C’est au nord de Kipsêli, le quartier africain. Le quartier africain, c’est comme ça qu’on dit. Kipsêli a été un quartier bourgeois, les maisons en témoignent. Aujourd’hui, dimanche, les poubelles n’ont pas été vidées, elles regorgent de sacs bleus et de sacs noirs. Ici, de la ferraille. Des chaussures et des vêtements.
Une cérémonie religieuse que traverse en courant un jeune homme pakistanais, très jeune, le petit parc de l’église orthodoxe, des couples vêtus de noir y marchent, c’est leur rythme qu’on remarque, lenteur contre vitesse du jeune homme pakistanais. Dans cette rue perpendiculaire à la grande artère, veine et repère, Patission, retrouver sur le mur le slogan lu et aimé cet été : nos nuits sont à toi, Alexis. Une ombre se faufile, l’ombre est vêtue de noir, bien couverte.
La bâtisse, travaux commencés et les graffitis annoncent l’arrêt du chantier.
L’ombre glisse.
Dans cette poubelle, un garçon dont le pantalon descend très bas sur les fesses, à demi-caleçon, travaille la ferraille. Dégaine les tuyaux, plie au marteau le fer, écartèle les éléments électriques.Tout à sa tâche.
L’ombre silencieuse s’est arrêtée, elle est derrière une colonne de ces immeubles géométriques qui dessinent la ville. Derrière la colonne et devant la gorge ouverte du container poubelle, l’ombre s’affaire lentement. Encore une histoire de rythme, c’est un dimanche d’alternance entre lenteur et vitesse. L’ombre ouvre des sacs bleus. Elle les vide dans d’autres sacs. Elle prend ce qui est mangeable dans les sacs ouverts qu’elle a posés par terre. Elle transfère tout le mangeable dans les sacs bleus préalablement vidés. Quand c’est fait, elle noue un sac. Puis noue un autre sac. Elle va s’en aller, dans ses mains plusieurs sacs recomposés. Elle fait quelques pas. Elle porte une robe noire, des chaussures noires, un fichu comme en portait ma grand-mère veuve.
Kipsêli s’est vidé au moment de la crise. Se sont installés les migrants. Les gens qui n’avaient pas pu partir se sont crispés et l’Aube dorée a voulu en profiter.
Tu as remarqué qu’on ne parle plus de l’Aube dorée ? Ce n’est pas qu’elle a disparu, dit Trésor, les racistes sont toujours là. C’est stratégique, dit Dimitris : il ne faut pas leur donner la parole, ce sont les médias qui font l’Aube dorée ou votre FN. On attend le procès, un seul et unique procès pour tous les actes racistes qu’ont commis ses membres, le procès de l’Aube dorée, il y en a pour trois ans.
L’ombre n’a pas fini. Elle s’est arrêtée. Elle est revenue près de la poubelle. Elle en a retiré des chaussures. Elle compare la semelle à ses propres semelles. Elle enfouit les nouvelles chaussures dans la grande poche noire de sa robe.
Cette après-midi, Corinthe. Le train, le proastiakos, à Stathmos Larissis. Installées de façon à voir la mer - qui nous fait perdre la tête et la raison, ce mois d’avril elle a noyé plus de mille migrants.
La petite fille rom, d’Albanie : on l’a rencontrée à Monastiraki, elle jouait de l’accordéon et Dimitris lui a dit : tu me reconnais ? Elle le reconnaissait, c’est lui qui a pris la photo qui a fait le tour des réseaux sociaux, on voyait sur la photo une bonne femme en rondeurs flanquer un coup de pied à la petite fille qui jouait auprès de l’Acropole. Une plainte a été déposée et la grosse femme retrouvée grâce à la photo. La petite fille s’appelle Sandra, elle s’en souvient bien, du coup de pied de la grosse femme qui vendait des babioles au pied de l’Acropole, de Dimitris aussi elle se souvient, elle écrit son nom sur mon cahier, puis LOVE, puis elle discute un peu puis s’en va.
Le paysage défile, les cyprès rayent le tout à la verticale. Les maisons abandonnées, à peine commencées abandonnées, ne pas les compter. Le camp Rom, les maisons de toutes les couleurs aux toits sur lesquels pèsent des pneus pour que les tissus protecteurs ne s’envolent pas. Un enfant est assis sur le parapet devant le train qui nous conduit à Corinthe. C’est après que je vois la mer, et la crique, très loin, où l’ombre, une autre, minuscule, perchée, se dresse.
Par la vitre du train, l’image est légèrement décalée, se double, se mêle à la vague ombre que je suis, qui regarde dedans et regarde devant. Les géométries sont complexes, béton contre béton, visage en dégradé et un if ou un cyprès nous barrent la perspective du tout, brusquement. Une double vision. Il y a quelque chose de très triste autour de Corinthe, à droite les montagnes, celles où le berger ramassait Oedipe.
Katerina a dit : on est très loin de nos histoires antiques, tellement plus près de notre histoire commune avec la Turquie, pour nous Europe, la vache, c’est pas grand chose, hélas.
Elle a poursuivi et plus tard, revenue dans ma maison des bois, j’en pleurerais de ce que disait Katerina : on se sent très seuls.
Penser à la guerre d’Espagne, à l’abandon et au cynisme de tous.
Comment, disait Katerina, il y a des gens de gauche qui pensent que l’on doit sortir de l’euro, mais qui, dis-moi des noms, que font-ils, où sont-ils ?
Dans le train pour Corinthe il y a toujours un jeune homme insouciant. Celui-ci est l’ami d’un chien sans muselière, il se bagarre contre le contrôleur qui veut la muselière pour le chien, le jeune homme porte un jogging noir, une petite barbe et un piercing au menton et il proteste pour le chien et contre la muselière, une vieille dame vient à son aide, celle qui embrassait son homme amoureusement, sur le quai, tout à l’heure. La vieille femme, l’adolescent au piercing et le chien ont gain de cause.
Tout à l’heure à Kipsêli j’ai vu une ombre. Puis une autre, qui portait elle aussi un fichu, une ombre plus grosse, une ombre qui prenait des risques sur la rue Pâtission, l’ombre traversait hors des clous, la voiture l’a longée et j’ai poussé un cri mais les voitures ne connaissent pas les ombres qui leur échappent toujours.
Corinthe, la gare : marcher tout droit, arriver au Lidl, y faire des courses quand ce n’est pas dimanche, arriver au stade qu’on confond un peu avec le camp mais ce n’est pas le camp et on le voit aux éclairages, bientôt les murs ne laissent aucun doute, un panneau interdit les photos et les films. Nous sommes devant le portail du camp de rétention. Le portail est ouvert, gardé par un policier qui ne porte pas, comme à Amygdaleza, une mitraillette mais un taser - et par un vieux chien avachi et pelé qui dort aux pieds du policier.
Vieux et sourd, le chien, que la voiture qui va venir nous chercher tout à l’heure manquera d’écraser tant il dort sans entendre. On ne pourra pas ne pas penser aux chiens sportifs et jaunes d’Amygdaleza, aboyant et dressés sur la plateforme au-dessus du camp.
Le policier vient vers nous. Comme on a personne à visiter et qu’on ne rentrera pas sans un nom, je dis, au hasard : Trézéguet, Congo. Le policier : David Trézéguet ? Je dis oui, David Trézéguet. Caroline me fait des signes : inquiétude ou fou-rire, non, pas David, c’était une blague et je comprendrai plus tard qui est David Trézéguet.
La personne est sortie, peut-être, ces derniers temps ils sont nombreux à être sortis, c’est alors que nous apprenons qu’il reste 200 personnes sur 2000 à Corinthe, depuis les élections et Syriza. Ce qu’en pense le policier ?
Rien, il fait ce qu’on lui dit, on lui dit tu gardes il garde tu arrêtes de garder il arrête. Mais il s’ennuie pas mal, il aurait aimé un autre poste dans la police. Bon, ici, c’est à côté de la maison, c’est bien, aussi.
Vous aimez la Grèce, demande-t-il.
Sans doute oui, - mais vous dire ça ici, dans le camp de rétention de Corinthe…
Grèce est mieux que Congo. Grèce est mieux qu’Afghanistan.
Vraiment ?
Pour un Grec Grèce est mieux. Pour Congo Congo est mieux.
Mais Congo fuit.
Congo fuit pour trouver mieux en Grèce. Mais il ne trouve pas, il trouve ça, dit le policier, en désignant du doigt les grillages derrière lesquels sont les hommes.
Puis, de nouveau : le nom de la personne que vous voulez voir ?
C’est à dire : nous sommes sans nouvelles de lui, son téléphone ne répond pas, si vous nous conduisez au bâtiment des francophones, on le reconnaîtra, il vient du Congo.
On cherche Congo, disent les policiers au bâtiment Delta mais au bâtiment Delta il n’y a personne du Congo, les policiers crient dans les rangées, derrière les grillages où les hommes s’approchent, Congo, Congo, et tout ça commence à être très ridicule et notre mensonge de plus en plus évident.
Parler avec un Algérien régulier en Belgique et égaré, sans passeport, en Grèce, contrôlé puis enfermé, très en colère. Caroline parle dari avec un vieux monsieur, Azara, qui dit que ses deux fils sont dans un autre camp, entendre le policier dire que c’est pas facile d’être une femme ici et qu’on va remonter, mais le sac, à qui le donner ? Le sac de biscuits sablés et de bons savons, à qui le donner ?
Désigne quelqu’un dit le policier.
Poser le sac par terre.
Prends le, toi, alors, c’est pour toi (au flic).
Rires.
Je ne peux pas, choisis quelqu’un, là.
Je ne vais pas choisir. Tout le monde.
Tout le monde ? Ils vont se battre.
Le plus jeune, alors.
Lui ? Lui ? Lui ?
Je ne sais pas, tu verras bien, toi, qui est le plus jeune.
Quitter Corinthe, mal au coeur.
La voiture des policiers des camps de rétention ramène les visiteurs au portail et les portières ne s’ouvrent pas de l’intérieur.
Ces hommes ne sont pas des criminels, ajoute très vite le jeune policier. Ils n’ont rien fait, ils voulaient trouver quelque chose de meilleur. Parfois c’est la guerre chez eux.
Le policier désigne un groupe de jeunes gens, serrés les uns contre les autres, debout, dans un bloc. Des Syriens, dit-il.
Quitter Corinthe. Sur le quai de la gare, personne. Un vent un peu mordant. Quelques plages de lumière et un train qui passe à 18:39 au lieu de 18:09 comme nous avions compris. La lumière s’affadit un peu. La végétation est partout, elle a gagné le dedans des villes, elle s’obstine. Ce soir elle s’obstine drôlement et elle est très émouvante, dans la pâleur de Corinthe et sur les quais sans fin.
Dans l’avion, cet homme : on tente de quitter, on tente tout pour quitter l’insupportable, on est un héros et après des risques inouïs on se retrouve fou coincé dans un camp pour une durée folle.
Penser au titre du spectacle de Caroline, Bouc’ de là, penser boucle, bouge, bouc, boucs et boucs. Bouge de là. Je bouge. Bouge, vas-y. Bouger, bouger.
Dans l’avion, ceux qui reviennent de Shanghai parlent d’un autre monde, mais il n’y avait pas la clim, en même temps les temples on en a fait au moins 300, on a fait la Chine, disent-ils au téléphone, les temples, 300, un autre monde s’est ouvert à nous, rien de plus dépaysant que la Chine.
Dans l’avion, tout d’un coup, quelques secondes, la vision affolante : qu’est ce que c’est, cette chose blanche, là, à ma droite ?
L’aile.
Puis établir une liste, non exhaustive, de questions à poser.
Quels ordres et quelles formations reçoivent les policiers travaillant dans les camps grecs de rétention ? Chaque chef de camp détermine-t-il les règles de son camp ou bien existe-t-il des règles communes ? Ne dirait-on pas qu’il y a une stratégie à Amygdaleza, qui vise à effrayer et déstabiliser les visiteurs par des règles aléatoires et une absence totale de communication ? Les policiers d’Amygdaleza font attendre les visiteurs plus d’une heure devant les grilles après l’heure officielle ou officiellement annoncée des visites - pour trois minutes de présence auprès de leurs proches. Combien de temps un policier affecté dans un camp de rétention tient-il le coup ? Un migrant parlait de cette familiarité qui ne manque pas de se produire, après un moment, quand le policier comprend que le migrant n’est pas dangereux et que le migrant comprend que le policier ne comprend pas plus que lui ce qu’il fait là. Comprend d’autant moins ce qu’il fait là qu’il sait, comme le migrant, ce qu’on dit plus ou moins : après six mois de rétention (ou quatre, selon d’autres policiers et migrants), la personne sera relâchée avec un document lui assurant qu’il ne sera pas ré-arrêté aussitôt, qu’il a quinze jours pour quitter le territoire. Or il serait prêt à le quitter tout de suite.
Depuis les élections et Syriza, les camps se sont vidés. Il reste 200 personnes enfermées à Corinthe. Selon quels critères a-t-on libéré ?
Entendu : les personnes qui ont fait plus que les dix huit mois prévus par la circulaire européenne dite circulaire retour, les mineurs, les demandeurs d’asile, les malades. Qui d’autre ?
A quoi correspondent les fameux six (ou quatre, selon les versions) mois dont on parle ? La Grèce fait-elle toute diligence pour éloigner le migrant, l’expulser vers son pays d’origine, ce qui est l’objectif de la mise en rétention des migrants ? Si ce n’est pas le cas, comment la rétention administrative est-elle justifiée ? Les six (ou quatre) mois correspondent-ils à la durée qu’on imagine nécessaire pour procéder à la tentative d’éloignement ? Si oui, pourquoi un temps toujours si long ? Si non, est-elle légale, c’est à dire ici, obéit-elle à la directive européenne 2008 ?
Les migrants bloqués en Grèce voient-ils, dans leur langue, leurs droits notifiés ? Ce n’était pas le cas jusqu’à une date très proche. Cela semble n’être toujours pas le cas. Les migrants bloqués en Grèce et en camp voient ils un juge ? Un avocat ? Ce n’était pas le cas jusqu’à il n’y a pas si longtemps et cela semble ne l’être toujours pas.
On entend les migrants dire que Syriza voudrait faire mieux mais que ce n’est pas possible : les fonds attribués à la rétention sont européens et à Corinthe, par exemple, le camp a créé de l’emploi : policiers, maintenance, restauration.
Quant aux Syriens dont le policier nous dit qu’ils viennent d’arriver : les Syriens n’ont ils pas un statut spécial, un document qui leur laisse plus de temps qu’aux autres pour passer dans un autre pays européen et d’y demander l’asile ? Ceux-là ont-ils perdu leur passeport ? Ne l’ont-ils jamais eu ?
Et les centres ouverts dont a parlé Syriza ? Les camps militaires, les cabanes d’Amygdaleza et les blocs de Corinthe, où tout ce monde, malgré tout, reste enfermé, ne pourraient-ils pas, en attendant de nouveaux centres ouverts, s’ouvrir ?
A la fenêtre de la maison des bois, voir passer une ombre. Si furtive celle-là, qui brûle et se sauve toujours, ombre héroïque, que les lois ou règles ou directives posées, d’amendement en amendement, de conseil en conseil, de droits de l’homme en états de droit, méprisent allègrement, mais elle fuit, comme il était écrit sur les murs pas très loin d’Omonia, fuge, fuis, va-t-en, bouge, bouc’ de là.