tenter de savoir quelque chose de ça. Important pour comprendre, après les phénomènes d’inhumanités dont l’Histoire ne manque pas, ce qui fait qu’on peut, peut-être, revenir à soi. Parce qu’il faut bien qu’on revienne.
A condition qu’on ne tue pas Salah Abelstam, à condition qu’il donne à ceux qui le traquent la possibilité de ne pas le tuer, à condition que ceux qui le traquent soient bien convaincus qu’il n’a pas été jugé, pas encore, qu’il n’est pas condamné, pas encore, on pourra entendre quelqu’un qui s’apprêtait à commettre un acte monstrueux et en savoir plus sur le monstre qu’on est, qu’on est un peu moins, qu’on peut ne plus être.

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