Une amie journaliste m’avait généreusement invitée à l’avant-première de Comme le feu, du réalisateur québécois Philippe Lesage.
Minimaliste, la bande annonce me laissait imaginer un film contemplatif ou décalé. J’ai foncé sans lire le synopsis. J’étais seulement prévenue que le film durait deux heures et demie.
Après un lent démarrage – une voiture au cœur des vastes vallées et forêts du grand nord canadien, suivie pendant 10-15 minutes – sur une musique cent fois trop forte se voulant envoûtante, on finit par découvrir un homme d’une cinquantaine d’années au volant du véhicule et, à l’arrière, trois adolescent.es – deux garçons, une fille.
Un gros plan sur les genoux et les mains des adolescent.es à l’arrière : une première main, qui tente très timidement et sans y parvenir, de se rapprocher d’une autre qui s’échappe involontairement alors qu’elle est sur le point d’être saisie, puis la caméra remonte le corps de cette seconde main, montrant longuement des seins sous un pull rouge, avant d’arriver au visage de la jeune fille.
Malaisant mais, à ce stade, je table encore sur de la maladresse.
Un arrêt du véhicule et de la musique, une réplique, et on comprend que l’adolescente, Aliocha, est la fille de l’homme au volant. Plus tard, que Max, l’un des deux garçons, est son fils et l’autre, Jeff, un ami de Max.
Le film met en scène la visite d’Albert, scénariste, à son vieil ami Blake, réalisateur. Les deux ont collaboré avec succès avant de se séparer.
A leur arrivée dans cette maison isolée en pleine forêt, on se répartit les chambres. Ce qui, au départ, ressemble à des chamailleries adolescentes à qui a la plus grande chambre, devient une scène gênante entre les adultes, car elle se passe devant les enfants : balancé sur le lit par Blake, Albert se retrouve sur le dos, tandis que Blake, affalé à côté de lui, soulève ses vêtements pour lui faire des papouilles sur le ventre comme à un bébé, moquant son embonpoint ; puis il se met à califourchon sur lui. En soi, s’il s’agissait d’une relation, latente ou passée, plus ou moins saine, de dominant/dominé, why not ; mais les enfants sont présents.
Et c’est Aliocha qui, au moment où son père se relève et où Blake lui monte sur le dos, demande qu’on fasse attention.
Aliocha sera ainsi parentalisée1 tout au long du film, prenant en charge l’ensemble des hommes de la maisonnée, blanche et bourgeoise, servie par un cuisinier à la carrure de bûcheron sur lequel s’exerce la domination empotée de la bourgeoisie 2.0 qu’on appelle élite culturelle, enfermée dans ses ratiocinations de génies déchus et qui a honte de devoir travailler pour vivre.
Aliocha, toute adolescente qu’elle est, sera la seule, de bout en bout, à essayer de se comporter en adulte.
*
Alors que les garçons s’apprêtent à dormir, Aliocha vient leur demander du dentifrice. En soutif sous un peignoir satiné ouvert, elle semble surtout vouloir montrer ses seins. C’est du moins ce que nous dit la caméra, confirmée au besoin par Max qui, gêné du fait de la présence de son ami, envoie bouler sa sœur, et s’excuse pour elle : elle est « un peu obsédée » et « exhibitionniste », lui dit-il une fois qu'elle est partie. Lumières éteintes, il ajoute qu’il l’a surprise en train de mater du porno. Jeff est perturbé. Il demande des précisions qui mettent Max mal à l’aise. Ils se taisent. Nerveux, Jeff se lève et va frapper à la porte d’Aliocha pour lui donner du dentifrice. Elle le prend et referme la porte.
Plus loin dans le film, Aliocha vient toquer à la chambre des garçons, où seul Jeff se trouve alors, pour le prévenir que la salle de bains est libre – il faut passer par sa chambre à elle pour y arriver. Quand il en sort, fébrile et maladroit, Aliocha lit. Sûre d’elle et tranquille, elle s’engage sincèrement dans la discussion. Elle a de l’ambition, elle veut faire des études, elle écrit un roman, elle a de grandes idées péremptoires sur l’humanité comme peuvent en avoir les adolescent.es, mais elle est intelligente et curieuse du monde. Elle ne voit pas Jeff. Jeff qui ne sait pas quoi répondre. Qui n’écoute d’ailleurs pas vraiment ce qu’elle dit, parce que ça bouillonne en lui.
Alors Jeff lui saute dessus pour l’embrasser. Elle le repousse fermement en lui demandant ce qui lui prend. Il la gifle.
Le public rit.
Je me retiens de hurler.
On assiste à l’agression sexuelle, suivie de l’agression physique, d’une adolescente qui a refusé les avances non sollicitées d’un adolescent qui se sent écrasé par elle et qui la remet à sa place de femme en la cognant.
Et ça fait marrer les gens.
(Les jeunes, mineur.es compris.es, subissent aussi des violences par partenaire intime.2 Et en meurent parfois. Les chiffres sont là.)
Évidemment, une fois qu’il a été installé et validé, dans la narration et à l’image, qu’Aliocha est une fille open – la scène du dentifrice en soutif peignoir, puis les commentaires la sexualisant de façon péjorative et la mention du porno sont là pour ça – Jeff a tous les droits, et le public est avec lui.
C’est en effet de son point de vue, c’est-à-dire celui de l’agresseur, que l’histoire est racontée.
Il croit aimer Aliocha, il la désire, et veut la posséder. Comme tout petit garçon élevé dans une société patriarcale, depuis l'enfance il aura appris que les petites filles sont à sa disposition, et qu'il faut les soumettre pour être un homme. Elle lui résiste, physiquement et intellectuellement. Il la gifle.
Certes, Jeff est terrifié par son propre comportement. Mais c’est lui que la caméra suit. Ce sont ses états d’âmes que la caméra donne à voir. Après avoir doublement agressé Aliocha, il s’enfuit. Il court, il court, il court à perte d’haleine dans la forêt. Aliocha disparaît. Elle n’existe plus. C’est lui qui compte. Il finit par trouver refuge dans une cabane dont, avec une force qu’il est visiblement important d’illustrer, il défonce la porte. Et puis dans le noir, il trouve des allumettes et des bougies. Il y a du bois. Un poêle. Il allume un feu. S’endort sur un lit. Au petit jour, on le voit ouvrir une conserve qu’il fait chauffer dans une casserole sur le poêle.
En mode survivant.
Parce que le survivant des agressions qu’il a commises, c’est lui. Pas elle.
D’ailleurs, quand Blake finit par le retrouver, Jeff, en larmes, tente un « Je suis désolé » qu’il n’a pas le temps de développer. Blake le coupe net et le serre dans ses bras : « C’est bon. » Et ajoute : « Aliocha est morte d’inquiétude. »
Parce qu’on est comme ça nous les meufs, même quand les mecs nous agressent ou qu’ils nous violent, on continue à s’inquiéter pour eux.
Sans doute qu’Aliocha n’a rien dit, sans doute qu’elle a minimisé les faits en elle-même, sans doute qu’elle a déjà intégré la silenciation et l'infériorisation très tôt imposée aux filles. Sans doute même qu'elle s'est sentie coupable.3 Alors comme tout le monde, en toute politesse et sincérité, et surtout bien dissociée, elle s’est inquiétée.
« C’est bon. »
L’entrée dans le monde des hommes des vrais, tu l’as gagnée. T’as agressé, t’as survécu, t’es des nôtres mon pote. On est entre couilles maintenant.
De retour à la maison, assise à table à côté de Jeff dont l'épreuve est marquée par un petit pansement à l'arcade, Aliocha elle, est tout sourire. Il ne s’est rien passé. Tout va bien. En flagrant déni.
Un couple de quinquas, blanc hétéro bourgeois comme le reste, est arrivé, dont la femme se résume à incarner un joli pot de fleurs déguisé en épouse coincée dans un tailleur et des boucles d’oreilles pesantes, et dont l’ennui fatigué se lit sur le visage. La compagne de Blake, dont l’apparence marque moins l’appartenance à sa classe sociale, n’a pas plus le droit à la parole.
La parole, ce sont les deux amis frères ennemis qui l'accaparent, pour nous soûler autant qu'ils boivent de leurs interminables règlements de comptes, de leurs litanies d’orgueils blessés et de leurs rancœurs réciproques, à qui a le mieux réussi, est meilleur que l’autre, et cætera. Et nous infliger d’en être les spectateur.ices durant deux heures et demie.
Et quand Albert fait un énième drame parce que le vin qu’il a apporté n’est pas aussi bon que ce qu’il espérait, ce sont ces deux femmes qui viendront rassurer son ego égratigné. Bien dans leur rôle de maman au chevet de ces pseudo grands hommes à la maturité affective d’un pied de table, elles seront pourtant moquées lorsque l’une d’elles écorchera le nom d’un cépage.
La soirée est arrosée. D’ailleurs les enfants boivent aussi. Les femmes mettent de la musique. Et puis elles dansent. Là, elles ont le droit d’exister, puisque c'est par leur corps. Bien sûr on pourrait trouver louable de faire exister le corps des femmes à l’écran. Mais des plans répétés sur Aliocha, au centre de l'image, en débardeur blanc avec sa chemise trop grande et ouverte qui n’en finit pas de découvrir ses épaules, et dont au final on ne voit que les seins : rien qu'on n'ait déjà vu et revu.
Plus tard, Jeff à nouveau perturbé dans son lit.
S’assoit.
(Scène récurrente. Aucune évolution.)
Va dans la chambre d’Aliocha, sans frapper.
(Effraction. One more.)
Aliocha n’y est pas. Il descend. La cherche. La trouve. Dans une cabane séparée de la maison. Un studio. Avec Blake. Qui la photographie. En soutif. Sans aucun autre des adultes autour. Tous deux rient.
A nouveau, Aliocha est sexualisée, cette fois par un adulte. Et filmée comme consentante.
(Après, rappelons-le, avoir été dépeinte, texte et image, comme une allumeuse, alors qu’elle est juste ce qu’elle est : une jeune fille découvrant son corps et sa liberté. Le concept même d'allumeuse me fait bondir.)
Certes, elle a plus de 16 ans – l’âge de la majorité sexuelle au Québec – et le monde des adultes l’attire.
Mais quelle adolescente n'a pas voulu jouer les grandes, en particulier à un âge où la maturité des garçons, si elle arrive jamais, n’est pas franchement synchrone ?
Qui plus est lorsque ses parents sont défaillants et qu'elle n’a en réalité pas d'autre choix ?
J’ai été cette adolescente.
D'une manière ou d'une autre, je me suis trouvée dans la situation d’Aliocha.
D'une manière ou d'une autre, je pense qu'on s'y est toutes trouvées.
Fallait-il pour autant la mettre entre les mains d’un vieux dégueulasse ? Quel consentement réel peut exister, avec un écart d’âge si important et un asymétrie si évidente que la relation ne peut dès lors être qu’abusive ?
Ces images sont-elles, aujourd’hui, encore nécessaires ? Est-ce qu’on n’en a pas vu assez, de ces fillettes, jeunes filles et femmes rendues responsables de susciter ce qu’elles subissent, et de ces hommes libidineux ne supportant pas de voir leur jeunesse et leur aura leur échapper ?
Le personnage de Blake, insupportable, est au centre du film. C’est ce réalisateur dont on parle dans le #MeToo actuel du cinéma français – cette figure surplombante et inquiétante, qui use de l’autorité symbolique que lui confère son statut d’artiste adoubé pour manipuler et exercer son emprise. Particulièrement auprès des plus jeunes, que sont ici Jeff et Aliocha. Un Pygmalion qui, comme de nombreux autres, n’a du reste rien d’un être humain décent ni même franchement intelligent.
Parce que c’est ça qu’on nous enseigne, même sans le dire : que pour sortir de l’enfance et être une femme, faut se dénuder, et faut coucher – si possible avec des plus âgés qui verraient en nous la maturité, qui nous valideraient en tant que femme en prétendant, voire en se glorifiant de nous initier.4
Le passage à l'acte sexuel entre Blake et Aliocha restera suggéré : quand au petit matin, Jeff entrouvre – toujours sans frapper – la porte de la chambre d’Aliocha endormie, on devine sa nudité sous le drap qui la recouvre partiellement. Plus tard encore dans le film, on trouvera Blake assis au bord du lit de la jeune fille, qui lui ordonne de sortir de sa chambre. Ce à quoi il répond qu’il ne peut pas. Parce qu’il « [l]'aime trop pour ça. » J’ai pouffé. De nervosité. De colère.
Combien d’entre nous ont été piégées ? C’est si pervers.
Alors j’ai eu envie de faire une Adèle Haenel. De crier "Bravo la pédo" et de sortir en trombe.
Et puis je me suis imposé le bénéfice du doute : peut-être ces agressions, ces violences, seront-elles adressées plus tard dans le film ?
Puisque c’est une avant-première, peut-être que le réalisateur va revenir à la fin, et je pourrai alors questionner ses impasses ?
J’ai tenu.
Aucune mention, en tant que telle, de cette relation quasi incestuelle (puisqu'il s'agit d'un ami du père, sur lequel est donc projeté un lien de familiarité et de confiance), et dans tous les cas abusive.
(On peut juste souhaiter qu'Aliocha revienne un jour de l'emprise et porte plainte pour viol. D’autant qu’on peut légitimement considérer que Blake n’en est pas à son coup d’essai. Statistiquement, il est très rare qu’un agresseur n’agresse qu’une fois.)
Pas plus que des agressions de Jeff.
Quand il en sera question, ce sera pour qu’Aliocha en soit culpabilisée par Jeff.
(Mais Jeff récupérera une des photos d’Aliocha prise par Blake pour, sans surprise, se masturber.)
Dans la journée qui suit, Jeff, en passant et sans un mot, envoie valdinguer le bouquin qu’elle lit, absorbée, sur le canapé du salon, et se retire pour s’effondrer et pleurer dans son lit. A nouveau, l’espace vital intime d’Aliocha est effracté. Mais Aliocha, en gentille fille bien éduquée à encaisser la violence, vient le voir, essaie de le comprendre, de le consoler. Lui dit qu’elle ne veut pas lui faire de mal mais ne l’aime pas comme il voudrait qu’elle l’aime. Alors il lui intime l’ordre de dégager.
Changement de ton.
Jeff lui reproche de se laisser photographier par un réalisateur qu’il traite de pervers, mais pour l’accabler elle, pas lui. Pour lui signifier qu’elle est immonde de se donner à ce type – mais surtout de ne pas se donner à lui. Pour, à nouveau, lui signifier qu’elle lui appartient. Réclamer ce qu'il considère comme un dû.
Elle lui demande ce qu’il va faire. S’il va encore la gifler.
Il la traite de pute.
Et c’est elle qui le gifle. Geste violent, mais qui ici répond à une véritable agression, à une tentative de prise de contrôle sur son corps et sa vie.
Se met en place une rivalité entre l’adulte et l'adolescent, dans laquelle Aliocha n’est qu’un trophée. De chasse. De cette chasse si présente dans le film, avec son lot d’armes et son couplet réac sur le végétarisme. De ces armes que chacun porte, bien qu’il soit invraisemblable de remettre des fusils, visiblement sophistiqués, à des citadins néophytes qui n’en ont probablement jamais tenu un seul. Y compris des mineurs.
Alors au cours d’une de ces parties de chasse, se croyant isolé en haut d'une montagne de pierres donnant sur un précipice, Jeff pointe Blake dans le viseur. Blake s’en aperçoit à l’insu de l’adolescent, vient le désarmer pour le saisir par le col et le mettre au bord du vide. Pour lui rappeler qui domine. Sans un mot.
La réponse d'un adulte au comportement erratique et brutal d’un adolescent perdu, c’est violence et menace de mort.
Plus tard, Blake entraîne tout le monde dans un rapide qui provoque le renversement des kayaks. Blake engueule Jeff de ne pas faire comme il faut, indifférent au fait de mettre sa vie et celle de tou.tes en danger. L’homme du couple invité manque de se noyer. C’est encore Aliocha qui, après avoir déjà récupéré et rapidement cajolé Jeff, le sauve, seule sur une berge, en lui faisant du bouche à bouche. (Le geste est évidemment plausible, mais dans l'enchaînement des séquences du film, il prend une autre couleur.)
La suite (on touche enfin au bout) ne mentionne plus les invité.es. On suppose que l’homme s’en est sorti, mais on ne les voit plus, on n’en parle plus. Pas plus que de l’irresponsabilité de Blake. Tout ça, ce sont des non-événements.
Scène tendre entre Jeff et Aliocha, assis côte à côte auprès d’un feu de cheminée. Moi je n'ai pas décrispé depuis l’agression du début et toutes celles qui ont suivi. Alors je pense, ça serait logique, que le réalisateur va nous faire le coup de la fille qui dit non et puis qui finit par tomber dans les bras de son agresseur qui est montré comme un héros, ou un pauvre petit être finalement chétif dont il faut prendre soin même s’il peut être violent parce que c’est pas de sa faute, comme c’est encore tellement souvent le cas dans trop de films, et comme c’est encore bien ancré dans les mentalités de façon générale ("elle dit non, mais en fait elle veut dire oui", "il a tellement souffert", etc.)
La scène ne va pas plus loin.
Mais Aliocha chante, et la bande son l'accompagne.
Elle n'a pas droit à la parole pour elle-même.
Jamais ou presque, nous n'avons accès à son intériorité.
La nuit.
Jeff fait des cauchemars et hurle.
Aliocha se lève et quasi somnambule, cherche sa mère dont on devine qu’elle est morte, rêve d’un incendie au cours duquel elle essaie de sauver Jeff.
A nouveau le public rit.
Des gosses paumés sont traumatisés, maltraités physiquement et émotionnellement par la négligence et la cruauté des adultes, et les gens rient.
C'est innommable.
(Mais à ce stade je me demande si c’est du fait de l’invraisemblable accumulation de véritables drames traités comme des non-événements.)
Tout ça est délirant.
*
Que nos boussoles vacillent, que ce soit le bordel dans ce qu'on voit, pense et ressent du monde : c'est à mon sens ce qu'on peut attendre de mieux d'une œuvre.
Mais là j’ai douté. Je doute encore. D’avoir bien compris.
Je me demande si je n’ai pas tout pris au premier degré, ou si c’est le film qui manque sévèrement d’une distance critique par rapport à ce qu’il montre et raconte.
Une amie m’a dit : si le public a ri à une agression, c’est déjà une réponse. Et si mon malaise a duré tout du long, que ç’en est une autre, et plutôt fiable.
Et de fait, j'ai beau douter, mon corps lui, indéniablement, parle.
Je ne sais pas quelle était l’intention du réalisateur.
Je n'ai pas réussi à savoir.
J’imagine que ce n’était pas de faire une comédie, même douce amère.
Et je vois bien la tentative de portrait d’un monde bourgeois narcissique et décadent qui sombre dans sa propre déchéance.
Mais à aucun moment je ne sais où il se situe, ce réalisateur qui tout en voulant le montrer, semble vouer à ce monde une admiration complaisante limite nostalgique non assumée, voire inconsciente.
Pas plus – et c’est grave – qu’il ne me semble avoir conscience des représentations qu’il véhicule en matière d’inceste et de culture du viol.5
Agressions physiques et sexuelles, adultisme6 et parentalisation, maltraitance émotionnelle et psychologique de jeunes personnes vulnérables sont totalement passés sous silence. Je ne vois aucun moment où ces faits graves sont adressés, même subtilement, même discrètement.
S'il a déclenché ma colère sur le moment, le rire du public s'explique : favorisé par des biais culturels déjà largement imbibés de culture du viol, eux-mêmes renforcés par l'adoption du male gaze, c'est-à-dire d'un regard imposant une perspective d'homme cisgenre hétérosexuel, qui sexualise le corps des femmes et réduit ces dernières à l'état d'objet, et que nous avons tou.tes appris à considérer comme naturel et neutre, il traduit aussi un état de cécité face à des représentations violentes devant lesquelles nous sommes comme en état d'hypnose.
Aliocha est le seul personnage dont la sexualité, réelle ou supposée, voire fantasmée, est scrutée, commentée, jugée.
A quel moment le comportement sexuel des hommes (en l'occurrence de Jeff et de Blake ici) est-il questionné ?
Aucun.
Certes, Aliocha résiste à Jeff et se libère de Blake. Mais à quel prix?
La réalité, c'est qu'ayant été effractée, agressée sexuellement et frappée par un garçon de son âge, et sous l'emprise d'un homme plus âgé avec lequel il est fort probable qu'il y ait eu une relation sexuelle à laquelle elle se sera crue consentante, elle est désormais un terrain favorable à d'autres agressions.
Grâce aux travaux menés sur les violences sexistes et sexuelles, on sait aujourd'hui qu'un très grand nombre de victimes à l'âge adulte l'ont été dans l'enfance et/ou l'adolescence. Le brouillage, voire la destruction des frontières physiques et/ou psychiques que ces violences provoquent y prédisposent fortement.
Ce n'est pas ça, la découverte et l'exploration adolescentes de la sexualité.
Je n'ignore pas que beaucoup d'entre nous entrent ou sont entré.es en sexualité de façon discutablement consentie, voire par une agression ou un viol (dont de fréquents cas d'inceste). Mais je doute que ce soit ce qu'on ait (encore) envie que les adolescent.es intègrent. C'est d'ailleurs pour ça que l'éducation à la sexualité est absolument nécessaire.
Bien sûr, on peut montrer l'immaturité des adultes et ses conséquences sur les enfants. Encore faut-il les montrer comme telles, et que le propos soit clair.
On me répondra sans doute qu'on n'est pas tenu.e de faire un cinéma qui sera qualifié de militant.
J'aimerais comprendre ce qu'il y a de militant à cesser de valoriser et d'érotiser la violence, ou de la rendre gratuite.
Si ce n'est pas pour les dénoncer, je ne vois pas l'intérêt de mettre en scène et de regarder, avec complaisance, l'humiliation et la destruction d’êtres humains par d'autres.
Si on ne le fait pas, on en est complice.
Édouard Durand, juge pour enfants et ancien co-président de l'ancienne Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), n'a eu de cesse de le rappeler, sans ambiguïté possible : « Être neutre, c'est être du côté de l'agresseur. »
Donner à voir ces violences sans les adresser, c'est considérer que c'est ok de sexualiser des jeunes filles et d'avoir un avis sur leur corps et ce qu'elles en font, c'est considérer que c'est ok de montrer des hommes violenter des femmes, c'est considérer que c'est ok de montrer des adultes abusant de mineur.es.
(J'y inclus bien évidemment Jeff, victime des adultes lui aussi, en particulier de Blake.)
C'est considérer que le monde va comme ça et que c'est bien triste mais qu'on n'y peut rien.
Et in fine, sous couvert d'art et de fiction, c'est permettre la perpétuation de ces violences.
Il est grand temps d'offrir d'autres récits.
Il est grand temps de comprendre, de dire et de montrer qu'il n'est pas dans la nature des garçons d'être violents, ni dans la nature des hommes de soumettre les femmes. Qu'ils ne sont pas naturellement plus forts7, supérieurs et dominants.
Qu'il n'est pas davantage dans la nature des filles et des femmes de prendre soin des garçons et des hommes à leurs dépens, de porter leur irresponsabilité sur leurs épaules et de les sauver, d'être fortes et courageuses alors qu'elles ne font que tenter de survivre aux violences qu'elles subissent.
Qu'il ne revient pas non plus aux enfants de prendre en charge et de réparer les adultes, à commencer par leurs parents. Qu'il n'est pas possible de les soumettre pour la seule raison qu'on a besoin de s'établir ou de se rassurer dans un pouvoir de dominant.e, et inversement de leur déléguer notre responsabilité d'adulte lorsqu'on se sait ou se sent soi-même défaillant.e. De les considérer comme trop petits ou suffisamment grands pour être responsables en fonction de ce qui nous arrange.
Que la société, en somme, n'est pas naturellement patriarcale, et que la soumission des un.es est organisée au bénéfice des autres. Qu'il s'agit d'un ordre politique et social donnant à certains la possibilité d'en soumettre d'autres, non pas pour établir des droits (valant pour tou.tes), mais pour s'arroger des privilèges (réservés à quelques-uns).
Naturaliser cet ordre, c'est le cacher pour mieux le rendre aussi invisible qu'incontestable, et justifier la domination de celles et ceux qui le subissent tout en les empêchant d'en prendre conscience et de reprendre leur pouvoir par l'organisation et la révolte.
(La même déconstruction vaut sur les questions de racisme, de classe et de spécisme, qui y sont intrinsèquement liées ; toutes trois sont présentes dans le film.)
Comme le feu reste entre deux. Rien n'y remet en cause l'ordre établi. La transgression, si longtemps valorisée, en France, dans le cinéma d'auteur et plus globalement par une large partie de l'élite intellectuelle et culturelle, y reste confondue avec l'exercice pervers de la domination d'autrui – en particulier ici, des enfants.
Si elle ne peut faire l'économie d'une volonté politique affirmée, la lutte contre les violences faites aux enfants et aux femmes ne pourra pas non plus progresser sans un changement des imaginaires, sur lesquels le cinéma et la culture sont déterminants.
Ces questions sont artistiques, mais elles sont aussi, intrinsèquement et indissociablement, politiques.
Qu'on le veuille ou non, la politique, c'est-à-dire les rapports de conflictualité traversant et structurant les sociétés, habite les représentations.
Il y a urgence à responsabiliser l'ensemble des professionnel.les intervenant à chacune des étapes de la production et de la diffusion d'une œuvre.
Il en va de la vie, voire de la survie de nombre d'entre nous.
*
Merci à B. et à K. pour leur relecture et leurs conseils.
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1 La parentalisation (ou parentification) désigne "un processus où les enfants sont contraints de prendre soin de leurs parents ou de membres de la famille en assumant des rôles de parents, de confidents, ou de soutien émotionnel." Elle constitue donc une inversion des rôles conduisant l'enfant à devenir le parent de son ou ses parent(s).
https://www.gironde.fr/sites/default/files/2023-11/M%C3%A9moire%20parentification.pdf
2 Je ne parlerai pas ici de violences conjugales, car la conjugalité n’est pas au sens strict le seul lien unissant de nombreux couples.
3 Ce sentiment de culpabilité est très justement mis en mots par Solann dans sa chanson Rome :
"Je me sens comme un agneau
Qui dit pardon au loup
D'avoir été trop lent
À lui offrir son cou
D'avoir pris trop de place
D'avoir trop résisté
D'avoir vu sa robe de rouge se tacher"
4 Si l'on considère que l'entrée dans une sexualité active constitue l'un des marqueurs de passage de l'enfance à l'âge adulte (sans pour autant ni être le seul, ni être une nécessité : l'asexualité existe et c'est une orientation sexuelle à part entière), il ne s'agit pas pour autant d'une sexualité subie, mais d'une sexualité consentie, choisie et joyeuse, basée sur l'égalité et le respect mutuel des partenaires.
5 La culture du viol est un concept sociologique décrivant un "ensemble de comportements qui banalisent, excusent et justifient les agressions sexuelles, ou les transforment en plaisanteries et divertissements. Le corps des femmes y est considéré comme un objet destiné à assouvir les besoins des hommes. Les commentaires sexistes abondent et ils créent un climat confortable pour les agresseurs. Dans une telle culture, la responsabilité de l’agression repose sur la victime, dont la parole est remise en cause."
https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/bibliotheque-des-violences-faites-aux-femmes/culture-du-viol/
6 L'adultisme est défini par John Bell comme l'ensemble des "comportements et attitudes partant du principe que les adultes sont meilleurs que les jeunes et autorisés, de fait, à agir sans leur consentement". Relevant des discriminations liées à l'âge, il est est caractérisé par "une forme d’oppression utilisée par les adultes envers les jeunes (...) dans un contexte social où les adultes détiennent des privilèges et du pouvoir sur les jeunes, d’un point de vue légal, social, politique et économique. Même si l’organisation sociale des rapports entre jeunes et adultes procure certaines protections aux premiers, il n’en demeure pas moins que ce rapport contraint les jeunes à une subordination aux adultes en position d’autorité, comme les parents, les enseignant.e.s, les tuteur.trice.s légaux et autres."
https://journals.openedition.org/efg/14238#tocto2n2
7 La question d'une plus grande force physique, biologiquement innée, des hommes, est aujourd'hui elle-même remise en question.
Voir notamment l'épisode "Les femmes sont-elles des hommes comme les autres?" d'Un podcast à soi. On peut aussi, en cette période de JO, voir ou revoir le documentaire Toutes musclées d'Arte.