L’inceste, ce crime que la société refuse de voir
L’inceste est peut-être le dernier grand tabou de notre société. On en parle davantage, on le documente, on en publie des rapports accablants. Et pourtant, quand une victime ose dénoncer ce qu’elle a subi, le mur du déni se dresse aussitôt. La vérité devient insupportable, l’agresseur protégé, et la victime… accusée.
Prenons l’exemple de Caroline Darian. Elle dénonce l’inceste, mais sa mère, Gisèle Pelicot, refuse d’y croire. Comment comprendre qu’une femme ayant elle-même subi la soumission chimique et des viols de la part de plus d'une centaines d' hommes pendant 10 ans, à cause de son mari , préfère penser qu’il est "trop sain " pour commettre l’inceste ? Ce paradoxe montre à quel point notre société s’accroche à l’idée que le foyer familial reste un sanctuaire, au point de rendre inconcevable qu’il puisse être aussi le lieu du crime.
Que se passe t'il dans le cerveau de nos mères ?
Ce mécanisme, je l’ai moi-même vécu. Moi, la véritable bouc émissaire de la famille . Sur moi, toutes les violences , même les plus inimaginables , du viol physique au viol psychique, ont été tolérées, admises, normalisées. J’ai parlé de l’inceste dont j’avais été victime, enfant. Mais au lieu d’être écoutée, j’ai été attaquée. Deux plaintes me sont tombées dessus, et une lettre a même été envoyée au parquet pour tenter de me faire interner en hôpital psychiatrique. Mon frère, son ex, mes parents eux-mêmes ont participé à cette mise en scène pour me réduire au silence.
Et je n’ai pas seulement dénoncé ce que j’avais subi. J’ai aussi parlé de ce que mon petit frère aurait vécu : l’inceste de la part de notre grand-père paternel, avec la complicité de ma mère et de ma grand-mère. Cette vérité-là aussi est restée inadmissible ( mon petit frère ne s'en souviendrait pas . Sauf que moi oui , puisque j'me souviens avoir crié " faites ce que vous voulez avec moi , mais lui , laissez le tranquille ! " ) , étouffée, transformée en mensonge, en dénigrement, en inversion accusatoire.
Le patriarcat comme système de déni
Ce qui rend tout cela possible, c’est le patriarcat. Car le patriarcat, ce n’est pas seulement la domination des hommes sur les femmes. C’est un système qui sacralise la parole de l’homme adulte , du père, du grand-père, du mari et qui organise autour de lui une loyauté silencieuse. Un système où l’autorité parentale, masculine mais aussi par le rôle de la" mère " , féminine , passe toujours avant la parole de l’enfant.
Le patriarcat fabrique cette croyance : l’adulte a raison, l’enfant ment ou exagère. Le père sait, la mère protège, l’enfant invente. Cette sacralisation de l’adulte, doublée de la peur de briser l’image familiale, rend l’inceste « impensable ». Et quand une victime brise le silence, ce système s’effondrerait… si on l’écoutait. Alors, pour le maintenir, on la réduit au rôle de folle, de menteuse, de coupable.
L’adultisme, le frère jumeau du patriarcat
Ce mécanisme s’appuie aussi sur l’adultisme : cette idéologie invisible qui place les adultes au-dessus des enfants, comme s’ils avaient tous les droits et toutes les vérités. Dans un monde adultiste, la parole de l’enfant n’est jamais jugée crédible, toujours minimisée, réinterprétée, balayée d’un revers de main.
L’inceste devient alors non seulement un crime sexuel, mais aussi le symptôme ultime d’un système qui nie l’enfant comme sujet. Un système patriarcal et adultiste, où l’autorité prime sur la vérité, où la hiérarchie familiale compte plus que la protection de l’enfant, où les violences peuvent être tolérées, admises, normalisées – et parfois même présentées comme « normales ».
Survivre à la violence et à l’abandon
Pendant ce temps, les victimes se retrouvent seules. Seules face au souvenir des violences. Seules face à l’abandon des proches. Seules face à des institutions trop lentes ou trop frileuses. Seules, parfois, face à une société qui préfère détourner le regard plutôt que d’admettre que l’impensable se produit dans les murs des foyers.
Dénoncer l’inceste, ce n’est donc pas seulement dire ce qu’on a subi. C’est affronter un système entier : le patriarcat et l’adultisme, avec leur cortège de silence, de complicité et d’inversion accusatoire. C’est se heurter à l’hostilité de celles et ceux qui devraient être les premiers alliés. C’est se voir reprocher le courage d’avoir brisé le silence.
Tant que ce tabou ne sera pas brisé, tant que la sacralisation de l’adulte primera sur la vérité de l’enfant, tant que le confort du mensonge primera sur la justice, les victimes d’inceste continueront de porter un fardeau impossible : survivre à la violence, la violence systémique puis survivre a la dénaturalisation de soi , la désidentification , puis survivre à la trahison et l’abandon.
Marie K., féministe critique et témoin des tabous
PS : Je ne suis pas experte en sciences du cerveau, mais j’ai une piste pour comprendre pourquoi Julien, mon petit frère de quatre ans de moins que moi, ne se souvient pas – ou n’admet pas se souvenir – de ce qui est très probablement la seule violence intra-familiale qu’il ait subie. Depuis son enfance, il a subi un lavage de cerveau constant contre moi. On l’a dressé comme un bouclier humain à mon encontre : très tôt, il a été témoin ou complice de certaines violences dirigées contre moi, et notre mère lui a normalisé l’idée que j’étais destinée à être laissée pour compte. Il a été gâté à l’excès et poussé vers des études en administration, plus techniques que véritablement politiques. Nos parents ont toujours tenté de s’intégrer à la droite, quand mon père, lui, a marqué à jamais l’histoire de la gauche locale. Julien ne dit pas franchement qu’il est de droite, mais c’est ce qu’il est devenu – un vrai connard de droite. Ainsi, si un jour, du fait de son travail à la mairie, celle-ci redevient de gauche, il pourra mécaniquement se remettre à voter à gauche, reproduisant le schéma parental.
Tout cela est stratégique. Depuis notre enfance, nous avons été noyés dans la communication et les multiples postures à faire-valoir. Nous n’étions pas des bébés d’amour : nous n’étions que des bébés, des vies utilisées comme pions pour assurer le confort et les privilèges de petits notables du Sud de la France, qui, sans héritage familial, seraient parfaitement interchangeables avec le moindre idiot de la ville.