Sans rêve depuis plus de quinze jours. Ce monde comme on l’habite, pour ma part une moitié et quelque de vie. Se réveiller. On ne pouvait pas revenir. On avait des sortes de promesses de cataplasmes sur jambes de bois, tout de suite après et pendant la tristesse, enfance achevée, c’est un peu tard pour le savoir, tu crois pas ? Apparition - disparition des images ou pensées de toute vitesse, clignotantes.
Corps qui passent les frontières qui n’en sont que pour ces corps, barbelés d’Europe et camps où la nourriture qu’on te donne ne te sustente pas puisque seul te satisferait ce dont tu n’as pas besoin (disait Mary, à l’Agora).
Corps qui ne passent pas les frontières.
Ceux des écoles d’apartheid en métaphore : une gifle. Si tu ne réagis pas à ce que tu viens de nommer tu seras nul, non avenu.
Je parle de ceux qui savent lire et que je connais : bien sûr ça leur coûte de chercher les génitifs qui complètent les noms et les accusatifs qui complètent les verbes, à chacun son complément, c’est de la philo, ça Madame, a dit Théo, 14 ans.
Je demande à P : que devons-nous faire ? Il dit : que les historiens fassent de l’histoire, les sociologues de la sociologie, que les enseignants essaient d’enseigner et que les écrivains écrivent. Il dit : écrivent des trucs immenses.
Ceux que je rencontre posent la même question : que faire ? Nous avons laissé derrière nous des années de vie - vie que nous avons crue telle et qui était autre et nous ne sommes pas mieux qu’un Narcisse sur la petite eau de l’étang, nous cherchions à attraper une image, une ombre pour de bon, dans notre histoire à nous le portrait était dégueulasse, il se désagrégeait, nous avions été fiers de nos résistances quand nous en avions eu et elles n’étaient qu’impuissance.
Nadia à Emmaüs : les mythes grecs, que c’est fort pour dire le tout de nos amours.
La question n°2, c’est de savoir s’il y a des saloperies, oui, et des salauds, P dit oui et je dis que c’est rare. Mon rapport aux salauds est compliqué. Mais le bonheur de nommer salauds ceux qui font les saloperies. Alors toi le premier, et moi. Ok. Nous le sommes, qui vivons comme ci, comme ça. Nous sommes les salauds de ce côté ci du monde et le monde est un. Un monde un et d’apartheid. C’est une métaphore, évidemment.
On dit qu’on est les salauds, responsables de consommer comme ceci et d’écouter la philharmonique cela, seuls au plaisir de Tchaikovski, porte de Pantin, on se nomme salauds et tu vois, ça y est, on est un peu facho, déjà. Au fond tu le sais bien qu’on échappe toujours à. A ce qu’on dit et à ce qu’on fait. Mais, dit P, est-ce que c’est toi qui vas alors dire qui échappe et qui n’échappe pas. La place que tu prends si c’est toi qui dis ! Je ne dirai rien, j’écouterai. Je souffre. Je ne sais pas faire ; écouter, un peu, raconter. P n’en démord pas : que ce soit par la fiction.
Plus tard B dira : saturer le réel par la fiction, je veux dire aller jusqu’à la farce. Hum, je ne sais pas, peut-être je ne comprends pas bien. J’ai peur de la farce, de l’ironie, de ceux qui disent : je ne crois pas à la politique.
Je me réjouis de très bonne heure de ce qu’a fait Syriza et de loin je sais ce que tu ressens, Vaggelis, là-bas, cette impression de révolution sachant que les révolutions et les possibles sont les grands menacés - à peine on va vouloir nommer, serrer, je ne parle même pas de faire des concessions.
On a dit que c’est complètement dingue que l’arabe ne soit pas appris dans la plupart des collèges et des lycées quand c’est la langue après le français la plus parlée en France. On a dit qu’on passait son temps à parler de bonne langue, à revendiquer la bonne langue mais c’était sous-entendu que c’était langue de communication, toujours communiquer plus précis mais ce n’était pas ce qu’il nous semblait bon, NBK ne comprenait pas, nous il nous semblait bon qu’était bonne la langue à couper en petites briques, celle que l’on va d’abord ne pas comprendre pour la comprendre après coup, dans un 2ème temps.
C’est dur d’être aimé par des cons : les cons n’étaient pas les musulmans évidemment (pauvre pauvre Cabu) mais ceux qui le fanatisent et le trahissent et le prophète était tendre avec tous mais l’image arrête, un mot qu’on ne contextualise pas (parce qu’on ne veut pas le faire) arrête. C’est que, vois-tu, le sentiment (juste ou injuste - mais justifié ) de l’humiliation arrête. Sur ce sentiment confus tout désordre sans un mot se pose un mot : celui de prophète. C’est fait, prophète est le mot qui recueille l’humiliation (la rage, l’interdiction consécutive qu’on me fasse du mal). En un jour, quelques jours, après conversion, prophète suffit à être un mot pour la colère et l’interdit. C’est le fort des conversions : ce sont des catastrophes en ce sens qu’elles te tournent en un rien de temps et n’ont besoin de rien, de rien dans la durée. Tu passes immédiatement du côté des forts, des autres, des salauds s’il le faut, tout le monde connaît ça, les Etats connaissent ça, que font d’autre les Etats, tu possèdes l’idée (sans doute l’idée te donne, comme toutes les idées, du bonheur) et tu possèdes le sentiment de la force et de conviction, quand tu feras le salaud et la terreur, ce sera qu’on t’aura poussé, un moindre mal, c’est ce que font les Etats aussi, les terreurs ont ceci de pernicieux qu’elles t’obligent à nier tes valeurs et convictions, au nom de la fin j’utilise des moyens moyens, on m’a poussé, les Etats-Unis ont pu dire ça aussi et les unions nationale le diront.
A Bayonne la synagogue, rue Maubec, est surveillée par l’armée. La mosquée aussi. A Paris, les camions de CRS sont nombreux.
Ces gamins qu’on n’écoute pas au nom de ce qu’on a appelé la liberté d’expression (et qui est celle d’autre chose, de dérision, de retournement). Ce n’est pas que ces gamins aient tous des choses intéressantes à dire mais je ne suis pas vaut je suis, je suis sous entend je ne suis pas ; derrière, il y aurait débat, dialectique. Un mot pour un peu de réalité, un mot fort, forcé bien sûr, métaphorique, l’apartheid.
Le prendre dans la figure et avec ça, avec tes écoles privées et spéciales et tes concerts et ta littérature pointue que tu revendiques pour tous sans savoir où sont les tous, eh bien tu pourrais en penser quelque chose et te donner des idées pour faire.
Si la dernière couverture de Charlie était à dessiner - au regard des morts qu’elle a faits ?
Ceux qui disent : malgré les mots de pardon, l’inversion tue et aussi cette représentation d’un type au grand nez, grandes oreilles, prophète ou pas. Cherche pas, c’est raciste, un point c’est tout.
Ce caricaturiste condamné à mort par les islamistes en Algérie, il n’a jamais caricaturé le prophète, seule une main sortait d’un nuage qui pouvait l’évoquer.
Parmi les survivants chez Charlie, personne ne pouvait prévoir ça : c’est encore le signe de la terrible coupure des mondes, du choc après le choc, au début on a dit crise de représentation et même si ce n’est pas absurde (se rendre compte, sur le tard, que la France seule blasphème sans problème) d’interroger les capacités de la représentations et ses limites, on a pensé que le trait religieux était sur sur évalué, sur sur tracé, qu’il avait avalé les autres couches d’identité, les identités mobiles, les culturelles, les intelligences, les analyses, tout. P a dit : la seule chose qu’on ne puisse pas supporter, c’est de faire comme si c’était normal que l’autre soit con. Pour ne pas être con, fiche les pieds sur une terre, une autre, reviens sur la tienne, ne laisse pas fouiller tes enfants, ne reste pas dans les caves ni ne vis dans ces zones où personne ne veut venir, ni les taxis ni les flics ni rester les épiciers ni.
Que l’humour ou le rire n’ont pas de limite. Ils n’en ont pas parce qu’ils n’ont aucune butée morale, où ça s’arrête. Ici on s’arrête au blasphème. Là on peut rire de la mort elle-même, la niant en quelque sorte, alors qu’on y croit dur comme fer. Pourtant a dit P pourtant quand tu mets laïcité au coeur, tu mets une autre morale et une autre butée, ce n’est donc pas ce grand retournement, celui de chez Aristophane, Coluche ou Rabelais. ça y est tu as mis laïcité comme limite. Tu la prends comme terme. C’est fichu, le grand retournement.
Quand je disais que ne ne connais pas de salauds : tu vas être étonné mais j’ai du plaisir à parler à la femme du garagiste qui dit, comme j’attends ma voiture dans son bureau, qu’elle a peur depuis le 7, qu’elle a peur dès qu’en en voit un.
Un, je lui demande ? On attend. Elle se tait. Elle cherche le mot et il ne vient pas. Je l’aide avec un peu de mauvaise foi : un attentat ? Elle secoue la tête, ça se saurait si elle voyait des attentats. Elle doit me trouver un peu naïve. Un terroriste, je poursuis ? Elle n’ose pas dire ça. On pourrait croire qu’elle amalgame. Non ce qu’elle veut dire c’est autre chose mais ça ne sort pas. Elle dit un tout petit, entre ses lèvres, presque inaudible, mot d’une syllabe, ce n’est pas ce qu’elle voulait dire au début, elle a peur de généraliser alors elle précise à l’excès, ne craignant pas le ridicule : un Turc. Un Turc ?
Puis gênée : bon, peut-être, après coup, c’est vrai, on regarde trop la télé.
Paris rue Soufflot en face du café Juliette, 6 heures du matin, taxi. Le monsieur dit qu’il est à la retraite bientôt mais que c’est compliqué car il a commencé il y a 25 ans et les caisses ne sont pas les mêmes, il faut poster des lettres, récupérer des papiers, chercher, fouiller, envoyer aux bons services, ça n’avance pas. En attendant il continue à bosser. Moi, j’en ai des sueurs froides d’empathie dès que j’entends parler de papiers à récupérer et de caisses et de bons endroits où s’adresser. Mais ça me gêne pas, dit le Monsieur ça ne me gêne pas de continuer un peu, sauf que je ne veux pas aller Plaine Saint Denis - récit de plusieurs agressions. Quand ce sont des chinois on ne se fait pas agresser. Là ce sont des mecs baraqués, baraqués, bâtis comme ça, ils peuvent m’étrangler, d’ailleurs les collègues arabes c’est pareil, ils ont peur, ces jeunes ne sont pas éduqués, il n’y a pas de solution parce que si vous dites : non je ne vous conduis pas Plaine Saint Denis car je me suis fait déjà agresser ils diront : moi je ne suis pas comme ça, vous êtes raciste. Alors vous voyez un peu, il vous prend pour raciste alors si vous le conduisez quand même ça tournera mal pour vous, il ne faut pas le prendre, c’est tout, c’est malheureux.
C’est pas un peu d’apartheid, ça ?
Oh ce sont les Algériens, ça, pas les Marocains ni les Tunisiens, j’ai bien remarqué.
Vous croyez que c’est en lien avec les rapports de la France et de l’Algérie dans le passé ?
Ce serait trop facile, dit le monsieur du taxi, trop facile de dire ça. Je ne dis rien. Les parents, la mauvaise éducation.
La mixité sociale ? Comédien, tu vis dans le XIXème arrondissement parisien ; je n’ai pas répondu (accusée de naïveté) quand tu m’as dit que si ton fils allait à l’école du quartier il serait le seul petit blanc. Je vais pas faire la mixité sociale à moi tout seul, c’est ce que tu as dit et je n’ai pas répondu. Mais c’est exactement, avec la mort des Charlie et la mort des Kouachi (oui) ce qui me donne envie de pleurer.
J’avais 6 ans quand j’ai découvert dans le placard de mes parents l’album Souvenirs d’Algérie, mon père n’est pas parti à la guerre alors qu’il en avait l’âge, mes frère et soeur sont morts deux ans plus tard et moi je suis née un an plus tard encore, 65.
J’avais 6 ans, la guerre d’Algérie finie depuis plusieurs années j’ai découvert Souvenirs d’Algérie dans le placard secret, dedans les photos secrètes de ma soeur et frère morts, ça n’avait rien à voir avec l’Algérie sauf un nom, un palmier sur la couverture de l’album, pour moi ça a toujours fait du lien, l’intime et l’Algérie, un secret et un autre, je ne dirai rien des formes dramatiques et amoureuses que ça a pris.
Tu crois trop à l’école : peut-être, c’est que je ne connais que ça. Je crois aux médiathèques. Aux pianos dans les gares. A l’école, oui, en premier lieu. Je ne crois pas une seconde à ce que dit NBK : dans cette compétitivité de communication hélas je reconnais la langue rapide, celle pour contenus à échanger, celle des circulations, celle d’un monde qui a failli, néo libéral, simplifié, simplissime, vois comment les petits ont du mal à écouter ensemble : il faut dire ceci à celui-là et la même chose à celui-là et personne ne se met au travail écrit tant que tu ne leur tiens pas la main ou presque. Dans cette communication qui se veut super performante je reconnais quelque chose de la communication super rapide des frères Kouachi, de leurs copains, de tous ceux, damnés de la terre ou quelque chose comme ça, qui ne prennent pas le temps de ne pas comprendre. Ce serait un peu forcé de dire que dans ce rapport à la langue, à la rapidité de l’accès au contenu, finalement, finalement, quelque chose d’idéologique est très bien partagé ? Que NBK et les frères K défendent (presque) la même façon néolibérale de piocher (plus ou moins habilement) dans les contenus ? Ce serait forcé, bien sûr.
Et la laïcité dont on fait repère, valeur. C’est elle qu’on désigne quand on dit « valeurs de la république » ? C’est ça le régime de la terreur, ai-je entendu : devoir défendre à tout prix ce qu’on t’attaque alors qu’en fait cela (laïcité) te fatigue parce que tu la sais grossir tant et tant dans l’espace que tout ce qu’elle refoule va te sauter à la figure. Le retour (ou le bond) du refoulé.
P raconte cette étudiante tunisienne, retournée en Tunisie, en responsabilité au parti Ennarda, voilée, son texte pour défendre les caricatures. Et toutes nos lectures qui racontent un islam de l’humour, du rire, du parfum et de la beauté des femmes.
Apartheid, on a entendu. On parlait de jeunes français. On ne peut pas oublier que ces jeunes Français rarement dans nos écoles apprennent à lire et à écrire l’arabe, on ne peut pas oublier, soit dit en passant, que la plupart du temps ils ne votent pas alors qu’ils le pourraient, eux. On ne peut pas oublier que leurs parents, qui les éduquent et vont de carte de séjour en carte de séjour, ne votent pas, eux, parce qu'ils n’en ont pas le droit.
H a proposé de se rendre à la mosquée, il va le faire. Il va offrir une rose rouge à quelqu’un à qui il proposera de rendre un service et à qui il demandera un service en retour.
Je voudrais parler et écouter. Ecouter mais ne faire de personne un objet de discours, comme disait P. Juste tendre l’oreille à ces vocabulaires avec lesquels on se débat se bat on explique et s’explique le monde et peut-être, peut-être, proposer d’autres mots, des phrases-surprises. Bien sûr ne pas les proposer seule, à cette place de sujet qui saurait alors que je ne sais pas. Nous, qui faisons ce petit pacte pour nous écouter, nous nous les proposerons, les vocabulaires et les phrases surprises. Nous tenterons, du moins. Par la fiction ? Je ne sais pas.